Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/Le Poitou.- L’Anjou

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C’est à Saint-Florent, au lieu même où s’élève la colonne du vendéen Bonchamps, qu’au IXe siècle le breton Noménoé, vainqueur des Northmans, avait dressé sa propre statue ; elle était tournée vers l’Anjou, vers la France, qu’il regardait comme sa proie[1]. Mais l’Anjou devait l’emporter. La grande féodalité dominait chez cette population plus disciplinable ; la Bretagne, avec son innombrable petite noblesse, ne pouvait faire de grande guerre ni de conquête. La noire ville d’Angers porte, non-seulement dans son vaste château et dans sa Tour du Diable, mais sur sa cathédrale même, ce caractère féodal. Cette église Saint-Maurice est chargée, non de saints, mais de chevaliers armés de pied en cap : toutefois ses flèches boiteuses, l’une sculptée, l’autre nue expriment suffisamment la destinée incomplète de l’Anjou. Malgré sa belle position sur le triple fleuve de la Maine, et si près de la Loire, où l’on distingue à leur couleur les eaux des quatre provinces, Angers dort aujourd’hui. C’est bien assez d’avoir quelque temps réuni sous ses Plantagenets, l’Angleterre, la Normandie, la Bretagne et l’Aquitaine ; d’avoir plus tard, sous le bon René et ses fils, possédé, disputé, revendiqué du moins les trônes de Naples, d’Aragon, de Jérusalem et de Provence, pendant que sa fille Marguerite soutenait la Rose rouge contre la Rose blanche, et Lancastre contre York. Elles dorment aussi au murmure de la Loire, les villes de Saumur et de Tours, la capitale du protestantisme, et la capitale du catholicisme[2] en France ; Saumur, le petit royaume des prédicants et du vieux Duplessis-Mornay, contre lesquels leur bon ami Henri IV bâtit la Flèche aux jésuites. Son château de Mornay et son prodigieux dolmen[3] font toujours de Saumur une ville historique. Mais bien autrement historique est la bonne ville de Tours, et son tombeau de saint Martin, le vieil asile, le vieil oracle, le Delphes de la France, où les Mérovingiens venaient consulter les sorts, ce grand et lucratif pèlerinage pour lequel les comtes de Blois et d’Anjou ont tant rompu de lances. Mans, Angers, toute la Bretagne, dépendaient de l’archevêché de Tours ; ses chanoines, c’étaient les Capets, et les ducs de Bourgogne, de Bretagne, et le comte de Flandre et le patriarche de Jérusalem, les archevêques de Mayence, de Cologne, de Compostelle. Là, on battait monnaie, comme à Paris ; là, on fabriqua de bonne heure la soie, les tissus précieux, et aussi, s’il faut le dire, ces confitures, ces rillettes, qui ont rendu Tours et Reims également célèbres ; villes de prêtres et de sensualité. Mais Paris, Lyon et Nantes ont fait tort à l’industrie de Tours. C’est la faute aussi de ce doux soleil, de cette molle Loire ; le travail est chose contre nature dans ce paresseux climat de Tours, de Blois et de Chinon, dans cette patrie de Rabelais, près du tombeau d’Agnès Sorel. Chenonceaux, Chambord, Montbazon, Langeais, Loches, tous les favoris et favorites de nos rois, ont leurs châteaux le long de la rivière. C’est le pays du rire et du rien faire. Vive verdure en août comme en mai, des fruits, des arbres. Si vous regardez du bord, l’autre rive semble suspendue en l’air, tant l’eau réfléchit fidèlement le ciel : sable au bas, puis le saule qui vient boire dans le fleuve ; derrière, le peuplier, le tremble, le noyer, et les îles fuyant parmi les îles ; en montant, des têtes rondes d’arbres qui s’en vont moutonnant doucement les uns sur les autres. Molle et sensuelle contrée, c’est bien ici que l’idée dut venir de faire la femme reine des monastères, et de vivre sous elle dans une voluptueuse obéissance, mêlée d’amour et de sainteté. Aussi jamais abbaye n’eut la splendeur de Fontevrault[4]. Il en reste aujourd’hui cinq églises. Plus d’un roi voulut y être enterré : même le farouche Richard Cœur-de-Lion leur légua son cœur ; il croyait que ce cœur meurtrier et parricide finirait par reposer peut-être dans une douce main de femme, et sous la prière des vierges.

Pour trouver sur cette Loire quelque chose de moins mou et de plus sévère, il faut remonter au coude par lequel elle s’approche de la Seine, jusqu’à la sérieuse Orléans, ville de légistes au moyen âge, puis calviniste, puis janséniste, aujourd’hui industrielle. Mais je parlerai plus tard du centre de la France ; il me tarde de pousser au midi ; j’ai parlé des Celtes de Bretagne, je veux m’acheminer vers les Ibères, vers les Pyrénées.

