Tableaux de Siége/Bouts de croquis

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 106-121).

VIII

BOUTS DE CROQUIS

Novembre 1870.

Quand ils se promènent, les peintres ont l’habitude de porter dans leur poche un petit album sur lequel ils prennent leurs notes. Les notes d’un peintre consistent en quelques coups de crayon rapides qui fixent un mouvement, une attitude, un galbe, la ligne principale d’une figure, ou la silhouette d’un objet. Pour qui sait lire ces hiéroglyphes, rien de plus significatif et de plus intéressant. Quoique aux yeux vulgaires ils présentent l’aspect d’un gribouillis confus, on y trouve toujours le trait caractéristique, l’accent de nature, la vérité inconsciente du geste pris sur le fait, et cet imprévu que les combinaisons de l’art ne donnent pas. Sans faire de croquis sur un carnet, le poëte, ou si ce mot est trop ambitieux, l’écrivain, lorsqu’il laisse errer sa flânerie le long des rues et à travers les places, a des méthodes à lui d’arrêter le contour des choses, et, s’il craint que le trait trop léger ne s’efface, de le repasser à l’encre. Il a ainsi au fond de sa mémoire, comme en un portefeuille, une foule de dessins, inachevés la plupart, mais contenant l’indication nécessaire pour être terminés à loisir, s’il en a le besoin ou le caprice. Ce sont des physionomies observées en passant, des groupes entrevus, un détail singulier, une perspective ouverte soudainement, un petit fait inaperçu de la foule, mais frappant pour le rêveur.

Il n’y a pas dans tout cela de sujet défini, de composition s’arrangeant en tableau et facile à encadrer, et pourtant on admire parmi ces esquisses plus d’une figure heureuse, plus d’une expression naïve, plus d’une familiarité vivante, qui manquent aux ouvrages préparés en vue du public. C’est la différence d’une lettre intime écrite au courant de la plume à une épître longtemps travaillée. Mais où voulez-vous en venir avec ces prolégomènes? Avez-vous l’intention de donner un pendant au traité de Töpffer sur le lavis à l’encre de Chine, et méditez-vous l’esthétique du croquis ? En aucune façon. Seulement nous possédons quelques bouts de dessins faits çà et là, au hasard de nos promenades, qui n’ont pas assez d’importance pour être publiés à part, mais qui réunis sous la glace d’un passe-partout de bois de sapin à filets d’érable, pêle-mêle, le coin de l’un empiétant sur le coin de l’autre, pourraient procurer, à qui les regarderait, un quart d’heure de distraction pendant les longues soirées du siége. C’est un cadre rempli de la sorte que nous allons, si vous le permettez, suspendre au clou du feuilleton.

DANS LE JARDIN DES TUILERIES.

Un ballon, le Victor-Hugo, devait s’élever ce matin-là du jardin des Tuileries, et nous étions curieux d’assister à ce départ ; mais c’est une opération assez lente que le gonflement d’un ballon, et les derniers préparatifs prennent du temps. Pendant que les aérostiers (c’est ainsi qu’ils se nomment), coiffés de la casquette portant brodé en lettres d’or le mot aer et chaussés de grandes bottes, allaient et venaient, s’occupant de chaque détail, revisant le filet, équilibrant les sacs, rangeant les paquets de dépêches, suspendant les cages de pigeons, accrochant aux cordes de la nacelle les exemplaires de journaux qui devaient donner des nouvelles de Paris à la France, notre esprit, attentif d’abord à ce mouvement plein d’intérêt, s’en laissait détourner peu à peu par l’incomparable magnificence du spectacle déployé devant nous, et malgré tout, malgré les Prussiens, malgré le siége, éprouvait cette sensation de bien-être intime et de joie sereine que procure, même aux moments les plus tristes, la contemplation du beau.

Le ciel était d’une pureté incomparable, d’un bleu léger, transparent, pénétré de lumière, où flottait comme une plume enlevée à l’aile d’une colombe, un petit nuage blanc destiné à faire valoir ce fond d’azur attendri encore par un reflet de rose auroral. Ce n’est qu’à l’Acropole d’Athènes, derrière le Parthénon au marbre doré, que le ciel nous est apparu aussi suave, aussi diaphane.

