Tableau historique et pittoresque de Paris/Comédie Françoise

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COMÉDIE FRANÇOISE.


Si l’on veut remonter à la première origine des spectacles en France, on trouvera qu’ils se lient pour ainsi dire aux derniers spectacles des Romains. La barbarie des conquérants de la Gaule en bannit d’abord tous ces arts agréables que les maîtres du monde y avoient introduits : les joutes, les tournois, les combats à outrance les remplacèrent. Mais bientôt adoucis par leur mélange avec les vaincus, et par le luxe qui accompagne presque toujours la jouissance paisible d’un grand pouvoir, les vainqueurs recherchèrent des plaisirs que, jusque là, ils avoient dédaignés. Nous apprenons par Cassiodore que Clovis fit prier Théodoric, roi des Ostrogoths, de lui céder un pantomime qui excellait dans son art, et qui joignoit à ce talent celui de la musique. Bientôt les histrions, mimes, farceurs de toute espèce, se répandirent de la cour des rois dans les provinces ; on couroit en foule à leurs spectacles, et ils charmèrent des spectateurs grossiers, principalement par l’indécence de leurs attitudes et par l’obscénité de leurs chansons. Cet abus de leur art les rendit infâmes ; et une ordonnance de Charlemagne, conforme au décret du concile d’Afrique, déclara que leur témoignage ne seroit pas reçu en justice contre des personnes de condition libre. Cependant ils n’en furent ni moins goûtés ni moins recherchés ; à certaines époques de cet âge, où le désordre de la société politique altéroit même les institutions les plus saintes et produisoit partout le relâchement des mœurs, ils s’introduisirent jusque dans les lieux les plus sacrés, dans les églises, dans les monastères[1], ce qui est prouvé par plusieurs ordonnances, dans lesquelles on est obligé de défendre aux évêques, abbés, abbesses, non seulement de recevoir dans leurs maisons des mimes et des farceurs, mais encore de se livrer à l’exercice personnel d’une si honteuse profession.

La poésie provençale, s’introduisant à la cour de France sous les auspices de la princesse Constance, seconde femme du roi Robert, donna l’idée d’un plaisir plus noble et plus délicat. Effacés par les troubadours, les histrions eurent le bon esprit de prendre pour modèles leurs ingénieux rivaux. On vit paroître en France, sur les théâtres, une action renfermée dans un récit composé de chant et de déclamation. Ce nouveau genre de spectacle, qui demandoit le concours des poètes, des acteurs et des musiciens, réunit entre eux les troubadours, qui récitoient leurs vers, les musiciens, qui chantoient leurs romances, et les jongleurs ou ménestrels, qui les accompagnoient avec des instruments. Appelés dans les palais des rois, où ils étoient comblés de caresses et de présents, devenus nécessaires dans toutes les fêtes dont ils étoient le plus bel ornement, les nouveaux histrions se relevèrent du mépris où étoient tombés leurs prédécesseurs. Ils formèrent, dans les grandes villes, un corps particulier, de même que toutes les autres professions autorisées par le gouvernement, et vécurent ainsi réunis sous la direction d’un chef, ou, comme on s’exprimoit alors, d’un roi, chargé de maintenir l’ordre dans leur petite société. Plusieurs souverains ne dédaignèrent pas même de leur donner des statuts.

Ils jouirent ainsi pendant long-temps du privilége presque exclusif d’amuser les princes et la nation ; et sans parler ici de cette foule de poésies inventées par les Trouvères et Troubadours, sous les noms de chant, chanterel, chanson, son, sonnet, layz, depport, soulas, pastorales, tensons, etc., on voit aussi, dans ce premier âge des lettres gauloises, des tragédies historiques et des drames satiriques, ou comédies, que les rois et seigneurs de châteaux faisoient jouer publiquement dans leurs cours et souvent avec une grande magnificence. Malheureusement pour eux, les auteurs de ces poésies dramatiques ne gardèrent point, dans leurs compositions, la mesure que sembloit leur prescrire la dépendance où ils étoient d’un si grand nombre de souverains : ils s’oublièrent jusqu’à représenter sur le théâtre les détails les plus secrets de la vie privée de plusieurs grands personnages ; les crimes et les foiblesses de Jeanne, reine de Naples et de Sicile, n’échappèrent point à leur malignité, et cette hardiesse, jusqu’alors inouïe à l’égard d’une tête couronnée, causa leur perte. Alors défaillirent les Mécènes et défaillirent aussi les poëtes, dit Nostradamus.

