Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/Le Dauphiné.- La Bresse.- La Franche-Comté

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Mais il faut que je fraye ma route vers le nord, aux sapins du Jura, aux chênes des Vosges et des Ardennes, vers les plaines décolorées du Berry et de la Champagne. Les provinces que nous venons de parcourir, isolées par leur originalité même, ne me pourraient servir à composer l’unité de la France. Il y faut des éléments plus liants, plus dociles ; il faut des hommes plus disciplinables, plus capables de former un noyau compact, pour fermer la France du Nord aux grandes invasions de terre et de mer, aux Allemands et aux Anglais. Ce n’est pas trop pour cela des populations serrées du centre, des bataillons normands, picards, des massives et profondes légions de la Lorraine et de l’Alsace.

Les Provençaux appellent les Dauphinois les Franciaux. Le Dauphiné appartient déjà à la vraie France, la France du Nord. Malgré la latitude, cette province est septentrionale. Là commence cette zone de pays rudes et d’hommes énergiques qui couvrent la France à l’est. D’abord le Dauphiné, comme une forteresse sous le vent des Alpes ; puis le marais de la Bresse ; puis dos à dos la Franche-Comté et la Lorraine, attachées ensemble par les Vosges, qui versent à celle-ci la Moselle, à l’autre la Saône et le Doubs. Un vigoureux génie de résistance et d’opposition signale ces provinces. Cela peut être incommode au dedans, mais c’est notre salut contre l’étranger. Elles donnent aussi à la science des esprits sévères et analytiques : Mably et Condillac son frère, sont de Grenoble ; d’Alembert est Dauphinois par sa mère ; de Bourg-en-Bresse, l’astronome Lalande, et Bichat, le grand anatomiste[1].

Leur vie morale et leur poésie, à ces hommes de la frontière, du reste raisonneurs et intéressés[2], c’est la guerre. Qu’on parle de passer les Alpes ou le Rhin, vous verrez que les Bayards ne manqueront pas au Dauphiné, ni les Ney, les Fabert, à la Lorraine. Il y a là, sur la frontière, des villes héroïques où c’est de père en fils un invariable usage de se faire tuer pour le pays[3]. Et les femmes s’en mêlent souvent comme les hommes[4]. Elles ont dans toute cette zone, du Dauphiné aux Ardennes, un courage, une grâce d’amazones, que vous chercheriez en vain partout ailleurs. Froides, sérieuses et soignées dans leur mise, respectables aux étrangers et à leurs familles, elles vivent au milieu des soldats et leur imposent. Elles-mêmes, veuves, filles de soldats, elles savent ce que c’est que la guerre, ce que c’est que de souffrir et mourir ; mais elles n’y envoient pas moins les leurs, fortes et résignées ; au besoin elles iraient elles-mêmes. Ce n’est pas seulement la Lorraine qui sauva la France par la main d’une femme : en Dauphiné, Margot de Lay défendit Montélimart, et Philis La Tour-du-Pin. La Charce ferma la frontière au duc de Savoie (1692). Le génie viril des dauphinoises a souvent exercé sur les hommes une irrésistible puissance : témoin la fameuse madame Tencin, mère de d’Alembert ; et cette blanchisseuse de Grenoble qui, de mari en mari, finit par épouser le roi de Pologne ; on la chante encore dans le pays avec Melusine et la fée de Sassenage.