Au delà des grilles, sur la place de la Concorde, l’obélisque de Louqsor, frais et tendre de ton, rappelant la couleur de chair par la teinte de son granit, coupait de sa ligne précise la porte de l’arc de triomphe lointain ; l’obélisque complétait le pylône. Les arbres formant l’entrée des Champs-Élysées, dépouillés de feuilles, avec leurs branches délicates d’un gris rosâtre, ressemblaient aux arborisations d’une agate et marquaient les limites de la place par un travail de hachures entre-croisées de points de lumière.

Vers la droite, les charmantes façades du Garde-Meuble et du ministère de la marine, chef-d’oeuvre de Gabriel, où la beauté antique s’unit si heureusement à la grâce française, présentaient leurs portiques de sveltes colonnes corinthiennes détachées du fond par de légères ombres, leur couronnement de balustres entrecoupés d’acrotères et de trophées sur lequel flottait le drapeau à croix rouge.

Au premier plan, de chaque côté de la porte des Tuileries, piaffaient, au sommet de leurs piédestaux, les chevaux de Marly de pure race divine, descendant au moins de Pégase, à moins qu’ils ne sortent des écuries du Soleil, pleins d’ardeur et de feu, soufflant la lumière par les naseaux, et dont les sabots de marbre n’ont jamais foulé que le ciel. De pareilles montures ne peuvent être chevauchées que par des êtres allégoriques ou mythologiques. Une Renommée le clairon en main, un Mercure reconnaissable à son caducée, légèrement suspendus aux flancs de ces nobles bêtes comme les écuyers d’un cirque céleste ayant des dieux pour spectateurs, semblaient les guider par la volonté seule. Rien de plus élégant que ces deux groupes équestres taillés dans un nuage de marbre blanc et dessinant leur contour sur un bleu de pâte tendre. A la beauté ils joignent l’air de galanterie héroïque qui est le caractère de l’art de Louis XIV. En ce moment ils étaient éclairés par le rayon le plus favorable.

La terrasse descendait vers le jardin par deux belles courbes en fer à cheval aboutissant aux magnifiques groupes de la Saône et de la Loire, et encadrait à merveille ce coup d’œil sans rival au monde.

Cependant, deux à deux, paisiblement, autour du grand bassin, les chevaux du train montés par les artilleurs manégeaient et se dégourdissaient du froid nocturne. Des soldats agenouillés sur le rebord du bassin d’où les cygnes s’étaient envolés « lavaient des torchons radieux. » Le jet d’eau abaissé clapotait avec un murmure faible comme une plainte. Les Hermès, sentinelles de marbre qu’on ne relève jamais de leur faction sous les marronniers, regardaient, de leurs grands yeux fixes, s’arrondir dans l’air l’énorme perle du ballon, et un peu à l’écart de la foule, Horeau, l’auteur d’un grand ouvrage pittoresque sur l’Égypte, saisi par ce coup d’œil splendide, en faisait une pochade à l’aquarelle.

MÉLANCOLIES GASTRONOMIQUES.

Qui de nous ne s’est arrêté, en passant par le Palais-Royal, devant l’étalage de Chevet ? C’est un plaisir que le plus spiritualiste ne se refusait pas. Toute idée de bonne chère à part, on pouvait admirer ce splendide groupement de victuailles, comme un tableau de Sneyders, de Weenincx ou de de Fyt. Les chevreuils pendaient à l’extérieur, effleurant de leurs mufles noirs les hures de sanglier bourrées de pistaches et retroussant leur babine d’une façon rébarbative. Sur les tables de marbre blanc, les larges poissons de mer couchés à plat faisaient jouer leurs reflets d’argent et leurs iris nacrés ; les homards jaspés de jaune et de brun agitaient l’attirail formidable de leurs pinces, et les tortues prenaient leurs gauches ébats au bord de la vasque encadrée de mousse, où, sous le grésillement d’un mince filet d’eau, nageaient des cyprins de la Chine. Plus loin, les fines poulardes du Mans, les dindes d’une grosseur exceptionnelle, bombaient leurs estomacs distendus et marbrés de bleu par les truffes transparaissant sous leur peau délicate. Les coqs de bruyère, les faisans dans leur plumage mordoré, les ptarmigans d’Écosse, les gelinottes de Russie, les perdrix aux mignonnes bottines de maroquin rose, semblaient poser à souhait pour le plaisir des peintres autant que des gourmets.

