Testament de Meslier/Chapitre 7

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Cramer (p. 54-64).


CHAPITRE VII.

Ve Preuve tirée des erreurs de la doctrine & de la morale.



LA Religion Chrétienne, Apostolique & Romaine, enseigne & oblige de croire, qu’il n’y a qu’un seul Dieu, & en même tems qu’il y a trois personnes divines, chacune desquelles est véritablement Dieu. Ce qui est manifestement absurde ; car s’il y en a trois qui soient véritablement Dieu, ce sont véritablement trois Dieux. Il est faux de dire qu’il n’y ait qu’un seul Dieu ; ou s’il est vrai de le dire, il est faux de dire qu’il y en ait véritablement trois qui sont Dieu, puisqu’un & trois ne se peut véritablement dire d’une seule & même chose.

Il est aussi dit que la premiére de ces prétendues personnes divines, qu’on appelle le Père, a engendré la seconde personne qu’on appelle le Fils, & que ces deux premiéres personnes ensemble ont produit la troisiéme que l’on appelle le Saint Esprit, & néanmoins que ces trois prétenduës divines personnes ne dépendent point l’une de l’autre, & ne sont pas même plus anciennes l’une que l’autre. Cela est encore manifestement absurde, puisqu’une chose ne peut recevoir son être d’une autre, sans quelque dépendance de cette autre, & qu’il faut nécessairement qu’une chose soit pour qu’elle puisse donner l’être à une autre. Si donc la seconde & la troisiéme personne divines ont reçu leur être de la premiére, il faut nécessairement qu’elles dépendent dans leur être, de cette premiére personne, qui leur auroit donné l’être, ou qui les auroit engendrées ; & il faut nécessairement aussi que cette premiére qui auroit donné l’être aux deux autres, ait été avant, puisque ce qui n’est point, ne peut donner l’être à rien. D’ailleurs il répugne & est absurde de dire, qu’une chose qui auroit été engendrée ou produite n’auroit point eu de commencement. Or selon nos Christicoles, la seconde & la troisiéme personne ont été engendrées ou produites ; donc elles ont eu un commencement ; & si elles ont eu un commencement, & que la premiére personne n’en ait point eu, comme n’ayant point été engendrée, ni produite d’aucune autre, il s’ensuit de nécessité que l’une ait été avant l’autre.

Nos Christicoles qui sentent ces absurdités, & qui ne peuvent s’en parer par aucune bonne raison, n’ont point d’autre ressource que de dire qu’il faut pieusement fermer les yeux de la raison humaine, & humblement adorer de si hauts mystères sans vouloir les comprendre. Mais comme ce qu’ils appellent foi est ci-devant solidement réfuté, lorsqu’ils nous disent qu’il faut se soumettre, c’est comme s’ils disoient, qu’il faut aveuglément croire ce qu’on ne croit pas.

Nos Déichristicoles condamnent ouvertement l’aveuglement des anciens Payens qui adoroient plusieurs Dieux. Ils se raillent de la généalogie de leurs Dieux, de leurs naissances, de leurs mariages & de la génération de leurs enfans ; & ils ne prennent pas garde, qu’ils disent des choses beaucoup plus ridicules & plus absurdes.

Si les Payens ont crû qu’il y avoit des Déesses aussi-bien que des Dieux, que ces Dieux & ces Déesses se marioient, & qu’ils engendroient des enfans ; ils ne pensoient en cela rien que de naturel : car ils ne s’imaginoient pas encore que les Dieux fussent sans corps ni sentimens ; ils croyoient qu’ils en avoient aussi-bien que les hommes. Pourquoi n’y en auroit-il point eu de mâle & de femelle ? On ne voit point qu’il y ait plus de raison de nier ou de reconnoître plutôt l’un que l’autre ; & en supposant des Dieux & des Déesses, pourquoi n’engendreroient-ils pas en la manière ordinaire ? Il n’y auroit certainement rien de ridicule ni d’absurde dans cette doctrine, s’il étoit vrai que leurs Dieux existassent.

