Tante Gertrude/05

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 48-59).


CHAPITRE V


— Une lettre pour vous, monsieur Bernard.

Et le facteur, qui avait trouvé les portes ouvertes au Castelet, entra sans façon dans le bureau où le jeune régisseur se chauffait frileusement auprès du poêle de faïence.

— Triste saison, monsieur Bernard, continua l’homme, surtout pour nous autres.

— Approchez-vous du feu, Martin, et reposez-vous un moment, répondit Jean Bernard, qui lui avait avancé une chaise. Je vais vous faire préparer une tasse de café, ça vous fera du bien.

— Vous êtes bien bon, monsieur Bernard, et si tous les maîtres étaient comme vous, ça serait heureux pour le pauvre monde.

La vieille bonne, que le régisseur avait avertie, entra bientôt, apportant une tasse fumante qu’elle tendit au facteur.

Celui-ci, confus, s’excusa, ne sachant où poser sa casquette couverte de neige.

— Je serais allé à la cuisine, monsieur Bernard, murmura-t-il, je vais tout salir ici.

— Bah ! laissez-donc, mon brave, c’est peut-être la dernière fois que je vous vois.

— Alors, comme ça, monsieur Bernard, si ce n’est pas indiscret de vous en parler, vous partez bientôt ?

— Demain ou après-demain, répondit le jeune homme, en poussant un soupir involontaire, tandis que son regard rêveur errait tout autour de lui. Vous voyez d’ailleurs que mes meubles sont emballés.

— Et, sauf vot’ respect, monsieur Bernard, allez-vous bien loin ? demanda l’homme avec une sorte de timidité.

— Je ne sais pas… je n’ai pas encore décidé, répondit Jean d’un ton contraint.

Le facteur qui avait fini son café et se sentait tout réchauffé se leva et reprit son képi qu’il tourna et retourna dans ses doigts d’un air tout préoccupé.

— Monsieur Bernard, je regrette… nous regrettons tous que vous nous quittiez comme cela… On vous aimait bien, allez, au pays…

— Oui, oui, je sais, interrompit Jean, plus ému qu’il ne voulait le paraître. J’aurais été heureux aussi de rester ici longtemps encore ; mais, que voulez-vous, il faut subir la destinée… Allons, au revoir Martin… Adieu, si je ne vous vois plus. Ne vous attardez pas, car la neige s’épaissit de plus en plus.

Resté seul, le jeune homme reprit sa place auprès du feu, et retomba dans sa rêverie profonde d’où l’entrée du facteur l’avait tiré.

Bien des événements s’étaient passés depuis six mois, et Jean se trouvait à l’heure présente dans une position critique. Le prince d’A… était mort subitement ; ses vastes propriétés avaient été vendues par ses héritiers pour le partage de sa fortune ; ceux-ci avaient, en conséquence, remercié le régisseur, lui laissant trois mois pour se mettre en quête d’une nouvelle situation. Jean avait cherché en vain ; de son côté, son ami Antoine de Radicourt avait fait de nombreuses démarches pour lui procurer une place quelconque ; tout était resté sans résultat. Lassé, découragé, Jean, depuis un mois avait eu recours aux journaux français et étrangers, mais sans être plus heureux, deux lettres seulement lui étaient parvenues, et les offres qu’ou lui taisait lui semblaient si dérisoires qu’il n’y avait même pas répondu.

Trop fier pour demander un nouveau délai, le jeune homme se préparait à quitter le Castelet, mais il se sentait profondément triste ; l’avenir lui apparaissait plus sombre que jamais. Quelques mois suffiraient pour épuiser les économies qu’il avait faites avec tant de peine. Alors, si tous ses efforts pour trouver un emploi n’aboutissaient pas, que deviendraient Gontran et Madeleine ?

La mort du prince, qu’il aimait sincèrement, avait déjà été pour lui une épreuve pénible ; la pensée de quitter ce pays où il avait su gagner la sympathie ajoutait encore à son chagrin, mais qu’était-ce cela auprès de la torture causée par le sentiment de son impuissance à assurer l’existence de ceux dont la vie lui était plus chère que la sienne ! Le malheureux avait passé la nuit entière dans ces angoisses et il n’avait, ce matin, pu toucher au déjeuner préparé par sa vieille bonne.