Le Poitou, que nous trouvons de l’autre côté de la Loire, en face de la Bretagne et de l’Anjou, est un pays formé d’éléments très-divers, mais non point mélangés. Trois populations fort distinctes y occupent trois bandes de terrains qui s’étendent du nord au midi. De là les contradictions apparentes qu’offre l’histoire de cette province. Le Poitou est le centre du calvinisme au XVIe siècle, il recrute les armées de Coligny, et tente la fondation d’une république protestante ; et c’est du Poitou qu’est sortie de nos jours l’opposition catholique et royaliste de la Vendée. La première époque appartient surtout aux hommes de la côte ; la seconde, surtout, au Bocage vendéen. Toutefois l’une et l’autre se rapportent à un même principe, dont le calvinisme républicain, dont le royalisme catholique n’ont été que la forme : esprit indomptable d’opposition au gouvernement central.

Le Poitou est la bataille du Midi et du Nord. C’est près de Poitiers que Clovis a défait les Goths, que Charles-Martel a repoussé les Sarrasins, que l’armée anglo-gasconne du prince Noir a pris le roi Jean. Mêlé de droit romain et de droit coutumier, donnant ses légistes au Nord, ses troubadours au Midi, le Poitou est lui-même comme sa Mélusine[5], assemblage de natures diverses, moitié femme et moitié serpent. C’est dans le pays du mélange, dans le pays des mulets et des vipères[6], que ce mythe étrange a dû naître.

Ce génie mixte et contradictoire a empêché le Poitou de rien achever ; il a tout commencé. Et d’abord la vieille ville romaine de Poitiers, aujourd’hui si solitaire, fut, avec Arles et Lyon, la première école chrétienne des Gaules. Saint Hilaire a partagé les combats d’Athanase pour la divinité de Jésus-Christ. Poitiers fut pour nous, sous quelques rapports, le berceau de la monarchie, aussi bien que du christianisme. C’est de sa cathédrale que brilla pendant la nuit la colonne de feu qui guida Clovis contre les Goths. Le roi de France était abbé de Saint-Hilaire de Poitiers, comme de Saint-Martin de Tours. Toutefois cette dernière église, moins lettrée, mais mieux située, plus populaire, plus féconde en miracles, prévalut sur sa sœur aînée. La dernière lueur de la poésie latine avait brillé à Poitiers avec Fortunat ; l’aurore de la littérature moderne y parut au XIIe siècle ; Guillaume VII est le premier troubadour. Ce Guillaume, excommunié pour avoir enlevé la vicomtesse de Châtellerault, conduisit, dit-on, cent mille hommes à la terre sainte[7], mais il emmena aussi la foule de ses maîtresses[8]. C’est de lui qu’un vieil auteur dit : « Il fut bon troubadour, bon chevalier d’armes, et courut longtemps le monde pour tromper les dames. » Le Poitou semble avoir été alors un pays de libertins spirituels et de libres penseurs. Gilbert de la Porée, né à Poitiers, et évêque de cette ville, collègue d’Abailard à l’école de Chartres, enseigna avec la même hardiesse, fut comme lui attaqué par saint Bernard, se rétracta comme lui, mais ne se releva pas comme le logicien breton. La philosophie poitevine naît et meurt avec Gilbert.

La puissance politique du Poitou n’eut guère meilleure destinée. Elle avait commencé au IXe siècle par la lutte que soutint, contre Charles le Chauve, Aymon, père de Renaud, comte de Gascogne, et frère de Turpin, comte d’Angoulême. Cette famille voulait être issue des deux fameux héros de romans, saint Guillaume de Toulouse, et Gérard de Roussillon, comte de Bourgogne. Elle fut en effet grande et puissante, et se trouva quelque temps à la tête du Midi. Ils prenaient le titre de ducs d’Aquitaine, mais ils avaient trop forte partie dans les populations de Bretagne et d’Anjou, qui les serraient au nord ; les Angevins leur enlevèrent partie de la Touraine, Saumur, Loudun, et les tournèrent en s’emparant de Saintes. Cependant les comtes de Poitou s’épuisaient pour faire prévaloir dans le Midi, particulièrement sur l’Auvergne, sur Toulouse, ce grand titre de ducs d’Aquitaine ; ils se ruinaient en lointaines expéditions d’Espagne et de Jérusalem ; hommes brillants et prodigues, chevaliers troubadours souvent brouillés avec l’Église, mœurs légères et violentes, adultères célèbres, tragédies domestiques. Ce n’était pas la première fois qu’une comtesse de Poitiers assassinait sa rivale, lorsque la jalouse Éléonore de Guyenne fit périr la belle Rosemonde dans le labyrinthe où son époux l’avait cachée.

Les fils d’Éléonore, Henri, Richard Cœur-de-Lion et Jean, ne surent jamais s’ils étaient Poitevins ou Anglais, Angevins ou Normands. Cette lutte intérieure de deux natures contradictoires se représenta dans leur vie mobile et orageuse. Henri III, fils de Jean, fut gouverné par les Poitevins ; on sait quelles guerres civiles il en coûta à l’Angleterre. Une fois réuni à la monarchie, le Poitou du marais et de la plaine se laissa aller au mouvement général de la France. Fontenai fournit de grands légistes, les Tiraqueau, les Besly, les Brisson. La noblesse du Poitou donna force courtisans habiles (Thouars, Mortemar, Meilleraie, Mauléon). Le plus grand politique et l’écrivain le plus populaire de la France, appartiennent au Poitou oriental : Richelieu et Voltaire ; ce dernier, né à Paris, était d’une famille de Parthenay[9].