Les jongleurs, retombés dans toute la bassesse de leur ancienne condition, furent, depuis ce temps, à peine tolérés dans les villes ; et l’on trouve qu’à Paris ils étoient tous réunis, comme les juifs et les courtisannes, dans une rue, à laquelle ils avoient donné leur nom[2] ; et qu’on y alloit louer ceux dont on pouvoit avoir besoin dans les fêtes ou assemblées de plaisir.

Long-temps auparavant, et lorsque les jongleurs et ménétriers étoient encore florissants, on avoit déjà vu paroître une espèce fort singulière de comédiens, qui devoit un jour les remplacer, et peut-être exciter encore un plus grand enthousiasme. Les croisades occupoient alors tous les esprits : l’imagination ardente des chrétiens de l’Europe se faisoit des objets de vénération de tous ceux qui échappoient à ces entreprises hasardeuses et lointaines ; et s’exagérant encore les dangers très réels qu’on y couroit, la force et la férocité des ennemis qu’il y falloit combattre, le peuple écoutoit avec avidité, et croyoit sans examen toutes les merveilles les plus absurdes qu’on pouvoit en raconter. Pour accroître encore des dispositions si favorables, les croisés qui revenoient de la Palestine étoient dans l’usage de parcourir les villes, vêtus de l’habit de pélerin, chantant des cantiques spirituels et récitant les singularités ou les miracles des diverses contrées qu’ils avoient visitées. Isolés d’abord, ils formèrent bientôt de petites troupes et imaginèrent de donner à leurs récits une forme dramatique, en les coupant en dialogues ou versets, que chacun d’entre eux déclamoit ou chantoit à son tour. Ces spectacles se donnoient dans les rues, quelquefois sur des échafauds dressés dans les carrefours ou sur les places publiques ; et ce fut seulement en 1398 qu’une société de ces pieux histrions, parmi lesquels on comptoit, dit-on, quelques bourgeois de Paris, conçut le projet de donner une forme plus régulière à ces spectacles bizarres, et de mettre plus de magnificence dans leur représentation. Telle fut l’origine des confrères de la Passion. Nous avons déjà fait connoître le lieu qu’ils choisirent pour leurs premiers essais, le mystère qui y fut représenté, les obstacles qu’il leur fallut combattre, le succès prodigieux qu’ils obtinrent, leur transmigration de l’abbaye Saint-Maur à l’hôpital de la Trinité, que l’on peut considérer comme le berceau de la scène françoise, de là à l’hôtel de Flandre, et enfin à l’hôtel de Bourgogne, dont ils devinrent les propriétaires, et qui vit cesser presque aussitôt leurs spectacles, après cent cinquante ans d’existence[3]. Il convient peut-être de donner ici quelque idée de ce nouveau genre de composition dramatique.