En jetant un regard désespéré sur les quelques meubles prêts à être chargés qui encombraient son bureau, il aperçut soudain la lettre apportée par le facteur et à laquelle, dans son trouble, il n’avait prêté aucune attention. Il l’ouvrit machinalement en poussant un soupir, mais, comme il lisait, ses yeux s’animèrent d’une véritable stupeur, tandis qu’il en dévorait fiévreusement le contenu :


« Je suis tombée par hasard sur l’annonce que vous avez fait insérer dans le Gaulois, disait la lettre, et, comme je suis justement à la recherche de ce singulier personnage qu’on appelle régisseur ou intendant, mais qui n’est presque toujours qu’un effronté voleur, je me suis décidée à vous écrire. Le prince d’A…, d’après les renseignements que j’ai recueillis, n’était pas un imbécile, et s’il vous a gardé six ans à son service, c’est qu’il a reconnu, sans doute, que vous ne le voliez pas sur une trop grande échelle !

« J’ai hérité de mon frère une propriété immense, dont les revenus, d’après ce que j’ai pu voir, ont passé, jusqu’ici, en grande partie dans la poche de l’intendant qui le volait sans vergogne. J’ai la prétention de penser que mes revenus doivent rentrer dans ma caisse. En conséquence, je vous offre de venir chez moi pour m’aider à toucher ce qui me revient, vous engageant à me voler le moins possible, de façon, au moins, que je ne m’en aperçoive pas.

« Vous me direz ce que vous gagniez chez votre prince, et comme j’ai une fortune qui me permet d’agir en princesse — quoique je ne le sois pas ! — je vous donnerai ce qu’il vous donnait. Je vous préviens que toutes mes informations sont prises, de sorte que si ma proposition vous plaît, vous n’avez qu’à entrer en fonctions immédiatement. Envoyez une dépêche disant l’heure de votre arrivée et le cocher vous attendra à la gare d’Ailly, la plus voisine de Neufmoulins.

« Gertrude de Neufmoulins. »


La foudre fût tombée aux pieds de Jean qu’il n’eût pas été plus saisi qu’à la lecture de cette furieuse épître !

Il ne savait s’il devait rire ou se fâcher de son ton insolent.

Et l’image de la vieille fille, avec ses longs bras en ailes de moulin lui revenait aussi nette que s’il venait de quitter le château ; il y avait quinze ans de cela ! Il la revoyait arpentant les rues de la petite ville, avec son éternel cabas en tapisserie, bourré d’objets de toutes sortes, marchant à grands pas sans souci de sa coiffure toujours posée de travers sur ses cheveux grisonnants en désordre ; les traits durs et énergiques de Mlle Gertrude étaient restés fixés dans ses yeux, il avait encore dans l’oreille sa voix brève et impérieuse.

— Tiens, petit, mange cette galette ! elle est énorme, mais tu es bien assez glouton pour en venir à bout !

C’était sa façon originale d’offrir : toujours une parole désagréable à côté d’un bon mouvement, une rebuffade avec un cadeau !

Elle ne se doutait guère que le Jean Bernard à qui elle écrivait cette lettre insolente, et qu’elle traitait en valet, n’était autre que le comte de Ponthieu, qui aurait pu s’installer en maître dans le château dont elle venait d’hériter.

Cette idée amusait le jeune homme tandis que sa fierté se révoltait sous l’appellation de voleur qui lui cinglait le visage comme un coup de fouet…

Mais la nécessité, cette marâtre cruelle dont nous devons quelquefois subir la tyrannie implacable, parlait plus haut que son orgueil ; la vision des deux enfants à qui sa vie appartenait, qu’il avait juré de protéger, d’élever, se dressait devant lui… Il entendait la voix rieuse de Madeleine, ses chants joyeux… il voyait Gontran, déjà sérieux comme un homme, penché sur son pupitre, travaillant avec acharnement pour arriver un jour au but de ses rêves : entrer à l’école Polytechnique…

Et, imposant silence aux scrupules du comte de Ponthieu, aux révoltes de son âme délicate, froissée dans ses fibres les plus intimes, Jean Bernard, sans une faiblesse, envoya sa réponse :

« Accepte poste régisseur. Serai à Ailly après-demain soir. »

Une émotion qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même faisait aussi battre son cœur à la pensée : qu’il allait revoir la belle Paule Wanel… Il vivrait tout près d’elle, se trouverait sans doute souvent dans sa société. Qu’était-elle devenue ? Il n’avait plus entendu parler d’elle depuis deux ans. Était-elle encore dans le pays ? Elle était remariée, peut-être ?