Mais ce n’est pas là toute la province. Le plateau des deux Sèvres verse ses rivières, l’une vers Nantes, l’autre vers Niort et La Rochelle. Les deux contrées excentriques qu’elles traversent, sont fort isolées de la France. La seconde, petite Hollande[10], répandue en marais, en canaux, ne regarde que l’Océan, que La Rochelle. La ville blanche[11] comme la ville noire. La Rochelle comme Saint-Malo, fut originairement un asile ouvert par l’Église aux juifs, aux serfs, aux coliberts du Poitou. Le pape protégea l’une comme l’autre[12] contre les seigneurs. Elles grandirent affranchies de dîme et de tribut. Une foule d’aventuriers, sortis de cette populace sans nom, exploitèrent les mers comme marchands, comme pirates ; d’autres exploitèrent la cour et mirent au service des rois leur génie démocratique, leur haine des grands. Sans remonter jusqu’au serf Leudaste, de l’île de Ré, dont Grégoire de Tours nous a conservé la curieuse histoire, nous citerons le fameux cardinal de Sion, qui arma les Suisses pour Jules II, les chanceliers Olivier sous Charles IX, Balue et Doriole sous Louis XI ; ce prince aimait à se servir de ces intrigants, sauf à les loger ensuite dans une cage de fer.

La Rochelle crut un instant devenir une Amsterdam, dont Coligny eût été le Guillaume d’Orange. On sait les deux fameux sièges contre Charles IX et Richelieu, tant d’efforts héroïques, tant d’obstination, et ce poignard que le maire avait déposé sur la table de l’hôtel de ville, pour celui qui parlerait de se rendre. Il fallut bien qu’ils cédassent pourtant, quand l’Angleterre, trahissant la cause protestante et son propre intérêt, laissa Richelieu fermer leur port ; on distingue encore à la marée basse les restes de l’immense digue. Isolée de la mer, la ville amphibie ne fit plus que languir. Pour mieux la museler, Rochefort fut fondé par Louis XIV à deux pas de La Rochelle, le port du roi à côté du port du peuple.

Il y avait pourtant une partie du Poitou qui n’avait guère paru dans l’histoire, que l’on connaissait peu et qui s’ignorait elle-même. Elle s’est révélée par la guerre de la Vendée. Le bassin de la Sèvre nantaise, les sombres collines qui l’environnent, tout le Bocage vendéen, telle fut la principale et première scène de cette guerre terrible qui embrasa tout l’Ouest. Cette Vendée qui a quatorze rivières, et pas une navigable[13], pays perdu dans ses haies et ses bois, n’était, quoi qu’on ait dit, ni plus religieuse, ni plus royaliste que bien d’autres provinces frontières, mais elle tenait à ses habitudes. L’ancienne monarchie, dans son imparfaite centralisation, les avait peu troublées ; la Révolution voulut les lui arracher et l’amener d’un coup à l’unité nationale ; brusque et violente, portant partout une lumière subite, elle effaroucha ces fils de la nuit. Ces paysans se trouvèrent des héros. On sait que le voiturier Cathelineau pétrissait son pain quand il entendit la proclamation républicaine ; il essuya tout simplement ses bras et prit son fusil[14]. Chacun en fit autant et l’on marcha droit aux bleus. Et ce ne fut pas homme à homme, dans les bois, dans les ténèbres, comme les chouans de Bretagne, mais en masse, en corps de peuple, et en plaine. Ils étaient près de cent mille au siège de Nantes. La guerre de Bretagne est comme une ballade guerrière du border écossais, celle de Vendée une iliade.



  1. Charles le Chauve, à son tour, s’en fit élever une en regard de la Bretagne.
  2. Du moins à l’époque mérovingienne.
  3. App., 7.
  4. App. 8.
  5. Voy. les Éclaircissements.
  6. App., 9
  7. Il arriva avec six hommes devant Antioche.
  8. L’évêque d’Angoulême lui disait : « Corrigez-vous ; » le comte lui répondit : « Quand tu te peigneras. » L’évêque était chauve.
  9. Il y aurait encore des Arouet dans les environs de cette ville, au village de Saint-Loup
  10. App., 10.
  11. Les Anglais donnaient autrefois ce nom à La Rochelle, à cause du reflet de la lumière sur les rochers et les falaises.
  12. App. 11.
  13. App., 12.
  14. Il résulte de l’interrogatoire de d’Elbée que la véritable cause de l’insurrection vendéenne fut la levée de 300,000 mille hommes décrétée par la République. Les Vendéens haïssent le service militaire, qui les éloigne de chez eux. Lorsqu’il a fallu fournir un contingent pour la garde de Louis XVIII, il ne s’est pas trouvé un seul volontaire.