Il n’offroit, comme on peut bien l’imaginer, ni unité d’action, ni unité de lieu, ni dessein, ni invention, ni conduite, enfin aucunes traces des règles du théâtre. Un de ces mystères, parmi ceux que le temps a laissé parvenir jusqu’à nous, se compose de cinq journées, subdivisées en une multitude infinie d’actions et de scènes écrites généralement d’un style plat et barbare, entièrement dépourvues d’intérêt, quelquefois même de sens commun[4], mais offrant des tableaux qui devoient émouvoir fortement un peuple ignorant et dévot, et par intervalles, des morceaux écrits avec une grâce naïve, qui pouvoient satisfaire même les personnes d’un goût délicat. Les vraisemblances n’étoient pas plus ménagées pour les yeux que pour les oreilles : la décoration du théâtre restoit toujours la même depuis le commencement jusqu’à la fin ; tous les acteurs paroissoient à la fois, quelque nombreux qu’ils fussent, et une fois qu’ils étoient entrés sur la scène, n’en sortoient plus qu’ils n’eussent achevé leur rôle, ce qui semble d’abord impossible, si l’on n’a pas quelque idée de la construction de ce théâtre. L’avant-scène y avoit à peu près la même forme que dans nos théâtres actuels, mais le fond en étoit bien différent. Il étoit occupé par plusieurs échafauds placés les uns au-dessus des autres, et que l’on nommoit établies. Le plus élevé représentoit le paradis ; celui qui étoit immédiatement au-dessous, l’endroit le plus éloigné du lieu de la scène ; le troisième en descendant, le palais d’Hérode, la maison de Pilate, et ainsi des autres, suivant le mystère qu’on représentoit. Sur les parties latérales de ce même théâtre étoient pratiqués des gradins en forme de chaire ; c’étoit là que les acteurs s’asseyoient lorsqu’ils avoient joué leur scène, ou qu’ils attendoient leur tour à parler. Ainsi, au moment même où le mystère commençoit, les spectateurs avoient sous les yeux tous ceux qui devoient y paroître ; c’étoit là tout l’artifice ; on n’y entendoit pas d’autre finesse, et un acteur étoit censé absent dès qu’il s’étoit assis. À la place de ces trappes, au moyen desquelles on descend aujourd’hui sous la scène, l’enfer étoit représenté par la gueule d’un énorme dragon, laquelle s’ouvroit et se refermoit pour laisser entrer et sortir les diables. Que l’on ajoute à cela une espèce de niche avec des rideaux, formant une chambre où se passoient les choses qui ne devoient pas être vues du public, telles que l’accouchement de sainte Anne, de la Vierge, etc., et l’on aura une idée assez complète de l’appareil théâtral des confrères de la Passion.

Tandis que ces pieux associés continuoient ainsi à amuser et à édifier, tout à la fois, le bon peuple de Paris, une troupe folâtre de jeunes gens des meilleures familles de la ville, unis entre eux par le goût du plaisir et par le penchant à la raillerie, créoient, en concurrence avec eux, un nouveau genre de spectacle, dont la gaieté faisoit les frais, et dans lequel ils offroient à la risée des spectateurs les extravagances humaines, les aventures scandaleuses du jour, et les ridicules de leurs contemporains. Ils se nommèrent eux-mêmes les Enfants sans souci[5] ; leur chef prit le titre de prince des sots, et ils donnèrent à leur drame celui de sottises. À la fois auteurs et acteurs dans ces nouvelles attellanes, ils firent construire aux halles un théâtre, où ils charmèrent la cour et la ville par ces ingénieux badinages. Des lettres patentes de Charles VI confirmèrent la joyeuse institution ; et le prince des sots fut reconnu monarque de l’empire qu’il venoit de fonder.

Un capuchon, surmonté de deux oreilles d’âne, devint l’attribut de sa royauté ; et tous les ans il fit son entrée à Paris, suivi de ses burlesques sujets.

Vers le même temps, les clercs des procureurs du parlement, connus sous le nom de Bazochiens[6], inventèrent une autre espèce de drame, qui fut désigné sous le nom de moralité. C’étoit un mélange d’êtres purement allégoriques, mêlés avec des personnages vivants, mélange dont ils reconnurent bientôt la froideur et l’insipidité, de manière que, pour rendre leurs spectacles plus piquants, ils transigèrent avec les Enfants sans souci, qui leur permirent de représenter des sottises et des farces, et reçurent en échange la liberté d’introduire des moralités sur leur théâtre. On abandonna les mystères pour ces spectacles, plus variés et plus piquants, de manière que les confrères, pour rappeler à leur théâtre le public que leur enlevoient les Enfants sans souci, se virent forcés de les admettre à jouer de concert avec eux. Les scènes pieuses se trouvèrent alors entrecoupées d’intermèdes profanes et de bouffonneries, ce qui fut appelé le jeu des pois pilés. Telles étoient les extravagances bizarres qui, pendant long-temps, firent les délices de nos aïeux. Toutefois il ne faut point oublier que toutes ces associations ou confraternités étoient composées de personnes libres, qui n’avoient d’autre but que de s’amuser ou de s’édifier. On ne voit point à cette époque de comédiens de profession établis à Paris ; et si quelques uns tentèrent d’y fixer leur demeure, les confrères de la Passion, en vertu de leur priviléges, eurent toujours le pouvoir de les en faire sortir.

