Tableau de Paris/587

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CHAPITRE DLXXXVII.

Cabarets borgnes.


Autrement dits tavernes. Vous n’y viendrez pas, délicats lecteurs ; j’y suis allé pour vous. Vous ne verrez l’endroit qu’en peinture, & cela vous épargnera quelques sensations désagréables.

C’est là un réceptacle de la lie du peuple. Mais la vie des gueux a une franchise qui mérite d’être observée ; car les passions qui sont à nu, ont une originalité piquante.

Curieux de voir ce monde, (placé dans le monde élégant) je me couvris un jour d’une redingote brune, & je m’enfonçai dans un fauxbourg. J’entrai au lieu désigné, & je demandai à souper. Il me fut servi sur un bout de table ; je fis mine de manger. Tout à côté étoit une salle, où étoit une longue table qui pouvoit contenir soixante couverts.

Sur les dix heures du soir, je vis tout-à-coup entrer tumultueusement dix-neuf pendards, seize créatures & dix enfans, qui s’emparerent de la table, la chargerent de débris de viande, poissons, légumes, morceaux de pain ; puis l’on fit venir du vin, qui ne fut pas servi dans des pintes de plomb, mais dans des vases de grès.

Je fis semblant de sortir, & me jetai dans un petit cabinet, d’où je pouvois tout voir & tout entendre.

Cette horde qui devenoit plus nombreuse, jeta tout-à-coup sur la table, tant en monnoie qu’en liards, une somme de quatre-vingt-quatorze livres dix-sept sols neuf deniers, dont ces mendians ne paroissoient pas satisfaits, disant que la surveille leur recette avoit passé cent vingt livres.

Ils remirent les fonds entre les mains d’un gueux qu’ils nommoient le trésorier. Un autre qui avoit le titre de maître de garde-robe, s’empara, après un inventaire fait, d’un nombre considérable de vieux bas, souliers, culottes, habits, jupons, & promit que le tout seroit remis à leur frippier de l’abbaye Saint-Germain. On estima qu’il retirerent de ces guenilles au moins deux louis. Tel étoit le résultat d’une infinité de trocs particuliers faits en parcourant les rues & les carrefours.

Ces gueux demanderent encore du vin, dont ils bûrent vingt-deux pots ; plus quatre bouteilles d’eau-de-vie ; ils consommerent aussi deux livres de sucre, un quarteron de tabac à fumer, seize cotterets & fagots.

De ces femmes, plusieurs avoient des enfans qu’elles allaitoient & torchoient. Les chiens étoient de la partie, & c’étoit à qui leur feroit une pâtée abondante. Ces gueux me parurent aimer singulierement leurs chiens ; car ils les embrassoient & leur parloient avec une affection sentimentale que n’a pas la plus jolie femme baisant son épagneul.

Je vis entrer un habit noir, qui paroissoit le chef calculateur ; il régla les comptes, distribua l’argent, & parla long-tems des affaires de la société. Il s’agissoit de trafiquer des lambeaux d’étoffe, de vieilles hardes, & de les déposer chez tel gargotier qui les acheteroit en masse.

Cette espece d’hommes ne connoît ni la dissimulation ni l’hypocrisie. À la moindre contradiction, le visage de telle femme se tuméfioit ; l’autre juroit avec emportement ; mais les hommes cédaient constamment à la voix de ces femmes. Une rixe s’étant élevée, & une femme ayant pris au collet un homme & le secouant vigoureusement, son voisin calma tout-à-coup sa colere, en lui, disant : assieds-toi, c’est une femme qui parle.

Les femmes criailloient & les hommes écoutoient. La langue n’étoit jamais rebelle à leurs expressions. Elles avoient un caractere de liberté absolue, & leur idiôme grossier rendoit facilement toutes leurs idées.

Cette troupe formoit un ramas de mendians, de chiffonniers, de ces revendeurs & revendeuses qui arpentent les rues. Les propos n’avoient point de suite ; ils sembloient se deviner plutôt que converser entr’eux. Quoiqu’on fît dans ce tems-là la chasse aux mendians & qu’on les enlevât par centaines, ils ne parlerent point de cette persécution : ce qui m’étonna. C’étoient probablement des gueux privilégiés, leur profession étant mixte.

Il m’est impossible de redire une multitude de mots bizarres qui formoient leur argot ; mais leur langage étoit précis, énergique, aucun d’eux ne tardoit à répondre : ils s’entendoient parfaitement & avec rapidité.

La religion & l’état n’auroient rien eu à reprendre à leurs discours. Ils juroient, il est vrai, ils employoient fréquemment le saint nom de Dieu ; mais ce n’étoit chez eux qu’une mauvaise habitude, ainsi que chez plusieurs Parisiens qui ne sont pas de la classe des gueux.