Nous négligerons les pâtés de foie gras, les terrines de Nérac, les pâtés de merles de Corse, les brochettes d’ortolans et autres galanteries, comme on dit à Hambourg, mais comment ne pas donner un souvenir à ces raisins de Thomery, blonds comme l’ambre, à ces pêches de Montreuil, qui n’étaient pas de ces pêches à quinze sols méprisées par Alexandre Dumas fils, mais bien des pêches vierges ayant toute leur fleur et tout leur velouté ; à ces grenades dont l’écorce en s’entr’ouvrant laissait voir un écrin de rubis ; à ces poires si parfaites qu’elles semblaient sculptées en albâtre de Florence pour être servies sur les tables de pierres dures des anciens grands-ducs de Toscane ; à cet ensemble charmant de formes et de couleurs, à ce savoureux bouquet pantagruélique arrangé avec un art si exquis !

L’autre soir il pleuvait, et le désir de nous abriter nous avait poussé sous les arcades du Palais-Royal. Une vieille habitude machinale ramena notre regard vers l’étalage de Chevet. O surprise ! à la place du célèbre magasin de comestibles, étincelait, avec l’éclat blessant d’un décor de féerie lamé de paillon, une splendide boutique de ferblantier. C’était toute une architecture de bottes en fer-blanc, rondes, carrées, oblongues, rangées avec symétrie comme les tuyaux basaltiques d’une grotte de Fingal, illuminées sur côté saillant d’une lueur métallique et faisant briller leurs étiquettes colorées d’un vernis d’or. Nous nous approchâmes. Hélas ! c’était bien la boutique de Chevet, mais il n’y avait plus de comestibles – de comestibles frais du moins. – En désespoir de cause, on faisait donner le landsturm des conserves ; conserves de lait, de bosses de bison, de langues de rennes, de thon, de saumon d’Amérique, de petits pois et même de simple bœuf à la mode : toutes ces provisions qu’on emporte quand on va faire un voyage au pôle arctique ou antarctique. Les tortues avaient été enlevées pour les dernières mockle-turtles des Anglais restés à Paris, et dans le bassin des poissons rouges flottait une petite carpe qui, en vérité, n’avait pas l’air du tout de venir du Rhin.

Nous la contenplâmes avec ce désintéressement qu’inspirent les choses placées trop au-dessus de notre portée, en répétant le mot philosophique de Bilboquet : « Je repasserai dans huit jours. »

Cependant devant une autre glace de la vitrine s’était formé un attroupement qui témoignait par son attitude une admiration bien sentie. Nous étant approché, nous n’aperçûmes d’abord qu’une racine de gen-seng dont les pivots se tortillaient comme les jambes de Cornélius, la mandragore transformée en feld-maréchal dans le conte d’Achim d’Arnim, et deux ou trois pots de confiture de gingembre de la Chine clissés avec des cordelettes de bambou. Ce n’était pas cela qui excitait l’ébahissement respectueux de la foule, mais bien une motte de beurre frais d’un demi-kilogramme environ posée triomphalement sur une assiette. Jamais le bloc jaune qu’exposait la loterie du lingot d’or ne fut contemplé avec des yeux plus admiratifs, plus brillants de désir, plus phosphorents de convoitise. À ces regards ardents se mêlaient des lueurs attendries, des souvenirs de temps plus heureux...

On a beaucoup vanté le courage, le dévouement, l’abnégation, le patriotisme de Paris... Un seul mot suffit – Paris se passe de beurre !

UN PEU DE MUSIQUE.

Comme la pluie continuait à tomber, nous poursuivîmes notre promenade. A l’entrée de la galerie d’Orléans, les crieurs de journaux, – cette meute de la publicité, – aboyaient à pleine voix, et leurs clameurs prenaient, sous la voûte vitrée, une résonnance assourdissante. Des acheteurs se groupaient autour d’eux et formaient sur ce point une espèce de foule noire et fourmillante ; mais dès qu’on s’était engagé sous les arcades, on retombait dans la solitude la plus profonde. Quoiqu’il fût sept heures à peine, les boutiques étaient fermées ; de rares becs de gaz, largement espacés, tremblottaient, tourmentés par le vent, et jetaient des reflets mouillés sur les flaques d’eau du jardin : de loin en loin apparaissait comme une ombre un passant se dirigeant d’un pas hâtif vers son pauvre dîner obsidional ; des femmes vêtues de noir, un enfant la main, qui les suivait non passibus æquis, filaient le plus rapidement possible, yeux baissés, voilette rabattue, pressées par la nuit, mais en très-petit nombre, de sorte que la longue galerie paraissait déserte.