Cependant les lumières commençoient à pénétrer en France ; et les honnêtes gens s’indignoient de ce mélange odieux de bouffonneries et de choses sacrées, qui déshonoroit la religion et profanoit nos mystères les plus redoutables et les plus saints. Un tel abus devenant de jour en jour plus insupportable, le parlement crut devoir profiter de la circonstance qui avoit occasioné le déplacement des confrères de la Passion, pour anéantir un genre de spectacle déjà proscrit dans l’opinion publique. Ainsi, lorsque la salle de l’hôtel de Bourgogne et les constructions qui en dépendoient furent achevées, la confrérie ayant présenté requête à cette compagnie pour qu’on lui permît de reprendre le cours de ses représentations, l’arrêt qui fut rendu en sa faveur, le 17 septembre 1548, la maintint effectivement dans le droit exclusif d’avoir un théâtre à Paris, mais lui défendit en même temps d’y représenter autre chose que des pièces profanes, honnestes et licites, lui interdisant désormais tous mystères tirés de l’Écriture sainte et autres sujets de piété. Cette défense, en faisant disparoître à jamais ces drames barbares, détermina les confrères à renoncer à une profession qui ne leur avoit semblé honorable qu’autant qu’elle avoit été de nature à instruire et à édifier les fidèles, seul but que pouvoit se proposer une corporation religieuse[7]. Cependant, ne voulant renoncer ni à leur propriété, ni aux avantages qui y étoient attachés, ils louèrent l’hôtel de Bourgogne à une troupe de comédiens qui se forma dans ce temps-là ; et jusqu’en 1676, époque de leur entière destruction, ils continuèrent à jouir du privilége d’avoir seuls un théâtre à Paris, retirant une contribution des troupes à qui ils permettoient de s’y établir, et s’opposant à l’établissement de celles qui cherchoient à se soustraire à leur juridiction.

Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne jouèrent assez long-temps sans aucune concurrence. Ce fut chez eux que Jodèle[8], La Peruse, Robert Garnier, etc., retrouvant les traces si long-temps perdues des auteurs dramatiques de l’antiquité, jetèrent les premiers fondements du théâtre. On vit naître une foule de poètes et une multitude innombrable de tragédies et de comédies ; alors parurent ces comédiens fameux dont la réputation s’est conservée plus long-temps que celle des auteurs qui travailloient pour eux, les Turlupin, les Gautier-Garguille, les Guillo-Gorju, les Bruscambille, les Tabarin, etc. Nous ne pouvons savoir au juste quel étoit le mérite de ces histrions ; mais il reste encore un grand nombre des pièces qu’ils représentoient, et de ces pièces il n’en est pas une seule qui offre de la décence, de la régularité, un véritable intérêt ; ce sont les essais informes d’un art dans son enfance, qui s’exerce dans une langue à demi formée. Parmi ces premiers poètes, Hardi se distingua par une facilité incroyable à faire des vers, et par quelques imitations assez heureuses de Sénèque et des tragiques grecs ; Mairet et Rotrou, qui vinrent après, achevèrent de débrouiller ce chaos, et annoncèrent enfin ce siècle de merveilles littéraires, où Corneille, Racine et Molière devoient tout-à-coup porter l’art dramatique à son dernier degré de perfection.

