Tableau de Paris/601

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CHAPITRE DCI.

Révolution Musicale.


Quand on veut donner une jouissance nouvelle au Parisien, il se mutine & commence par injurier le novateur : comme si en fait de plaisirs un novateur pouvoit être dangereux !

L’ennui, la mélancolie habitaient pour moi l’opéra, & je disois avec la Bruyere : Je ne sais comment, avec une magnificence royale, on est parvenu à me faire bâiller. Je regardois le séjour de la musique comme un lieu où je serois constamment sourd, & jamais ému. Gluck est venu, & j’ai connu les charmes de la musique. Je me croyois mort pour l’art, & l’art a commencé à exister pour moi. C’est à son expression simple, énergique, que j’ai enfin senti couler des larmes que je n’avois jamais versées dans le séjour des enchantemens.

Tous les cœurs ont obéi à cette musique expressive & touchante. Il a eu un rival dans l’Italien Piccini, harmonieux, brulant & tendre ; mais le Saxon a de plus grandes puissances. C’est lui qui est terrible, touchant, rapide & vrai. Alceste ! ah, quel opéra !

Le Saxon a essuyé le premier feu de nos préventions, & son rival a eu moins de peine ensuite à faire son effet.

Puisse le génie triompher des derniers obstacles qui s’opposent à la perfection de cet art, sorti enfin pour nous de l’enfance où nous le captivions ! Que l’on choisisse des poëmes où l’intérêt ne soit ni coupé ni affoibli ; & que le décorateur ambitieux, le despotique maître de ballet, le lourd orchestre cessent d’être rebelles & de donner des entraves ridicules au génie qui doit commander à ces subalternes, & les soumettre à son autorité.

Je crois qu’il faut renoncer totalement à Quinault ; il n’y a rien de si insipide que ses opéra ; il n’a ni rapidité, ni diversité, ni chaleur. C’est une folie à l’académicien Marmontel, que de vouloir le rapetasser. Tous les musiciens perdront leur tems & hasarderont leur réputation sur ces canevas vuides, qui repoussent le génie.

Voici donc qu’à peine le buste de Rameau est-il placé dans sa niche, qu’il faut l’en déloger. La musique braillante de Lulli a disparu, & c’est ainsi que tout art se forme en se recomposant ; car s’il s’arrête, il recule.

Depuis que nos opéra-tragiques & nos brillans opéra-comiques sont en vogue, on raffole de toutes les ariettes, & l’on entend solfier à voix basse dans les rues, dans les promenades, dans les sociétés ; c’est un air que se donnent ceux même qui n’ont ni voix ni oreilles.

Ah, combien le gouvernement doit chérir l’opéra ! Les factions theatrales font disparoître toutes les autres factions.

La politique d’Alcibiade, qui coupa la queue à son chien pour distraire les Athéniens de sa personne, est une politique renouvellée de nos jours. Nos bals, nos spectacles, nos histrions nous font dire en d’autres termes : « ce chien avoit une si belle queue ! Quelle fantaisie prend à cet Alcibiade de la lui couper ? Il a dégradé le plus bel animal du monde ; c’est un fantasque, c’est un fou. »

Alcibiade, dans son char doré, portoit un Cupidon armé du foudre : cette devise, qui n’est pas ordinaire, il sut la rendre respectable. Mais ne comptons pas trop sur nos Alcibiades : nos guerriers, à ce qu’on dit, s’efféminent dans ces voluptés trop exquises. Ils auront le même courage : d’accord ; mais auront-ils la force & la santé qui supportent les travaux de la guerre ? Sur le champ de bataille, ne se rappelleront-ils pas ces arts qui amollissent l’ame involontairement ?

On y achete, année commune, pour près de quatre millions d’ariettes, en y comprenant les violons, les hautbois, les flûtes & les bassons ; cela est un peu cher. La poésie, y compris l’art dramatique, coûte infiniment moins. Il y a trop de musiciens. On a maintenant le droit, pour son argent, de se montrer très-difficile.