Mais dans la doctrine de nos Christicoles, il y a quelque chose de bien plus ridicule & de plus absurde ; car outre ce qu’ils disent d’un Dieu qui en fait trois, & de trois qui n’en font qu’un, ils disent que ce dieu triple & unique, n’a ni corps, ni forme, ni figure ; que la premiére personne de ce dieu triple & unique, qu’ils appellent le Père, a engendré toute seule une seconde personne qu’ils appellent le Fils, & qui est tout semblable à son Père, étant comme lui sans corps, sans forme & sans figure. Si cela est, qu’est-ce qui fait que la premiére s’appelle le Père plutôt que la mère ? & que la seconde se nomme plutôt le fils que la fille ? car si la premiére est véritablement plutôt père que mère, & si la seconde est plutôt fils que fille, il faut nécessairement qu’il y ait quelque chose dans l’une & dans l’autre de ces deux personnes, qui fasse que l’un soit père plutôt que mère, & l’autre plutôt fils que fille. Or qui pourroit faire cela, si ce n’est qu’ils seroient tous deux mâles & non femelles ? Mais comment seront-elles plutôt mâles que femelles, puisqu’elles n’ont ni corps, ni forme, ni figure ? Cela n’est pas imaginable& se détruit de soi-même. N’importe, ils disent toujours que ces deux personnes sans corps, forme ni figure, & par conséquent sans différence de sexe, sont néanmoins père & fils, & qu’ils ont produit par leur mutuel amour une troisiéme personne qu’ils appellent le St. Esprit ; laquelle personne n’a, non plus que les deux autres ni corps, ni forme, ni figure. Quel abominable galimatias !

Puisque nos Christicoles bornent la puissance de Dieu le Père à n’engendrer qu’un fils, pourquoi ne veulent-ils pas que cette seconde personne, aussi-bien que la troisiéme, ayent comme la premiére la puissance d’engendrer un fils qui soit semblable à elle ? si cette puissance d’engendrer un fils est une perfection dans la premiére personne, c’est donc une perfection & une puissance qui n’est point dans la seconde ni dans la troisiéme personne. Ainsi ces deux personnes manquant d’une perfection & d’une puissance qui se trouvent dans la premiére, elles ne seroient certainement pas égales entr’elles : si au contraire ils disent que cette puissance d’engendrer un fils n’est pas une perfection, ils ne devroient donc pas l’attribuer à la premiére personne non plus qu’aux deux autres, parce qu’il ne faut attribuer que des perfections à un Être qui seroit souverainement parfait.

D’ailleurs ils n’oseroient dire que la puissance d’engendrer une divine personne, ne soit pas une perfection ; & s’ils disent que cette premiére personne auroit bien pu engendrer plusieurs fils & plusieurs filles, mais qu’elle n’auroit voulu engendrer que ce seul Fils, & que les deux autres personnes pareillement n’en auroient point voulu engendrer d’autres, on pourroit 1o. leur demander, d’où ils sçavent que cela est ainsi ; car on ne voit point dans leurs prétendües Écritures saintes, qu’aucune de ces divines personnes se soit positivement déclarée là-dessus. Comment donc nos Christicoles peuvent-ils sçavoir ce qui en est ? Ils n’en parlent donc que suivant leurs idées & leurs imaginations creuses.

2o. On pourroit dire que si ces prétenduës divines personnes avoient la puissance d’engendrer plusieurs enfans & qu’elles n’en voulussent cependant rien faire, il s’ensuivroit que cette divine puissance demeureroit en elles sans effet. Elle seroit tout-à-fait sans effet dans la troisiéme personne, qui n’en engendreroit & n’en produiroit aucune, & elle seroit presque sans effet dans les deux autres, puisqu’elles voudroient la borner à si peu. Ainsi cette puissance qu’elles auroient d’engendrer & de produire quantité d’enfans, demeureroit en elles comme oisive & inutile, ce qu’il ne seroit nullement convenable de dire de divines personnes.

Nos Christicoles blâment & condamnent les Payens de ce qu’ils attribuoient la divinité à des hommes mortels, & de ce qu’ils les adoroient comme des Dieux après leur mort ; ils ont raison en cela, mais ces Payens ne faisoient que ce que font encore maintenant nos Christicoles, qui attribuent la divinité à leur Christ, ensorte qu’ils devroient eux-mêmes se condamner aussi, puisqu’ils sont dans la même erreur que ces Payens, & qu’ils adorent un homme qui étoit mortel, & si bien mortel, qu’il mourut honteusement sur une croix.

Il ne serviroit de rien à nos Christicoles de dire qu’il y auroit une grande différence entre leur Jesus-Christ & les Dieux des Payens, sous prétexte que leur Christ seroit, comme ils disent, vrai Dieu & vrai homme tout ensemble, attendu que la Divinité se seroit véritablement incarnée en lui ; au moyen de quoi la nature divine se trouvant jointe & unie hypostatiquement, comme ils disent, avec la nature humaine, ces deux natures auroient fait dans Jesus-Christ un vrai Dieu & un vrai homme. Ce qui ne s’étoit jamais fait, à ce qu’ils prétendent, dans les Dieux des Payens.