Il y a dans les mœurs communes du Dauphiné une vive et franche simplicité à la montagnarde, qui charme tout d’abord. En montant vers les Alpes surtout, vous trouverez l’honnêteté savoyarde[5], la même bonté, avec moins de douceur. Là, il faut bien que les hommes s’aiment les uns les autres ; la nature, ce semble, ne les aime guère[6]. Sur ces pentes exposées au nord, au fond de ces sombres entonnoirs où siffle le vent maudit des Alpes, la vie n’est adoucie que par le bon cœur et le bon sens du peuple. Des greniers d’abondance fournis par les communes suppléent aux mauvaises récoltes. On bâtit gratis pour les veuves, et pour elles d’abord[7]. De là partent des émigrations annuelles. Mais ce ne sont pas seulement des maçons, des porteurs d’eau, des rouliers, des ramoneurs, comme dans le Limousin, l’Auvergne, le Jura, la Savoie ; ce sont surtout des instituteurs ambulants[8] qui descendent tous les hivers des montagnes de Gap et d’Embrun. Ces maîtres d’école s’en vont par Grenoble dans le Lyonnais, et de l’autre côté du Rhône. Les familles les reçoivent volontiers ; ils enseignent les enfants et aident au ménage. Dans les plaines du Dauphiné, le paysan, moins bon et moins modeste, est souvent bel esprit : il fait des vers et des vers satiriques.

Jamais dans le Dauphiné la féodalité ne pesa comme dans le reste de la France. Les seigneurs, en guerre éternelle avec la Savoie[9], eurent intérêt de ménager leurs hommes ; les vavasseurs y furent moins des arrière-vassaux que des petits nobles à peu près indépendants[10]. La propriété s’y est trouvée de bonne heure divisée à l’infini. Aussi la Révolution française n’a point été sanglante à Grenoble ; elle y était faite d’avance[11]. La propriété est divisée au point que telle maison a dix propriétaires, chacun d’eux possédant et habitant une chambre[12]. Bonaparte connaissait bien Grenoble, quand il la choisit pour sa première station en revenant de l’île d’Elbe[13] ; il voulait alors relever l’empire par la république.

À Grenoble, comme à Lyon, comme à Besançon, comme à Metz et dans tout le Nord, l’industrialisme républicain est moins sorti, quoi qu’on ait dit, de la municipalité romaine que de la protection ecclésiastique ; ou plutôt l’une et l’autre se sont accordées, confondues, l’évêque s’étant trouvé, au moins jusqu’au IXe siècle, de nom ou de fait, le véritable defensor civitatis. L’évêque Izarn chassa les Sarrasins du Dauphiné en 965 ; et jusqu’en 1044, où l’on place l’avénement des comtes d’Albon, comme dauphins, Grenoble, disent les chroniques, « avait toujours été un franc-aleu de l’évêque. » C’est aussi par des conquêtes sur les évêques que commencèrent les comtes poitevins de Die et de Valence. Ces barons s’appuyèrent tantôt sur les Allemands, tantôt sur les mécréants du Languedoc[14].

Besançon[15], comme Grenoble, est encore une république ecclésiastique, sous son archevêque, prince d’empire, et son noble chapitre[16]. Mais l’éternelle guerre de la Franche-Comté contre l’Allemagne, y a rendu la féodalité plus pesante. La longue muraille du Jura avec ses deux portes de Joux et de la Pierre-Pertuis, puis les replis du Doubs, c’étaient de fortes barrières[17]. Cependant Frédéric Barberousse n’y établit pas moins ses enfants pour un siècle. Ce fut sous les serfs de l’Église, à Saint-Claude, comme dans la pauvre Nantua de l’autre côté de la montagne, que commença l’industrie de ces contrées. Attachés à la glèbe, ils taillèrent d’abord des chapelets pour l’Espagne et pour l’Italie ; aujourd’hui qu’ils sont libres, ils couvrent les routes de la France de rouliers et de colporteurs.