Des bouffées de pluie arrivaient travers les baies des arcades et faisaient miroiter les dalles boueuses. Un air humide, quoique nous fussions à l’abri, pénétrait nos vêtements, et au malaise de l’âme se joignait le malaise du corps. Nous pensions aux temps où ces arcades étincelantes de lumière nous rappelaient les Procuraties de Venise par l’animation des boutiques, le bruit des cafés et les évolutions des promeneurs fumant leurs cigares. Notre rêverie tournait à l’humeur noire, lorsque tout à coup un bruit de musique parvint à notre oreille. Nous nous approchâmes ; un cercle s’était formé près du café de la Rotonde et l’on se pressait autour de deux petites chanteuses italiennes.

L’une, la plus grande, fillette de douze ou treize ans, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, ses traits réguliers et fins, son linge blanc plié sur la tête, ressemblait beaucoup à cette Pasqua-Maria illustrée par Bonnat et Jalabert. Elle portait ce tablier rayé transversalement de diverses couleurs qui a l’épaisseur d’un tapis, les manches de grosse toile, le jupon à plis droits ; mais comme le temps était assez froid, elle avait jeté sur ses petites épaules maigres quelque haillon parisien dû, sans doute, à la charité d’une âme compatissante ; malgré cette infraction à la couleur locale, elle n’en était pas moins jolie.

L’autre, qui semblait la cadette de la première, blonde aussi, avait à peu près le même costume, mais sa figure gardait un caractère plus enfantin. Son éducation musicale ne devait pas être aussi avancée que celle de sa sœur, car son rôle dans le concert se bornait à rhythmer le chant par le tambour de basque et à soutenir avec le frisson des plaques de cuivre la partie de violon. Nous n’affirmerons pas que la petite virtuose fût de la force des sœurs Milanollo ou Ferni, mais elle ne jouait pas trop mal de ce malheureux petit violon rouge sur lequel s’appuyait énergiquement son menton délicat. Elles chantaient ensemble quelques-unes de ces cantilènes des Abruzzes d’une mélancolie si pénétrante et si passionnée, dont chaque couplet commence par un nom de fleur : « Fior di castagna, fior di camomilla, fior di rosa. » On ne saurait imaginer quel charme prenait, de la tristesse environnante, de la pluie, de la nuit sombre et des pensées de chacun plus sombres que la nuit, cette musique d’une naïveté rustique et d’une douceur plaintive ; elle venait à propos pour détendre les nerfs et changer le chagrin en mélancolie.

Pour finir le concert par quelque chose d’actuel et dans le goût français, les deux fillettes jouèrent la Marseillaise avec toute la furia qu’elles pouvaient y mettre. La grande prenait des airs terribles et écrasait l’archet sur les cordes ; la petite, accélérant le rhythme, secouait son tambour de basque comme une bacchante ; et l’entrain méridional emportant les petites virtuoses, l’hymne de Rouget de Lisle finit en tarentelle napolitaine. Ce contraste produisait un effet d’une grâce bizarre et charmante, et faisait penser à ce bas-relief antique où des enfants essayent de soulever la massue d’Hercule.

EFFET DE NUIT.

Silence de mort, solitude effrayante le long du quai. On se croirait dans une ville du moyen âge, à l’heure où le couvre-feu sonne. A peine si l’on entend dans le lointain le roulement d’une voiture ou le pas d’un bourgeois revenant chez lui. Les maisons s’élèvent hautes et sombres, découpant leurs combles sur la nuit comme du velours noir sur du drap noir. Trois fenêtres seulement sont éclairées du coin du quai Voltaire au dôme de l’Institut. Près du kiosque de l’inspecteur de place tremblote la lanterne d’un dernier fiacre. Les lampadaires à demi baissés piquent l’ombre de rares points rouges dont le reflet s’allonge et se dissout dans le fleuve comme une larme de sang. Mais tout à coup un caprice du vent écarte les nuages, et il s’allume autant d’étoiles au ciel qu’il s’éteint de becs de gaz sur terre. L’illumination est au grand complet là-haut !