Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Départ de l’ambassade

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DÉPART DE L’AMBASSADE.

RÉSULTAT DE LA GUERRE CIVILE.

Enfin le roi partit ; il n’appartenoit pas à la politique du gouvernement anglais de prendre la moindre part aux troubles civils ; aussi il fallut fixer le lieu où se retireroit l’ambassade. Il fut convenu que nous irions sur la frontière de l’est vers laquelle se dirigeoit aussi la famille royale. Cela décidé, nous allâmes prendre congé du monarque à son camp.

Les tentes du roi étoient dressées dans un jardin sur les bords d’un étang autour duquel s’élevoit une terrasse de maçonnerie. La grande tente occupoit un des côtés de l’étang ; sur deux autres côtes étoient les grands seigneurs, les principaux à droite, les moindres à gauche ; le quatrième côté étoit libre, afin de laisser au roi la vue de deux rangs de ses gardes qui s’étendoient depuis le vivier jusqu’à la principale porte du jardin.

Le roi, à qui nous fûmes présentés avec peu de cérémonial, nous dit que sans doute nous n’étions pas habitués à voir un pareil désordre, mais qu’il espéroit triompher promptement de ses ennemis. Sa Majesté avoit à cette audience un grand bonnet de drap rouge uni avec une bordure de velours noir ; elle n’étoit parée d’aucun bijou.

Une masse d’armes, une épée et une carabine étoient placées sur un coussin. Plusieurs courtisans se chargeoient tour à tour du soin de rafraîchir avec un éventail le prince qui paroissoit hagard et comme épuisé, soit par la chaleur, soit par ses inquiétudes morales.

Nous fîmes les deux jours suivans notre visite d’adieu à Akram-Khan et à d’autres grands personnages. Le 14 au soir, nous commençâmes notre marche sur l’Indus. Les affaires du roi se trouvoient alors dans l’état le plus satisfaisant. Il avoit rassemblé une armée assez considérable, et se disposoit à marcher contre ses ennemis chez lesquels la discorde faisoit les plus funestes progrès. Fultch-Khan, un des partisans de Mahmoud, ayant eu une discussion en plein conseil contre son rival, en vint à des voies de fait, ce qui occasionna la défection de deux grands corps d’armée. On s’attendoit désormais de part et d’autre à voir triompher la cause de Schah-Shujau, et le peuple faisoit au ciel d’ardentes prières pour le succès de ses armes, parce que sa modération et sa justice lui avoient concilié l’affection générale.

Nous nous mîmes en marche le 14 mars, et côtoyâmes la rivière Caboul. Le 18, nous arrivâmes sur les bords de l’Indus ; à l’endroit où nous traversâmes ce fleuve, il avoit cent trente toises de largeur, mais il étoit trop profond et trop rapide pour être exactement sondé. Ses rives sont d’une pierre noire, polie par la force du courant et par le sable blanc qu’il entraîne. Au milieu sont les fameux rochers de Sellalia et de Kemallia ; mais en cette saison, le tourbillon dangereux dont on nous fit dans ce pays des récits effrayans n’avoit presque pas de force.

Malgré la violence du courant, nos bateaux traversèrent l’Indus avec plus de rapidité qu’aucune rivière que nous eussions passée jusqu’alors. Il y eut des hommes qui passèrent ce fleuve au moyen d’outrés enflées d’air, et même en s’y tenant debout. Cette méthode est également employée sur l’Oxus, et Arrien nous apprend qu’elle existoit du temps d’Alexandre.

Pendant notre séjour à Attock la chaleur fut extrême ; un vent violent et excessivement chaud souffloit toutes les nuits au sud de notre camp, et le thermomètre se soutenoit, entre trois et quatre heures du matin, à 96 degrés de l’échelle de Fahrenheit.

La vallée d’Hussun-Abdoul où nous entrâmes ensuite est célèbre par sa beauté. Les Grands-Mogols aimoient beaucoup autrefois à y séjourner, lorsqu’ils faisoient leur voyage annuel de Cachemire.

C’étoit à Hussun-Abdoul que l’ambassade devoit s’arrêter, jusqu’à ce que le sort des armes eût décidé du royaume de Caboul. Mais avant d’y arriver j’avois déjà reçu l’ordre de retourner dans les provinces anglaises et le roi étoit instruit de mon rappel. Il me fallût cependant attendre les ordres de sa majesté : ils furent favorables à mes désirs,

Nous ne tardâmes pas à apprendre les nouvelles les plus fâcheuses sur les affaires du roi, qui avoit été complètement battu ; son général Akram-Khan avoit perdu la vie après une résistance désespérée. Le roi s’étoit échappé dans les montagnes. J’ai su depuis qu’il avoit échoué dans son projet de surprendre Candahar. Rentré à Peshawer il en a été chassé deux fois, et il est maintenant réduit à l’exil.