Mais il est facile de faire voir la foiblesse de cette réponse ; car d’un côté n’auroit-il pas été aussi facile aux Payens qu’aux Chrétiens de dire que la Divinité se seroit incarnée dans les hommes qu’ils adoroient comme Dieux ? D’un autre côté si la Divinité avoit voulu s’incarner & s’unir hypostatiquement à la nature humaine dans leur Jesus-Christ, que sçavent-ils si cette même Divinité n’auroit pas bien voulu aussi s’incarner & s’unir hypostatiquement à la nature humaine dans ces grands hommes, & dans ces admirables femmes, qui par leur vertu, par leurs belles qualités, ou par leurs belles actions, ont excellé sur le commun des hommes, & se sont fait ainsi adorer comme Dieux & Déesses ? Et si nos Christicoles ne veulent pas croire que la Divinité se soit jamais incarnée dans ces Grands Personnages, pourquoi veulent-ils nous persuader qu’elle se soit incarnée dans leur Jesus ? Où en est la preuve ? Leur foi & leur créance, qui étoient dans les Payens comme dans eux. Ce qui fait voir qu’ils sont également dans l’erreur les uns comme les autres.

Mais ce qu’il y a en cela de plus ridicule dans le Christianisme que dans le Paganisme, c’est que les Payens n’ont ordinairement attribué la divinité qu’à de grands hommes, auteurs des Arts & des Sciences, & qui avoient excellé dans des vertus utiles à leur patrie ; mais nos Déichristicoles à qui attribuent-ils la divinité ? À un homme de néant, vil & méprisable, qui n’avoit ni talent, ni science, ni adresse, né de pauvres parens, & qui depuis qu’il a voulu paroître dans le monde & faire parler de lui, n’a passé que pour un insensé & pour un séducteur ; qui a été méprisé, moqué, persécuté, fouetté, & enfin qui a été pendu comme la plupart de ceux qui ont voulu jouer le même rolle, quand ils ont été sans courage & sans habileté.

De son tems il y eut encore plusieurs autres semblables Imposteurs qui se disoient être le vrai Messie promis par la Loi, entr’autres un certain Juda Galiléen, un Théodor, un Barcon & autres, qui sous un vain prétexte abusoient les peuples & tâchoient de les faire soulever pour les attirer à eux ; mais qui sont tous péris.

Passons à ses discours & à quelques-unes de ses actions qui sont des plus remarquables & des plus singuliéres dans leurs espèces. « Faites pénitence, disoit-il aux peuples, car le Royaume du Ciel est proche ; croyez cette bonne nouvelle » : & il alloit courir toute la Galilée, prêchant ainsi la prétenduë venue prochaine du Royaume du Ciel. Comme personne n’a encore vu aucune apparence de la venue de ce Royaume, c’est une preuve parlante qu’il n’étoit qu’imaginaire.

Mais voyons dans ses autres prédications l’éloge & la description de ce beau Royaume.

Voici comme il parloit aux peuples : « Le Royaume des Cieux est semblable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ, mais pendant que les hommes dormoient, son ennemi est venu qui a semé la zizanie parmi le bon grain. Il est semblable à un trésor caché dans un champ : un homme ayant trouvé le thrésor, le cache de nouveau, & il a eu tant de joie de l’avoir trouvé, qu’il a vendu tout son bien, & il a acheté ce champ. Il est semblable à un marchand qui cherche de belles perles, & qui en ayant trouvé une d’un grand prix, va vendre tout ce qu’il a, & achette cette perle. Il est semblable à un filet qui a été jetté dans la mer, & qui renferme toutes sortes de poissons : étant plein, les pêcheurs l’ont retiré, & ont mis les bons poissons ensemble dans des vaisseaux, & jetté dehors les mauvais. Il est semblable à un grain de moutarde qu’un homme a semé dans son champ : il n’y a point de grain si petit que celui-là, néanmoins quand il est cru, il est plus grand que tous les légumes, &c. » Ne voilà-t-il pas des discours dignes d’un Dieu ?

On fera encore le même jugement de lui, si l’on examine de près ses actions. Car 1o. courir toute une Province, prêchant la venue prochaine d’un prétendu Royaume ; 2o. avoir été transporté par le Diable sur une haute montagne, d’où il auroit cru voir tous les Royaumes du monde ; cela ne peut convenir qu’à un visionnaire ; car il est certain qu’il n’y a point de montagne sur la terre d’où l’on puisse voir seulement un Royaume entier, si ce n’est le petit Royaume d’Yvetot, qui est en France. Ce ne fut donc que par imagination qu’il vit tous ces Royaumes, & qu’il fut transporté sur cette montagne, aussi-bien que sur le pinacle du Temple. 3o. Lorsqu’il guérit le sourd & le muet, dont il est parlé dans Saint Marc, il est dit qu’il le tira en particulier, qu’il lui mit ses doigts dans les oreilles, & qu’ayant craché, il lui tira la langue ; puis jettant les yeux au Ciel, il poussa un grand soupir, & lui dit eppheta. Enfin qu’on lise tout ce qu’on rapporte de lui, & qu’on juge s’il y a rien au monde de si ridicule.