Inconsciemment, cette dernière hypothèse lui fit mal… il s’en étonna ; que lui importait, après tout ? et que pouvait avoir de commun Jean Bernard, le régisseur, avec la richissime veuve de l’industriel ! Il ne se fit pas illusion ; il prévit bien des luttes, bien des humiliations dans sa nouvelle situation, auprès de cette vieille fille, originale et impérieuse… Mais il avait accepté le legs sacré, le seul que lui avait laissé sa mère, il avait juré ; il tiendrait son serment, coûte que coûte !

Ce fut rempli de ces intentions qu’il se présenta le surlendemain chez sa nouvelle maîtresse, pour prendre ses ordres.

Mlle Gertrude, avec le sans-gêne qui lui était habituel, dévisagea hardiment le jeune homme, qui s’inclinait devant elle avec le grand air dont il n’avait jamais pu se départir.

— Ah ! ah ! vous êtes exact, c’est bien, j’aime cela, grommela-t-elle, après une minute de silence. Vous ne manquerez pas d’ouvrage ici, je vous en préviens. Mon frère, qui n’a jamais su faire que des sottises, avait voulu en mourant en faire un dernière plus grosse que les autres : il avait laissé ses biens à deux étourneaux qui n’en ont pas voulu heureusement, et qui n’ont pas osé me dépouiller de ce qui me revenait de droit ! Vraiment ! j’aurais voulu les voir ces écervelés à la tête d’une telle fortune ! Il était temps qu’une personne à poigne mette bon ordre aux dilapidations de toutes sortes qui se sont commises ici depuis plusieurs années. Mais, je suis là ! et les voleurs vont avoir du fil à retordre ! L’intendant de mon frère, qui était un fieffé coquin, a pris la poudre d’escampette ! il a bien fait ! Qu’il aille se faire pendre ailleurs ! mais gare à celui qui s’y frottera désormais ! Vous entendez, jeune homme ? une personne avertie en vaut deux !

Et voyant un éclair d’indignation dans les grands yeux noirs de Jean, la vieille fille continua :

— Ah ! ah ! c’est là que le bât vous blesse ! tant pis ! vous vous habituerez ! les Neufmoulins ont toujours eu main leste et franc parler. Quant à leur devise : « Ce que Neufmoulins veut, Neufmoulins peut », mon frère l’avait oubliée, mais moi j’y tiendrai !…

Pour le moment, vous avez l’air transi et vous devez être, fatigué. Je vous ai fait installer dans la vieille abbaye, on va vous y conduire ; ma cuisinière vous servira vos repas jusqu’à ce que vous ayez trouvé une bonne. Je vous paierai ce que vous payait le prince, mais vous n’avez pas la prétention que je vous nourrisse par-dessus le marché ! Débrouillez-vous ! Il faut d’abord que chacun reste libre ; j’ai horreur de tout ce qui porte atteinte à la liberté ! J’aurais pu vous loger ici, le château est assez vaste pour tout un régiment, mais vous m’auriez gênée et ma société, d’autre part, ne vous eût guère amusé non plus ! Maintenant, je vous attendrai ici, dans mon bureau, tous les matins, de huit heures à dix heures. C’est le temps que je veux consacrer à ce qui regarde l’administration et la gérance de mes biens. Bonsoir !… Ah ! un dernier mot… Vous aurez un cheval et une voiture à votre disposition, c’est indispensable pour votre service, mais vous prendrez un cocher à vos frais, si le cœur vous en dit. Vous trouverez cet article, ainsi qu’une bonne, au bureau de placement d’Ailly. Je vous préviens, par exemple, qu’il n’en sort rien de bon ! Coquins et coquines s’y donnent rendez-vous ! À bon entendeur, salut ! Thomas ?