Cependant l’hôtel de Bourgogne continuoit d’être le seul théâtre de la ville de Paris, lorsqu’en 1660 une troupe de comédiens de province obtint la permission d’ouvrir un nouveau théâtre dans une maison du Marais, connue sous le nom d’hôtel d’Argent[9]. Cette troupe, meilleure que l’autre, obtint plus de vogue, et, se trouvant bientôt trop à l’étroit dans son nouveau local, alla s’établir dans un jeu de paume de la rue du Temple, où elle demeura jusqu’à la mort de Molière, époque à laquelle elle fut réunie à la troupe dont ce grand auteur comique étoit directeur.

Il avoit commencé lui-même à jouer la comédie à Paris dès 1650, sur un théâtre dit de la Croix-Blanche, que des jeunes gens de famille avoient élevé dans le faubourg Saint-Germain ; mais les représentations eurent peu de succès, et cette société ne tarda pas à se disperser. Molière courut alors la province avec quelques acteurs qu’il avoit engagés à le suivre, en enrôla d’autres dans ses voyages, et revint à Paris en 1658. Le prince de Conti, qui le protégeoit, l’ayant présenté à Monsieur, frère du roi, lui procura ainsi la faveur de jouer devant Louis XIV, sur un théâtre que l’on dressa au Louvre dans la salle des Gardes. Les acteurs qu’il avoit formés eurent le bonheur de plaire au monarque, qui voulut bien consentir à leur établissement à Paris. On leur assigna la salle du Petit-Bourbon près Saint-Germain-l’Auxerrois, et ils y jouèrent, alternativement avec les comédiens italiens qui en avoient la possession depuis quelques années. Dès lors la troupe de Molière prit le nom de Troupe de Monsieur ; et ce prince, continuant de la protéger, lui fit accorder, deux ans après, la salle du Palais-Royal, qu’elle partagea encore avec les comédiens italiens, et dans laquelle elle joua sans interruption jusqu’à la mort de son illustre chef, arrivée en 1673.

Alors la salle du Palais-Royal fut donnée à Lulli, directeur de l’Académie royale de musique ; et les comédiens de Monsieur, réunis à ceux du Marais, allèrent s’établir rue Mazarine dans la salle même où l’abbé Perrin avoit fait, quelques années auparavant, les premiers essais du grand opéra françois. Les principaux acteurs de l’hôtel de Bourgogne entrèrent aussi dans cette nouvelle association ; et ces trois troupes réunies devinrent le fondement de la comédie françoise.

Ceci arriva en 1680 ; mais le collége des Quatre-Nations ayant commencé ses exercices en 1687, le voisinage d’une salle de spectacle parut offrir des inconvénients assez graves pour que l’on jugeât nécessaire d’obliger les comédiens à aller s’établir dans quelque autre lieu. Ils achetèrent, cette même année, l’hôtel de Lussan, situé rue des Petits-Champs ; mais des obstacles qu’ils n’avoient pu prévoir ayant rendu cette acquisition inutile, un arrêt du conseil, rendu le 1er mars 1688, annulant toutes les transactions passées à cet effet, leur permit de se rendre propriétaires du jeu de paume de l’Étoile, rue des Fossés-Saint-Germain, ainsi que de la maison voisine, et d’y élever leur théâtre. Ils l’achetèrent le 8 du même mois ; la salle fut construite sur les dessins de François d’Orbay, et ils ne cessèrent point d’y jouer jusqu’en 1770. Alors leur théâtre menaçant ruine, on leur accorda la permission de continuer leurs représentations sur le grand théâtre des Tuileries, en attendant qu’on leur eût élevé une salle nouvelle dont il fut résolu de faire un monument vraiment digne de la scène françoise. Les fondements en furent jetés, après quelques hésitations, sur l’emplacement de l’ancien hôtel de Condé, et les comédiens françois s’y installèrent en 1782, après la quinzaine de Pâques.