Ayant mis sous les yeux une partie des pauvretés attribuées à Dieu par les Christicoles, continuons à dire quelques mots de leurs mystères. Ils adorent un Dieu en trois personnes, ou trois personnes en un seul Dieu ; & ils s’attribuent la puissance de faire des Dieux de pâte & de farine, & même d’en faire tant qu’ils veulent. Car suivant leurs principes, ils n’ont qu’à dire seulement quatre paroles sur telle quantité de verres de vin, ou de ces petites images de pâte, ils en feront autant de Dieux, y en eût-il des millions. Quelle folie ! Avec toute la prétendüe puissance de leur Christ, ils ne sçauroient faire la moindre mouche, & ils croyent pouvoir faire des Dieux à milliers. Il faut être frappé d’un étrange aveuglement pour soutenir des choses si pitoyables, & cela sur un si vain fondement que celui des paroles équivoques d’un fanatique.

Ne voyent-ils pas, ces Docteurs aveuglés, que c’est ouvrir une porte spacieuse à toutes sortes d’Idolatries, que de vouloir faire adorer ainsi des images de pâte, sous prétexte que des Prêtres auroient le pouvoir de les consacrer & de les faire changer en Dieux ? Tous les Prêtres des Idoles n’auroient-ils pu & ne pourroient-ils pas maintenant se vanter d’avoir un pareil caractère ?

Ne voyent-ils pas aussi que les mêmes raisons qui démontrent la vanité des Dieux ou des Idoles de bois, de pierre &c. que les Payens adoroient, démontrent pareillement la vanité des Dieux & des Idoles de pâte & de farine que nos Déichristicoles adorent ? Par quel endroit se moquent-ils de la fausseté des Dieux des Payens ? n’est-ce que ce ne sont que des ouvrages de la main des hommes, des Images muettes & insensibles ? Et que sont donc nos Dieux que nous tenons enfermés dans des boëtes, de peur des souris ?

Quelles seront donc les vaines ressources des Christicoles ? leur morale ? elle est la même au fond que dans toutes les Religions ; mais des dogmes cruels en sont nés & ont enseigné la persécution & le trouble. Leurs miracles ? mais quel peuple n’a pas les siens, & quels sages ne méprisent pas ces fables ? Leurs prophéties ? n’en a-t-on pas démontré la fausseté ? Leurs mœurs ? ne sont-elles pas souvent infâmes ? L’établissement de leur Religion ? mais le fanatisme n’a-t-il pas commencé, l’intrigue n’a-t-elle pas élevé, la force n’a-t-elle pas soutenu visiblement cet édifice ? La Doctrine ? mais n’est-elle pas le comble de l’absurdité ?

Je crois, mes chers amis, vous avoir donné un préservatif suffisant contre tant de folies. Votre raison fera plus encore que mes discours, & plût à Dieu que nous n’eussions à nous plaindre que d’être trompés ! mais le sang humain coule depuis le temps de Constantin, pour l’établissement de ces horribles impostures. L’Église Romaine, la Grecque, la Protestante, tant de disputes vaines, & tant d’ambitieux hypocrites, ont ravagé l’Europe, l’Afrique & l’Asie. Joignez, mes amis, aux hommes que ces querelles ont fait égorger, ces multitudes de Moines & de Nones, devenus stériles par leur état. Voyez combien de créatures sont perduës, & vous verrez que la Religion Chrétienne a fait perir la moitié du genre humain.

Je finirai par supplier Dieu, si outragé par cette secte, de daigner nous rappeler à la Religion Naturelle, dont le Christianisme est l’ennemi déclaré ; à cette Religion simple que Dieu a mis dans le cœur de tous les hommes, qui nous apprend à ne rien faire à autrui, que ce que nous voudrions être fait à nous-mêmes. Alors l’Univers seroit composé de bons citoyens, de pères justes, d’enfans soumis, d’amis tendres. Dieu nous a donné cette Religion en nous donnant la raison. Puisse le fanatisme ne la plus pervertir ! Je vais mourir plus rempli de ces désirs que d’espérances.



Voilà le précis exact du Testament in-folio de Jean Meslier. Qu’on juge de quel poids est le témoignage d’un Prêtre mourant qui demande pardon à Dieu.


Ce 15e. Mars 1742.