Et la vieille fille, à qui l’usage des sonnettes paraissait inconnu, ayant ouvert la porte du bureau, appela le domestique d’une voix de stentor.

Celui-ci, habitué sans doute aux façons de sa maîtresse, apparut au bout d’un instant au bas de l’escalier.

— Conduis monsieur à l’Abbaye, et veille à ce que cette paresseuse de Zoé lui fasse du bon feu.

Tel fut l’accueil que le comte de Ponthieu reçut le jour de son arrivée dans ce château, qui lui rappelait tant de souvenirs.

Il fut agréablement surpris, en pénétrant dans le vieux monastère : une flamme joyeuse pétillait dans la grande cheminée de la pièce qui devait lui servir de salle à manger et où un dîner réconfortant l’attendait. Un bon feu avait été allumé aussi dans sa chambre et, après ce long voyage fait par un temps glacial, dans une disposition d’esprit plutôt mélancolique, après cette première entrevue si pénible, et l’émotion que lui avait causée la vue de ce pays, où il avait passé de si heureux moments et où il rentrait maintenant en déshérité, en déchu, Jean éprouva un singulier bien-être ; il eut la sensation infiniment douce d’être enfin là, chez lui. La tristesse qui l’avait envahi se dissipa peu à peu, le courage lui revint.

Le lendemain, lorsque son régisseur se présenta devant elle, la châtelaine s’aperçut du changement qui s’était opéré en lui : le jeune homme était redevenu absolument maître de lui-même. La dignité de son maintien, ses grands yeux noirs un peu tristes, au regard plein de franchise, ses traits fins mais énergiques, sur lesquels se lisait la droiture du caractère, toutes ces particularités n’échappèrent point à Mlle de Neufmoulins ; elle en fut frappée.

— Regardez-moi ça ! murmurait-elle in petto, comme elle préparait les livres de comptes et s’asseyait à côté de Jean, c’est un simple gueux, et ça vous a des airs d’un prince du sang ! Parlez-moi un peu, après cela, des signes distinctifs de la race ! Je serais curieuse de voir la figure que fera mon futur neveu auprès de ce singulier personnage !

Le désir de la vieille demoiselle ne devait pas tarder à être satisfait.

Il y avait près de deux heures que Mlle Gertrude travaillait avec son intendant dont, à sa grande satisfaction, elle avait pu apprécier déjà l’intelligence et les capacités, lorsque des cris joyeux les interrompirent.

— Hurrah ! J’ai gagné ! Battu, mon cher ! Vous êtes battu à plate couture ! Toujours la victoire du sexe beau sur le sexe laid ! s’écria une voix fraîche, tandis qu’un rire perlé éclatait comme une fusée.

Un soleil superbe brillait par la fenêtre entr’ouverte du bureau, et Mlle de Neufmoulins quitta sa place pour jeter un coup d’œil dans la cour.

— Bonjour, tante Gertrude ! Vous ne direz pas que je ne suis pas matinale, hein ? C’est moi qui ai fait dénicher ce pauvre Pierre à neuf heures, et il en est tout grinchu ! Il bougonne depuis notre sortie d’Ailly ! Il faut dire aussi qu’il n’est pas content, car je l’ai battu ! et bien encore ! Je monte vous embrasser et vous raconter tout cela en détail.

Un pas vif et léger résonna bientôt dans le corridor, et Paule, qui croyait sa tante seule, poussant la porte sans se donner même la peine de frapper, apparut sur le seuil, très crâne dans son costume de cycliste, éblouissante de fraîcheur et de beauté.

Elle s’arrêta, hésitante, à la vue de Jean ; ses joues se couvrirent d’une légère rougeur.

— Entre donc, dit Mlle de Neufmoulins ; c’est mon intendant.

Ce fut au tour de Jean de rougir.

« Ne fais pas attention, disait le ton dont fut prononcée cette simple phrase, ce n’est qu’un domestique ! »

Sans un mot, Jean se leva et, s’inclinant profondément devant Mme Wanel, il se disposa à se retirer, mais Mlle Gertrude l’arrêta :

— Un instant, s’il vous plaît ; nous n’avons pas fini. Assieds-toi là, Paulette, et tâche de fermer le bec pendant cinq minutes. Ensuite, je serai à toi.