Cette salle, construite sur les dessins de MM. Wailly et Peyre aîné, présente un seul corps de bâtiment de dix-huit toises et demie de largeur, vingt-huit de profondeur et neuf d’élévation ; il est décoré, du côté de l’entrée, d’un grand péristyle de huit colonnes doriques, dont l’entablement se continue à la même hauteur sur les quatre faces[10]. L’édifice, dans son pourtour, offre au rez-de-chaussée quarante-six arcades ouvertes, et un pareil nombre de croisées au premier étage : le second et le troisième sont éclairés par des ouvertures pratiquées dans les métopes de la frise et dans l’attique. Sur toutes les faces sont tracés du bas en haut des joints d’appareil, sans autre décoration. La face principale est appuyée de deux grandes voûtes dont la partie supérieure est en terrasse, et sous lesquelles on descend de voiture à couvert. Les galeries qui environnent le monument sont ouvertes et l’on peut s’y promener à pied.

Le style de cet édifice peut sembler un peu sévère pour un théâtre ; mais il est sage et régulier.

Sous le porche, trois portes donnent l’entrée d’un vestibule orné de colonnes toscanes, qui soutiennent une voûte plate et d’une exécution légère. Deux portes, placées en face, conduisent au parterre et à toutes les loges du rez-de-chaussée ; de droite et de gauche, deux grands escaliers vont aboutir au foyer public, lequel est vaste et d’une belle disposition ; il représente un salon à l’italienne, dont la forme, carrée par le bas, est octogone au premier entablement, et circulaire au dernier qui soutient la coupole.

Dans l’intérieur de la salle, règnent au dessus du parterre un rang de loges grillées, une galerie et trois rangs de loges. Un quatrième rang au dessus de la corniche occupe les arcades qui supportent le plafond. Avant l’incendie qui consuma entièrement l’intérieur de cette salle[11], du fond des secondes loges s’élevoient, sur des piédestaux, douze pilastres ioniques qui séparoient les troisièmes loges en autant de balcons saillant, et soutenoient une corniche architravée du même ordre. Partie de ces troisièmes loges, n’ayant point de séparation intérieure, formoit une espèce de paradis dans l’espace de cinq travées ; et les voussures qui contenoient les quatrièmes loges reposoient sur cette corniche, à l’aplomb des pilastres. Toute la salle étoit peinte en bleu, sur lequel se détachoient des ornements blancs en relief, entre autres les douze signes du Zodiaque, disposés à l’entour du plafond.

Le plan de cette salle est circulaire, et, du fond des loges, a soixante pieds de diamètre sur une profondeur de soixante-douze pieds. La scène, qui en a trente-six d’ouverture, étoit soutenue jadis par quatre pilastres ornés de cariatides : Chalgrin les remplaça par des colonnes. Ce plan étoit habilement tracé ; la disposition en étoit heureuse ; mais le plafond manquoit de légèreté et présentoit des irrégularités qui faisoient présumer que cette partie de l’édifice n’avoit pas été suffisamment étudiée.

Dans le foyer, séparé seulement, par des vitrages, des deux escaliers qui y conduisent, étoient autrefois les bustes en marbre de Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon, Molière, Regnard, Destouches, Dufresny, Piron. La statue en pied de Voltaire par Houdon étoit placée dans le vestibule, en face de l’entrée. Les sculptures de l’avant-scène avoient été exécutées par Caffiéri[12].

Une place demi-circulaire, en avant du monument, à laquelle viennent aboutir sept rues, en rend l’approche facile et les débouchés aussi sûrs que commodes.


    un peuple superstitieux et grossier, car la fête des Fous subsistoit encore deux cent quarante ans après, comme le prouve la censure de la faculté de théologie de Paris, en date du 12 mars 1444. Il fallut ce long espace de temps et touts la vigilance des prélats et de la partie la plus saine du clergé pour déraciner enfin cet opprobre du christianisme.