  1. Même esprit critique en Franche-Comté ; ainsi Guillaume de Saint-Amour, l’adversaire du mysticisme des ordres mendiants, le grammairien d’Olivet, etc. Si nous voulions citer quelques-uns des plus distingués de nos contemporains, nous pourrions nommer Charles Nodier, Jouffroy et Droz. Cuvier était de Montbéliard ; mais le caractère de son génie fut modifié par une éducation allemande.
  2. App., 27.
  3. La petite ville de Sarrelouis, qui compte à peine cinq mille habitants, a fourni en vingt années cinq ou six cents officiers et militaires décorés, presque tous morts au champ de bataille.
  4. On conserve, au Musée d’artillerie, la riche et galante armure des princesses de la maison de Bouillon.
  5. Cette simplicité, ces mœurs presque patriarcales, tiennent en grande partie à la conservation de traditions antiques. Le vieillard est l’objet du respect et le centre de la famille, et deux ou trois générations exploitent souvent ensemble la même ferme. — Les domestiques mangent à la table des maîtres. — Au 1er novembre (c’est le misdu de Bretagne), on sert pour les morts un repas d’œufs et de farines bouillies ; chaque mort a son couvert. Dans un village, on célèbre encore la fête du soleil, selon M. Champollion. — On retrouve en Dauphiné, comme en Bretagne, les brayes celtiques.
  6. Malgré la pauvreté du pays, leur bon sens les préserve de toute entreprise hasardeuse. Dans certaines vallées on croit qu’il existe de riches mines ; mais une vierge vêtue de blanc en garde l’entrée avec une faux.
  7. Quand une veuve ou un orphelin fait quelque perte de bétail, etc. on se cotise pour la réparer.
  8. Sur quatre mille quatre cents émigrants, sept cents instituteurs. (Peuchet.)
  9. Ces guerres jetèrent un grand éclat sur la noblesse dauphinoise. On l’appelait l’écarlate des gentilshommes. C’est le pays de Bayard, et de ce Lesdiguières qui fut roi du Dauphiné, sous Henri IV. Le premier y laissa un long souvenir ; on disait prouesse de Terrail, comme loyauté de Salvaing, noblesse de Sassenage. — Près de la vallée du Graisivaudan est le territoire de Royans, la vallée chevallereuse.
  10. Le noble faisait hommage debout ; le bourgeois à genoux et baisant le dos de la main du seigneur ; l’homme du peuple, aussi à genoux, mais baisant seulement le pouce de la main du seigneur. — De même à Metz, le maître échevin parlait au roi debout, et non à genoux
  11. Dans la Terreur, les ouvriers y maintinrent l’ordre avec un courage et une humanité admirables, à peu près comme à Florence le cardeur de laine, Michel Lando, dans l’insurrection des Ciompi.
  12. Perrin Dulac. (Grenoble.)
  13. Il descendit dans une auberge tenue par un vieux soldat, qui lui avait donné une orange dans la campagne d’Égypte.
  14. D’abord les Vaudois plus tard les protestants. Dans le seul département de la Drôme, il y a environ trente-quatre mille calvinistes (Peuchet). On se rappelle la lutte atroce du baron des Adrets et de Montbrun. — Le plus célèbre des protestants dauphinois fut Isaac Casaubon, fils du ministre de Bourdeaux sur le Roubion, né en 1559 ; il est enterré à Westminster.
  15. L’ancienne devise de Besançon était : Plût à Dieu ! — À Salins, on lisait sur la porte d’un des forts, où étaient les salines, la devise de Philippe le Bon : Autre n’auray. Plusieurs monuments de Dijon portaient celle de Philippe le Hardi : Moult me tarde. — À Besançon naquit l’illustre diplomate Granvelle, chancelier de Charles-Quint, mort en 1564.
  16. De même à l’abbaye de Saint-Claude, transformée en évêché en 1741, les religieux devaient faire preuve de noblesse jusqu’à leur trisaïeul, paternel et maternel. Les chanoines devaient prouver seize quartiers, huit de chaque côté.
  17. La Franche-Comté est le pays le mieux boisé de la France. On compte trente forêts, sur la Saône, le Doubs et de Lougnon — Beaucoup de fabriques de boulets, d’armes, etc. Beaucoup de chevaux et de bœufs, peu de moutons ; mauvaises laines.