Tableau de Paris/599

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CHAPITRE DXCIX.

Postérité des vrais Philosophes.


Vous ne la trouverez cette rare postérité que dans les murs de la capitale. Là sont cachés une foule d’hommes aimables & instruits, qui partagent leur tems entre les douceurs de la société & l’étude, qui jouissent de tous les arts, qui vivent tranquilles dans un loisir ingénieux. Allez les voir, allez les entendre ; ils possedent la raison dans toute sa pureté, la raison accompagnée des bienséances.

Voilà ce qui fait chérir Paris, voilà ce qui compense la foule de ses incommodités. Vous y trouvez des philosophes dont la conversation est un charme toujours renaissant. Tout ce que les arts & les sciences ont de plus délicat & de plus sublime, vous est révélé par ces hommes qui, sans être séparés des affaires, ne s’y abandonnent point, & pour qui l’Europe entiere est un spectacle mouvant & curieux dont ils jugent les acteurs divers, riant aux farces & pleurant aux tragédies.

Quand le François est sage, il est le chef des philosophes. Ceux dont je parle jugent tout ce qui se fait sans enthousiasme & sans froideur, savent apprécier tous les talens, prononcent pour eux-mêmes & non pour autrui. Le point de vue réel des objets ne leur échappe pas ; mais c’est à l’oreille de la confiance & de l’amitié que toutes ces curieuses vérités se débitent. Le papier n’est pas fait pour les recevoir.

Ces philosophes, qui n’en affichent pas même l’extérieur, vivent avec décence, avec sagesse ; ils font grand cas du repos & de la tranquillité, ils gardent leurs idées pour leur propre conduite. Leur caractere, tout-à-la-fois grave & gai, pourroit être comparé à un fond sérieux, égayé par des fleurs.

Cherchez à Rome, à Naples, à Vienne, à Berlin, à Londres même, vous n’y trouverez point autant d’individus de cette classe distinguée, qui raisonnent & qui plaisantent, qui allient la finesse à la profondeur, qui gardent toujours une porte ouverte aux vérités nouvelles, & qui, aussi éloignés des bavardes académies que des bureaux ministériels, ne laissent rien passer de ce qui se fait sans le juger à leur maniere.

Ils ont fait revivre l’ancienne liberté de la philosophie : & l’on peut affirmer que c’est la portion d’hommes la plus éclairée & la plus impartiale qui repose sur aucun point du globe.

Il ne faut pas les confondre avec ces ridicules connoisseurs désœuvrés & stériles, qui veulent que l’on honore leur oisiveté, & qui sont tout étonnés quand on ne leur demande pas leur suffrage.

Les philosophes dont je parle ne vivent pas dans l’oisiveté absolue ; ils savent travailler dans le cabinet & parler dans le monde. Ils ont étudié & connoissent bien la liaison des sciences avec le bonheur & la richesse de l’état ; ils seroient tentés de parler plus haut : mais malgré l’amour de la patrie qui les domine, la complication des abus leur paroît un nœud si embrouillé, que les circonstances les forcent à s’envelopper dans une vertu à peu près stérile. Quelques-unes de leurs idées, si elles transpiroient, feroient du bien probablement. Ce seroit aux hommes en place à épier, à consulter ces moralistes éclairés, qui cultivent la vraie philosophie morale & politique ; mais l’ambition a des mains & n’a point d’oreilles.

Quelques étrangers ont été à portée de reconnoître ces philosophes, qui n’en ont pas arboré l’enseigne. Ils ont su les estimer ; ils ont emporté d’eux l’idée la plus favorable : ce n’est que dans une grande ville, ouverte à la communication de tous les arts, que pouvoit se propager cette foule d’hommes instruits, qui ont su échapper pendant leur vie aux traits d’une double persécution, garder leur ame pour eux, & ne point compromettre, dans un siecle tel que le nôtre, leur tranquillité ni leur bonheur.

Voilà le modele d’une race d’hommes que les autres nations envieront vainement. Il n’y a que Paris & ses mœurs aisées & sociales pour renfermer de pareils individus, & pour donner le développement nécessaire à leurs observations multipliées.

Ce que le gouvernement apporte de gêne & de contrainte ne fait qu’aiguiser leur conception & raffiner leur style. Il est unique, il n’appartient qu’à la capitale ; c’est, pour ainsi dire, la fonte heureuse de plusieurs sortes d’esprits ; il en résulte une raison assaisonnée, & la tournure la plus piquante dans l’expression.

Ce style-là ne peut pas s’imprimer, parce qu’il dépend d’une foule de nuances particulieres, que l’on s’entend, que l’on se devine au premier mot, & que l’on rit du simple rapprochement qui devient un trait de lumiere.

Ces philosophes vivent au milieu de la sottise & de la folie, & passent entre deux sans toucher. Habiles dans la science du cœur humain, ils se rapprochent de la société des femmes, parce que la haute philosophie nous y ramene toujours. N’étoit-ce pas un plaisir philosophique que de voir une belle Grecque examiner avec délicatesse & scrupule ce que c’étoit que la véritable gloire, & s’occuper aussi sérieusement de la république que de ses cheveux ? Il est aussi parmi nous de ces femmes dont la sensibilité s’étend à tout, & qui sont habiles à prononcer sur un édit comme sur une piece de théatre.

Voilà, je le répete, le charme de la capitale ; voilà son grand, réel & constant avantage ; voilà ce qui fait que l’homme de lettres y tend incessamment ; il cherche l’élément de la pensée. Il ne se sent bien que dans cet athmosphere philosophique, où toutes les idées graves, plaisantes, majestueuses, se marient sans se choquer. Il a besoin de renouveler son ame dans ce lycée des esprits qui n’ont rien d’extrême.

Ailleurs ce n’est plus le même ton, la même simplicité, la même fécondité. L’homme de lettres n’est point entendu, & il n’entend point ; il est réduit à écouter, sans pouvoir comprendre. Ce n’est plus cette langue de Paris qui effleure & approfondit, qui voltige & qui plane, qui étend les rapports, les varie, montre à-la-fois le côté plaisant & le côté sérieux : alors l’homme de lettres hors de sa patrie, ne retrouvant plus la justesse ni la netteté des idées, encore moins leur force & leur profondeur, se tait plutôt que de profaner ce langage délicat & mixte qui distingue ceux qui des mots sont remontés aux idées. Il se recueille en lui-même, étudie les gestes & laisse trotter les langues ; car que de gens prennent la parole pour la conversation !

Les plus grands détracteurs de la capitale, frappés de cette prompte communication des idées, de cette électricité rapide des esprits, de ces graces naturelles de style, ont conservé un profond souvenir de la conversation qui regne à Paris parmi les lettrés, des clartés soudaines qu’elle fait naître, de l’urbanité heureuse qui colore la contradiction la plus évidente ; & l’Anglois, l’Italien, l’Allemand qui ont été témoins de cette lutte intéressante des esprits, rendront hommage à l’expression du philosophe Parisien. Il est fait pour donner des leçons en ce genre à tous les autres peuples de la terre.