Tableau de Paris/581

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CHAPITRE DLXXXI.

Point central.


Après avoir considéré les différentes parties qui forment la police de la capitale, on apperçoit encore tous les rayons qui s’échappent du centre à sa circonférence. Combien de ramifications sortent du même tronc ! comme les branches s’étendent au loin ! Quelle impulsion cette ville ne donne-t-elle pas à d’antres villes voisines ?

La police de Paris a une correspondance étroite avec la police de Versailles, de Saint-Germain-en-Laye ; & s’étendant plus loin, avec celles de Lyon & des autres villes provinciales : car on sent bien qu’elle seroit imparfaite, si elle ne pouvoit suivre le perturbateur de l’ordre public, & si la distance de quelques lieues le mettoit à l’abri des recherches.

La correspondance de la police parisienne ne se borne donc pas à son enceinte ; elle regne plus loin, elle va jusqu’à Bruxelles ; & c’est dans les villes où la langue imprudente ou téméraire croiroit pouvoir se donner le plus de licence, que l’administration vigilante épie les discours & surveille ceux qui établiroient leur audace sur le degré d’éloignement.

Ainsi la police de Paris, après avoir embrassé la France, pénetre encore en Suisse, en Hollande, en Allemagne ; & quand il en est besoin, l’œil est ouvert de toutes parts sur ce qui peut intéresser le gouvernement. Quand il veut être instruit, il l’est à coup sûr ; quand il veut frapper sérieusement, il est rare qu’il manque son coup.

On comprend que la machine ne seroit pas entiere, & que son jeu manqueroit l’effet désiré, si elle n’embrassoit pas une certaine étendue. Il n’en coûte guere plus pour donner au levier la longueur nécessaire. Que l’espion soit soudoyé à Paris, ou à cent lieues, la dépense est la même, & l’utilité devient plus grande.

Il est en politique des nuances si fines, que la police de Versailles, par exemple, n’est plus celle de Paris. Elle a une autre forme, une autre marche, un autre caractere ; il faut qu’elle compose incessamment avec des hommes attachés à la cour, & l’on conçoit au premier coup-d’œil qu’elle doit suivre un autre régime.

Ce qui est indifférent à Paris ne le seroit pas toujours à Versailles ; & la sévérité dont on use dans la capitale contre quelques désordres, échoueroit auprès de la maison du roi & des nobles gardiens du trône.

Ces observations fondées sur l’expérience admettent donc des différences essentielles dans les branches de la police ; il faut changer de poids & de mesure, selon les tems, les lieux, les personnes & les circonstances. Il n’y a point de regles fixes ; on doit les créer sur-le-champ, & les actions les plus versatiles ont leur sagesse & leur raison.

Voilà ce que les législateurs en gros n’apperçoivent point : c’est à la pratique qu’il est réservé de saisir ces nuances ; il faut une politique usuelle, &, pour ainsi dire, journaliere, pour bien décider sans précipitation, sans foiblesse & sans rigueur : ce qui seroit une faute grave à Versailles, une simple imprudence à Paris, une chose indifférente à Lyon, & le tout ainsi réciproquement.

Or cette science a non-seulement ses détails & ses finesses, elle a encore ses variations & quelquefois même ses oppositions. Il faut dans les administrateurs un coup-d’œil calme, une grande expérience du local, pour savoir frapper juste, & frapper à propos sans épouser des terreurs imaginaires ; ce qui en fait de police est la plus grande faute qu’on puisse commettre.

Or vous, Lycurgue, Solon, Locke & Penn, vous avez fait de très-belles loix, des loix majestueuses ; mais auriez-vous deviné celles-ci ?

Quoique secretes, elles existent, elles ont leur sagesse, & même leur profondeur. Quatre lieues de distance donnent aux objets de police deux couleurs qui n’ont entr’elles aucune ressemblance ; & il n’y a point de ville principale qui ne soit obligée, en modelant sa police sur celle de Paris, d’y apporter les plus grandes modifications. La devise de tout lieutenant de police doit être celle-ci : la lettre tue & l’esprit vivifie.