Leur souper étoit des restes froids. On leur apporta du cabaret des viandes qui me parurent les débris d’une noce ; ils mangerent pendant plus de deux heures, non comme des affamés, mais comme gens qui s’amusent. Tout se consomme à Paris ; la chymie a beau décomposer les alimens & nous parler de ses gaz, l’estomac robuste ne connoît pas tous ces nouveaux systêmes, vrais ou faux, utiles ou erronés.

Par la même raison que Winslow, ayant trop étudié l’anatomie déliée de nos fibres, n’osoit se baisser pour ramasser une épingle, dans la crainte de se rompre une fibrille à lui connue ; de même le chymiste n’ose quelquefois manger, de peur de s’empoisonner. Le gueux qui ignore ce que révelent le scalpel & le creuset, mange ce qu’il trouve, ainsi qu’il se charge du fardeau qui lui est offert.

La délicatesse ne régnoit pas parmi eux ; mais il y avoit profusion. Ils se faisoient servir d’une voix assez impérative, eux qui me paroissoient ne devoir commander à personne. Le garçon du cabaret, en veste blanche, étoit tancé vertement quand il n’avoit pas répondu à la demande d’un gueux, dont les habits tomboient en lambeaux.

Bientôt étourdi du bruit & suffoqué d’une odeur désagréable, je quittai la place. J’allai payer un écot auquel je n’avois pas touché ; & prenant le garçon à part, je lui demandai où tout cela coucheroit. Il me répondit : plusieurs demeurent dans les environs ; mais le plus grand nombre n’use pas de draps blancs : car ils couchent tous ensemble sur de la paille, faisant chambrée commune.

Dans d’autres bouchons, j’ai eu occasion de voir ce qu’on appelle boire pinte, ou chopine. La pinte est sur une table de bois informe à deux pieds de distance d’un ménétrier qui fait danser une populace de déguenillés ; c’est un soldat & une servante qui boivent ensemble ; c’est le rire & la misere qui s’accollent près de ce vase de plomb enduit d’une crasse rouge.

S’il survient une rixe à la suite des fumées du vin frelaté, le jurement & la main partent ensemble ; la garde accourt, & sans elle cette canaille qui danse alloit se tuer au son du violon. La populace, accoutumée à cette garde en a besoin pour être contenue, & se repose sur elle du soin de terminer les fréquens débats qui naissent dans les cabarets.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que cette soldatesque, ce guet qui met le hola, est composé de savetiers habillés de bleu, qui le lendemain quand ils auront déposé leur fusil, seront arrêtés à leur tour s’ils font tapage, après avoir vuidé la pinte de plomb. Ainsi c’est le petit peuple qui agit sur le petit peuple, les recrues du guet ne manqueront point : on appelle ces soldats, les soldats de la Vierge Marie, parce qu’ils n’iront pas plus à la guerre que les soldats du pape. Quand on leur voit faite l’exercice, on rit involontairement. Toute la troupe est assurée d’une longue vie ; ils ne risquent que quelques taloches quand le délinquant est ivre & récalcitrant ; & alors serrant les menottes à celui qui a résisté, ils s’en vengent cruellement. Les coups de crosse de fusil, qu’ils n’épargnent pas à la populace, font plus de mal que le bâton des Chinois. Autrefois la troupe qui représente le guet, n’avoit que des houssines, ce qui ne blessoit pas comme le canon du fusil, ou comme les cordes tranchantes qui coupent les mains. Ils appellent cela, par dérision, ganter un homme. Quelquefois ils passent les bornes de la sévérité, & cela devient révoltant.

Les vins, la biere & les liqueurs sont toujours frelatés par ceux qui tiennent ces cabarets & tabagies où s’abreuve la multitude, & je ne sais pourquoi la loi répugne à les traiter comme des empoisonneurs. Un conseiller au parlement dans ce siecle opina à la mort contre un cabaretier falsificateur, soutenant que cet artifice meurtrier exterminoit peut-être plus de citoyens dans Paris que tous les autres fléaux réunis ensemble.

Ces perfides distributeurs qui alterent un breuvage fait pour restaurer le peuple condamné aux rudes travaux, ignorent eux-mêmes sans doute les funestes accidens qui doivent résulter de leurs mélanges. Plus instruits, ils ne s’exposeroient pas à commettre de pareils forfaits. Voilà pourquoi un écrit simple & raisonné, qui instruiroit tout-à-la-fois le cabaretier & le peuple ; qui feroit sentir d’un côté l’énormité du crime, & de l’autre le danger, seroit très-utile, sur-tout s’il indiquoit encore le remede contre les accidens de la boisson frelatée.

Qui fera donc un catéchisme à l’usage du peuple pour lui donner à-la-fois quelques idées saines de morale & de physique ?