La jeune femme, subitement gênée, presque intimidée, ne trouvant pas de siège à sa portée, s’assit sans bruit sur le rebord de la fenêtre ou verte. Elle était assise en face de Jean, et elle l’examina avec curiosité. Le visage pâle, plutôt sévère du régisseur, lui plaisait ; sa voix basse, aux notes graves, la charmait ; elle écoutait avec un intérêt inconscient ses réponses, ses réflexions toujours polies, mais empreintes d’une froideur un peu hautaine.

Mlle de Neufmoulins avançait-elle une opinion hasardée, il avait une façon à lui de la réfuter qui arrêtait toute réplique et remettait les choses au point. La vieille fille, de son côté, paraissait trouver une sorte de plaisir à contrecarrer le jeune homme, à le piquer au vif, mais elle ne parvint pas à le « coller » selon son expression ! Jean Bernard, toujours maître de lui, avait réponse à tout.

Pendant ce temps, M. de Lanchères, qui s’étonnait de ne pas voir reparaître Mme Wanel, se décida à monter la rejoindre.

— C’est assez pour aujourd’hui, dit Mlle Gertrude en se tournant vers Jean, qui s’était levé en voyant entrer le jeune officier ; demain, nous continuerons de débrouiller l’autre compte. Cette après-midi, vous pourrez aller à Ailly pour vous procurer un cocher et une bonne. Savez-vous conduire ?

— J’avais un cabriolet à ma disposition chez le prince d’A… et je conduisais moi-même.

— Bon. C’est toujours utile de savoir le métier de cocher ; ça peut servir.

Et comme la vieille fille, en disant ces derniers mots, ne quittait pas du regard le jeune régisseur, elle vit un éclair passer dans ses yeux noirs.

— D’ailleurs, si vous n’aviez pas su conduire, ajouta-t-elle, ma nièce aurait pu vous donner de très bonnes leçons, et mon futur neveu aussi, à l’occasion. Ils s’y entendent ! C’est la mode de nos jours, paraît-il, que le domestique soit conduit par le maître ! Vous pouvez vous retirer, monsieur… Allons, bon ! voilà que je ne me souviens plus de votre nom !

— Jean Bernard, répondit fièrement le jeune homme.

— Bien ! Je tâcherai de me le rappeler. Au revoir, monsieur Bernard.

Le régisseur, après s’être incliné légèrement devant les personnes présentes, quitta la pièce de son pas assuré.

Paule, comme interdite, n’avait pas bougé. Elle éprouvait une sorte de dépit indéfinissable en constatant l’impression que lui avait faite ce Jean Bernard.

— Eh bien ! que dis-tu de l’oiseau ? interrogea la voix railleuse de sa tante, la tirant brusquement de ses réflexions.

— Il est très chic ! répondit-elle vivement.

— Et surtout bien prétentieux, remarqua M. de Lanchères. Où avez-vous déniché cet intendant, mademoiselle ?

— En Belgique, « savez-vous », monsieur mon futur neveu.

— Qui vous l’a recommandé, tante Gertrude ?

— Ma chère enfant, j’ai vu son annonce dans le Gaulois. Avant de lui écrire, je me suis informée pour tâcher de savoir s’il était moins voleur que la plupart des gens de son espèce. Il paraît qu’il est dans les modérés et ne tire pas trop sur la ficelle ; alors, je l’ai accordé ! Il n’a pas le sou, et se mêle d’élever deux enfants ! Ça me chiffonne. Mais, qu’y faire ? C’est bien sûr ma bourse qui paiera encore les frais de ces éducations-là. Tant pis ; j’ai cherché, je n’ai rien trouvé de mieux.

— Il a, ma foi, des airs de grand seigneur, dit Paulette.

Mlle Gertrude haussa les épaules.

— Si ça ne vous fait pas pitié, de voir des manants avec une tournure pareille ! Où allons-nous, grand Dieu ! Soit dit sans vous offenser, mon futur neveu, il est autrement taillé que vous ! Et vous êtes pourtant autrement titré que lui ! En tout cas, il me fait l’effet d’un gars qui n’a pas froid aux yeux, et mes coquins de fermiers vont avoir du fil à retordre avec lui !