  1. Il en resta long-temps des traces dans la fête scandaleuse connue sous le nom de fête des Fous, et qu’on doit regarder comme un reste déplorable des superstitions païennes. Au jour qui lui étoit consacré, des prêtres, des clercs, les uns travestis en femmes, les autres vêtus comme des bouffons, chantoient dans le chœur des vers obscènes, mangeoient des soupes grasses sur l’autel, jouoient aux dés à côté du ministre tandis qu’il célébroit le sacrifice, infectoient l’église des ordures qu’ils faisoient brûler dans leurs encensoirs ; et réunis à une foule de gens masqués qui accouroient de toutes parts dans l’église, dansoient, tenoient les propos les plus infâmes, imitoient les postures les plus indécentes. Poussant plus loin encore leurs bouffonneries sacriléges, ils élisoient des évêques, des archevêques et même un souverain pontife, auquel on donnoit le nom de pape des fous, qui officioit pontificalement et donnoit sa bénédiction au peuple. Eudes publia, l’an 1198, un mandement à l’effet de réprimer des désordres si abominables ; mais il y a grande apparence que son autorité échoua contre un usage qui charmoit
  2. La rue des Ménétriers.
  3. Voyez tome 2, 1re partie, p. 495.
  4. L’action duroit souvent un demi-siècle, et quelquefois davantage. Jésus-Christ prononçoit des sermons moitié françois, moitié latins ; s’il donnoit la communion aux apôtres, c’étoit avec des hosties. Dans sa transfiguration sur le mont Thabor, on le voyoit paroître entre Moïse et le prophète Élie, en habit de Carme. Sainte Anne et la Vierge accouchoient dans une alcove pratiquée sur le théâtre : on avoit soin seulement de tirer les rideaux du lit. Si les auteurs de ces pièces monstrueuses inventoient quelque épisode, il se ressentoit de leur grossière ignorance. Par exemple, Judas tuoit le fils du roi de Scarioth, à la suite d’une querelle qu’il avoit prise avec lui en jouant aux échecs ; il assommoit ensuite son père, et devenoit le mari de sa mère, ce qui produisoit une reconnoissance et des fureurs. Mahomet, dont on faisoit mention sept cents ans avant sa naissance, étoit compté parmi les divinités du paganisme. Le gouvernement de Judée vendoit les évêchés à l’enchère. Satan prioit Lucifer de lui donner sa bénédiction. Les diables, les satellites des tyrans, les bourreaux, les archers, les voleurs, étoient ordinairement les personnages plaisants de ces compositions dramatiques.
  5. Clément Marot composa, dit-on, des pièces pour les Enfants sans souci, et partagea leurs amusements. Louis XI les honoroit d’une protection particulière, et assistoit souvent à leurs spectacles. Les guerres civiles qui survinrent ensuite jetèrent de l’amertume et de l’aigreur dans ces jeux d’esprit, et convertirent les acteurs en factieux. Les plus modérés abandonnèrent alors cette société, qui ne fut plus composée que de libertins et de gens perdus de réputation.
  6. La Bazoche, fondée peu de temps après que le parlement eut été rendu sédentaire à Paris, avoit obtenu, en 1303, la permission de se choisir un chef avec le nom de roi. Philippe-le-Bel, qui régnoit alors, lui ayant en même temps concédé le droit de justice souveraine, la cour de son chef fut composée de grands officiers, comme chancelier, maîtres des requêtes ; avocat et procureur du roi, grand référendaire, grand audiencier, etc., tous pris parmi les Bazochiens. Le roi de la Bazoche eut aussi le droit de faire frapper une monnoie qui avoit cours parmi les clercs, et de gré à gré parmi les marchands. Ceci dura jusqu’au règne de Henri III, qui abrogea le titre de roi, ce qui rendit le chancelier chef de cette singulière juridiction. Vers la mi-juillet, le roi de la Bazoche faisoit la montre générale de tous ses clercs ou sujets distribués en douze compagnies, commandées par autant de capitaines. Après cette cérémonie, ils alloient donner des aubades à MM. du parlement, et représentoient une de leurs moralités. Ce spectacle se renouveloit trois fois par année, à la fête de l’Épiphanie, à la cérémonie du mai* et après la montre générale. D’abord ils n’eurent point de théâtre fixe, et leurs jeux se faisoient tantôt au Palais, tantôt au Châtelet, et le plus souvent dans des maisons particulières. Ce fut à Louis XII qu’ils durent de pouvoir dresser leur théâtre sur la fameuse table de marbre qui occupoit toute la largeur de la salle du Palais, et qui fut détruite dans l’incendie de 1618. Les Bazochiens, de même que les Enfants sans souci, eurent plus d’une fois besoin d’être réprimés pour l’insolence de leurs satires et de leurs allusions, dans lesquelles ils n’épargnèrent pas même la personne du bon roi à qui ils étoient redevables de leur dernier théâtre.
  7. Ils exigeoient cependant une rétribution des spectateurs ; et le parlement, chargé de la police de leurs jeux, la fixa à deux sous, qui en valoient alors huit des nôtres. Leurs représentations commençoient à une heure après midi, et duroient jusqu’à cinq heures sans intervalle. L’arrêt qui fixoit le prix des places, ordonnoit en outre qu’ils paieroient mille livres par an au trésorier des pauvres de la ville.
  8. Jodèle fit jouer ses premières pièces sur deux théâtres qu’on éleva dans les colléges de Reims et de Boncourt. Henri II y assista avec toute sa cour.
  9. Cette maison étoit située au coin de la rue de la Poterie, près de la place de Grève. Pour avoir le droit de jouer, la troupe qui l’occupoit payoit un écu tournois par représentation aux confrères de la Passion.