Le 4 juillet, le lendemain du jour où nous apprîmes cette catastrophe, nous nous remîmes en marche. Bientôt nous traversâmes le pays des Siks, montagnards grossiers et à demi nus, qui vivent dans un état voisin de la barbarie ; cependant nous ne voyions pas, sans quelque satisfaction, des mœurs qui nom rappeloient celles de l’Indoustan.

Les Siks sont des hommes grande, maigres, et cependant très-forts. Ils ne portent guère d’autres vêtemens que des culottes qui descendent seulement jusqu’à la moitié des cuisses. Souvent ils portent de grands manteaux de peau, attachés négligemment sur l’épaule. Leurs turbans ne sont pas larges, mais très-hauts, et aplatis en devant. Jamais les ciseaux ne touchent leurs barbes ni leurs cheveux. Leurs armes sont l’arc ou le mousquet. Les gens distingués portent des arcs très-élégans, et ne font point de visite sans être armés de la sorte. La langue persane leur est absolument inconnue, ils ne savent pas même le nom des Douraunées, quoique cette nation ait souvent conquis leur territoire.

À Rawil-Pindée nous fûmes joints par Schah-Zemaun, frère du monarque de Caboul. Nous ne vîmes pas sans intérêt un prince dont la réputation s’étoit répandue également dans l’Inde et dans la Perse. Il étoit vêtu fort simplement d’un manteau blanc, garni de brocart de Perse, et d’un turban formé d’un schall noir. Sa voix, ses manières nous rappeloient Shah-Shujau ; mais il étoit plus grand et avoit une plus belle barbe. Quoiqu’on l’eût privé de la vue dans sa jeunesse, il ne paroissoit point aveugle ; ses yeux, quoique matériellement altérés, étoient encore assez noirs pour animer sa physionomie, et il les tournoit toujours vers la personne à qui il adressoit la parole. Cependant une tristesse évidente régnoit sur son visage.

Shah-Zemaun nous parla avec intérêt des infortunes de son frère ; il nous dit qu’il ne désespéroit point d’un changement de fortune, et ajouta que de tels revers étoient l’apanage ordinaire des rois ; il nous cita les révolutions étonnantes dont l’Inde a été le théâtre, et particulièrement l’histoire de Tamerlan. Au reste il lui étoit impossible de donner un exemple plus singulier que lui-même des vicissitudes du sort. Il a été privé de la lumière, détrôné, et exilé dans un pays deux fois soumis par ses armes.

Dix marches nous amenèrent au bord de l’Hydaspe ; la violence des pluies et les torrens qui en résultèrent nous occasionnèrent beaucoup de retards dans cette contrée montagneuse. Je fus frappé de la différence que présentent les deux rives de l’Hydaspe. La rive gauche a tous les caractères des plaines de l’Inde ; ce sol est uni et fertile comme dans le Bengale.

La rive droite au contraire est couverte de montagnes nues et sauvages. La description que fait Quinte-Curce du lieu où Alexandre-le-Grand livra bataille à Porus ressemble tellement au lieu où nous traversâmes l’Hydaspe, qu’il ne nous fut guère possible de douter que nous ne fussions sur le théâtre de l’événement.

La fertilité de la province de Punjaub a été trop vantée par nos géographes. Si l’on excepte les campagnes situées auprès des rivières, ce pays ne sauroit être mis en comparaison avec l’Indoustan, et encore moins avec le Bengale.

Toutefois ces habitans diffèrent de moins en moins des Indous, à mesure qu’on se rapproche de l’est. Les Siks, quoique maîtres du pays, sont la partie la moins nombreuse de la population.

Presque tout le Punjaub appartient à Runjeet-Sing, qui en 1805 n’étoit qu’un des nombreux chefs du pays. À l’époque de notre voyage, il venoit d’acquérir la souveraineté de toute la contrée occupée par les Siks, et il avoit pris le titre de roi. Vers l’est ses domaines sont bornés par les États sous la protection des Anglais. Sur les autres points, il s’occupe à subjuguer ses plus foibles voisins par ce mélange de force et d’adresse qui lui a si bien réussi à l’égard des chefs de sa propre nation.

Après avoir traversé la rivière de Sutledge, nous nous trouvâmes au cantonnement anglais de Lodiana. De là, l’ambassade s’avança droit à Delhy, ayant encore soixante-six lieues à parcourir.