Tableau de Paris/574

La bibliothèque libre.

CHAPITRE DLXXIV.

Plume de Commis.


Comptez, si vous le pouvez, toutes ces plumes machinales qui arment la main de ces commis, dressant de toutes parts comptes, quittances, bordereaux. Sur combien de registres un pauvre écu ne doit-il pas être couché avant de parvenir à sa destination ! Que de bureaux peuplés de scribes qui rongent ce pauvre écu pendant qu’il circule ! Quelle race innombrable de tailleurs de plumes, chiffrant, calculant, faisant de la ronde & de la bâtarde !

Quand il s’agiroit de ressusciter toutes les sciences humaines, lors de la destruction de toutes nos bibliotheques, on ne feroit pas couler plus d’encre, on n’emploieroit pas plus de papier. Comptez ensuite les commis des fermiers-généraux, des sous-fermiers, des régisseurs, des administrateurs, des receveurs-généraux & des receveurs des tailles !

Que de plumes occupées à griffonner sur les droits des domaines, gabelles, tabacs, aides, entrées, sorties, péages, papier marqué, contrôles, centiemes deniers, insinuations, ensaisinemens, échanges, lods & ventes, marc d’or & d’argent, marque des cuirs ! Joignez-y enfin les dix sols pour livre, que les traitans appellent si ingénieusement la rocambole.

Ajoutez les commis des administrateurs ou régisseurs des postes, des soieries, des messageries, des rentes ; vous verrez un tiers de la ville qui verse l’encre sur le papier sous le drapeau de la maltôte.

Quand je vois ces registres qui égalent en grosseur les volumes de l’Encyclopédie, & qui ne renferment que des noms & des chiffres, il me prend un frémissement comme si j’étois condamné à parachever la triste besogne. Que de gens, me dis-je, à qui il est fort indifférent de faire un bordereau, & qui sont inhabiles à sentir l’ennui attaché aux arides calculs ! Quelles têtes fortes & privilégiées que celles qui, tel que le balancier d’une horloge, font tous les jours exactement ce qu’elles ont fait la veille ! L’emploi des procureurs, des notaires, des greffiers, me paroît amusant, en comparaison de la fonction sédentaire qui barbouille gravement & tranquillement les pages d’un énorme registre.

Le moindre de ces commis a six cents livres. Il a le canif en poche, l’épée au côté ; il fait un peu d’arithmétique : voilà sa science, voilà son gagne-pain. Ô frere du fils de Vaucanson, dis-moi ce que devient tout ce papier barbouillé ! On le garde, on l’entasse, on en fait des piles. Bien !

S’il arrivoit un jour un bouleversement dans la partie du globe que nous habitons, & que dans les débris de nos villes ensevelies un peuple nouveau, cherchant des monumens de ce que nous avons été, trouvât un gros registre des rentes sur l’hôtel-de-ville, au lieu d’un volume du Dictionnaire des arts, comme le savant scrutateur seroit déçu ! Comme il gémiroit d’avoir su lire la quittance d’un tontinier, au lieu de l’art du fondeur ! Brûlons, de grace, ce fatras pour l’intérêt de la pauvre postérité qui pourroit se méprendre. Ainsi, après bien des peines pour déchiffrer les manuscrits trouvés dans Herculanum, il n’en est ressuscité que quelques fragmens d’un misérable scholiaste sur la rhétorique.

Qui l’eût dit à l’empereur Charlemagne ? qui l’eût dit à celui de nos rois qui trempoit son gantelet dans un pot d’encre & appliquoit ainsi sa signature de toute sa main royale, qu’on auroit un jour un régiment de griffonneurs qui immortaliseroient un paiement de douze sols, qui constateroient l’entrée d’un lapin, & qui, à l’apparition d’une bouteille de vin, signeroient le reçu du droit royal avec la date du lieu, du jour, & le paraphe ?

Il n’y a point de coup-d’œil comme celui que jette un financier sur un commis de ses bureaux. Le président ne regarde pas ainsi le procureur, ni le prélat le porte-verge. Et pourquoi le financier regarde-t-il ainsi un commis ? Par l’idée que la distance qu’il y a de ce Serviteur à lui, n’est pas déjà si grande que le hasard ne puisse la lui faire franchir.

Que je voudrois être peintre pour rendre le coup-d’œil que jette un Supérieur en traversant ses bureaux ! Non, le dernier commis n’a pas eu l’honneur d’être éclairé du rayon de sa vue. Sa marche hautaine, sa tête en-arriere semblent dire à tous ces subalternes : je vous nourris ; mais je ne vous apperçois pas.