    Dans cette même année (1660) on vit à Paris des comédiens espagnols ; ils avoient suivi la reine, femme de Louis XIV, et restèrent douze ans à Paris avec une pension du roi ; mais ils ne purent s’y soutenir.

    En 1661, une troupe de comédiens de province, appelés à Paris par Mademoiselle, établit son théâtre au faubourg Saint Germain ; mais n’ayant point eu de succès, elle se dispersa après le temps de la foire.

    En 1662, une troupe d’enfants, qui prit le nom de troupe du Dauphin, parut aussi à la foire Saint-Germain. Ce fut là que débuta le célèbre Baron, âgé alors d’environ douze ans.

    En 1677 commença le théâtre des Bamboches, établi au Marais, dans lequel ne paroissoient que de très petits enfants. Il n’eut que quelques mois d’existence.

    En 1684, des comédiens de province venus à Paris louèrent une grande salle dans l’hôtel Cluni, et osèrent y jouer sans aucune permission. Leur théâtre fut fermé presque aussitôt par arrêt du parlement.

    D’autres comédiens de province étoient déjà venus, en 1632, établir un théâtre dans un jeu de paume de la rue Michel-le-Comte ; mais à peine eurent-ils ouvert leur spectacle qu’il fut fermé, sur la demande des habitants du quartier.

    Les comédiens forains avoient paru à Paris dès 1596.

  10. Voyez pl. 186.
  11. Cet incendie arriva dans le mois de mars 1799. Ce théâtre avoit alors le nom d’Odéon, qu’on lui avoit donné en 1794, et étoit occupé par la troupe du sieur Picard. Abandonné pendant plusieurs années, il fut reconstruit sous la direction de feu Chalgrin, qui, si l’on en excepte la décoration intérieure de la salle et quelques détails de construction, eut le bon esprit de ne point s’écarter du plan des deux premiers architectes. Ce théâtre a été depuis la proie d’un second incendie. (Voyez l’article Monuments nouveaux.)
  12. Le théâtre de la comédie françoise étoit occupé, en 1799, par les bouffons italiens et par l’ancienne troupe établie d’abord dans la rue de Louvois ; ces deux troupes y jouoient alternativement sous la même direction. Plusieurs autres troupes se sont succédé depuis sur ce théâtre ; aujourd’hui il est occupé par des acteurs qui jouent alternativement la tragédie, la comédie et l’opéra. Les comédiens françois n’ont point quitté, jusqu’à présent, la grande salle du Palais-Royal, destinée, dans le principe, à la troupe dite des Variétés. (Voyez t. 1, 2e partie, p. 887.)
*. Voyez tome 1er, 1re partie, p. 166.