Cette perspective égayait sans doute la vieille demoiselle, car elle paraissait ravie et se frottait énergiquement les mains, ce qui, chez elle, était toujours un signe de grand contentement.

Paulette, au contraire, restait pensive, et ses yeux bleus avaient un regard rêveur qui ne leur était pas habituel.

M. de Lanchères, qui l’observait, s’en aperçut.

— Qu’y a-t-il, chère ? demanda-t-il en venant auprès de Mme Wanel, vous avez l’air préoccupée. Est-ce que l’arrivée de cet intendant ? interrogea-t-il à voix basse…

— Cet intendant ? interrompit la jeune femme d’un ton bref qui augmenta encore l’étonnement de son fiancé. Que m’importe ? Pouvez-vous supposer que je lui fasse l’honneur de m’occuper de sa personne ? Venez, Pierre ! Allons voir mon portrait auquel Thérèse travaille depuis huit jours ! continua-t-elle, de sa voix redevenue câline ; vous me direz si je suis ressemblante.

Jean Bernard eut bien des distractions, ce soir-là, comme il était assis dans la pièce qui lui servait de bureau, occupé à réviser tous ses comptes de la journée. Il avait laissé causer la vieille bonne qui le servait, et il avait bientôt appris tout ce qui pouvait l’intéresser. Zoé, bavarde comme le sont généralement les gens de cette classe, lui avait raconté en détail le mariage de Paule, la fin tragique de l’industriel, le testament original de M. de Neufmoulins — un bon homme, selon Zoé, mais un peu toqué ! Il ne pouvait pas en être autrement d’ailleurs, déclarait-elle ingénument, car ils le sont tous dans la famille ! Monsieur l’intendant avait dû s’en apercevoir en causant avec Mlle Gertrude ? — Il avait su ensuite la fureur de cette dernière en se voyant frustrée d’un héritage sur lequel elle avait toujours compté, ses récriminations et ses manœuvres pour empêcher sa nièce d’accepter.

— Ce n’est pas une mauvaise personne que not’ demoiselle, mais elle n’est pas commode ! Bah ! elle n’avait pas tant besoin de se faire de bile, puisque Mme Wanel et M. de Ponthieu refusaient l’héritage en question ! M’est avis, pourtant, que si ce neveu de monsieur avait connu not’ Paulette, il n’aurait bien sûr pas refusé ! Et il lui aurait rendu un fameux service, à la petite, car ce Lanchères qu’elle va épouser ne me dit rien de bon ! Il ne plaît guère non plus à Mlle Gertrude, qui ne se cache pas pour le lui donner à entendre !

Jean Bernard avait ainsi appris tout ce qui lui tenait tant à cœur ; Paule n’était pas encore mariée, mais elle était fiancée, et le mariage aurait lieu dans quelques mois. Une sorte d’angoisse étreignait le cœur du jeune homme à cette pensée… Il revoyait Mme Wanel comme elle lui était apparue ce matin-là, jolie à ravir dans son costume de cycliste, ses grands yeux étonnés lorsqu’elle s’arrêtait sur le seuil, rougissante et comme prise d’une timidité subite… Il la revoyait assise ou plutôt perchée sur le rebord de cette fenêtre ouverte, le soleil se jouant dans ses cheveux d’or et lui formant une sorte d’auréole… Il sentait ce regard d’une hardiesse ingénue, attaché sur lui avec une expression pensive, presque triste… Puis, l’entrée de M. de Lanchères pour qui il éprouvait une répulsion instinctive. Comment Paule pouvait-elle aimer ce bellâtre insignifiant ? Cette même question irritante qu’il s’était posée lors de son premier mariage, lui revenait à l’esprit… L’aimait-elle ? Elle avait pu épouser Wanel pour sa fortune, mais pourquoi épouserait-elle celui-ci ?

Lorsqu’il se décida à se mettre au lit, il n’avait pas encore pu résoudre cette énigme, et il ne s’endormit que fort tard dans la nuit, poursuivi par le souvenir de la jeune femme et de son fiancé.