Textes choisis (Léonard de Vinci, 1907)/Psychologie

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Traduction par Joséphin Péladan.
Société du Mercure de France (p. 44-54).

II

PSYCHOLOGIE


L’homme comme animal (25-27). — Analogies du microcosme et du macrocosme (28). — L’œil, principal sens (31). — L’homme instinctif (34 à 38). — Le sens commun (39). — De l’âme (40). — La quintessence élémentaire (41). — Relations actives de l’âme et de l’organisme (42). — Son incorruptibilité (43). — Exécration de la méchanceté humaine (48).

25. — Fais un traité particulier pour la description des animaux à quatre pieds et parmi eux place l’homme qui dans l’enfance marche à quatre pattes. (E. 16, r.)

26. — Dans la description de l’homme doivent être compris les animaux de même espèce, tels que le babouin, le singe et les nombreux similaires. (R. 816.)

27. — De l’allure de l’homme. Elle a le caractère général du quadrupède qui remue ses pieds en croix. Comme le cheval qui trotte, l’homme agite ses quatre membres en croix : s’il avance d’abord le pied droit en marchant, il avance en même temps le bras gauche ou vice versa. (C. A. 292, r.)

28. — L’homme est appelé par les anciens un monde mineur, appellation juste, car il est composé de terre, d’eau, d’air et de feu, comme le corps terrestre, et il lui ressemble. Si l’homme a ses os pour servir d’armature et soutenir la chair, le monde a ses rochers qui soutiennent sa terre ; si l’homme a en lui un lac de sang où croit et décroît le poumon pour sa respiration, le corps de la terre a sa mer océane qui croit et décroît toutes les six heures pour sa respiration ; si de ce lac de sang dérivent les veines qui vont se ramifiant par tout l’organisme, ainsi la mer océane emplit le corps terrestre d’innombrables veines d’eau : mais il manque à notre globe les nerfs qui ne lui ont pas été donnés ; car ils sont destinés au mouvement. Or, le monde en sa perpétuelle stabilité ne se meut pas, et là où il n’y a pas de mouvement les nerfs sont inutiles. Mais pour tout le reste, l’homme et le monde sont semblables. (C. A. 80, r.)

29. — Si la nature avait fixé une seule règle pour la qualité des membres, le visage de tous les hommes serait semblable, et on ne pourrait les distinguer l’un de l’autre : mais elle a tellement varié les cinq parties du visage que bien qu’elle ait établi une règle générale pour la proportion, elle n’en a suivi aucune pour la qualité, de telle façon qu’on peut aisément reconnaître chacun. (C. A. 70, r.)

30. — J’ai trouvé dans la constitution du corps humain, comme dans celle des autres animaux, les plus obtus et grossiers sentiments : composé d’instruments sans ingéniosité et en partie inaptes à recevoir la vertu des sens.

J’ai vu dans l’espèce léonine le sens de l’odorat avoir part à la substance cérébrale, descendre des narines, excellent réceptacle pour ce sens de l’odorat, qui rentre dans le nombre des sacs cartilagineux, de meilleure opération que le cerveau de l’homme.

Les yeux de l’espèce léonine occupant une grande partie de la tête, les nerfs optiques communiquent immédiatement avec le cerveau. Chez les hommes, on voit le contraire : les trous des yeux tiennent peu de place dans la tête, et les nerfs optiques légers, longs, faibles, sont d’opération molle ; l’homme voit peu le jour et moins la nuit, et les animaux susdits voient mieux la nuit que le jour ; et cela ne les gêne point, parce qu’ils sortent la nuit et dorment le jour, comme font aussi les oiseaux nocturnes. (R. 827.)

31. — L’œil, dans une distance et des conditions moyennes, se trompe moins dans son office que tout autre sens, parce qu’il ne voit que les lignes droites qui composent la pyramide formée par la base de l’objet et qui les conduit à l’œil.

L’oreille se trompe sur le lieu et la distance des objets parce que l’onde sonore lui arrive non par lignes droites comme l’onde lumineuse, mais par lignes tortueuses et réflexes. Souvent
ce qui est éloigné paraît plus proche que ce qui l’est vraiment, à cause du parcours du son, bien que la voix de l’écho se réfère au son par lignes droites.

L’odorat désigne moins le site où se répand une odeur ; mais le goût et le tact, qui ont contact avec l’objet, ont seuls la vraie notion, qui vient du toucher. (LU. 2.)

32. — Il y a quatre puissances : mémoire et intellect ; irascible et concupiscible.

Les deux premières relèvent de la raison ; les deux autres des sens.

D’où cinq sens : vue, ouïe, odorat (de peu de preuve), tact et goût (très probants). (T. 7, v.)

33. — L’odorat mène avec lui le goût chez le chien et les autres animaux avides. (T. 7, v.)

34. — L’homme a grand raisonnement mais en majeure partie vain et faux. Les animaux en ont un moindre, mais utile et véridique et mieux vaut une petite certitude qu’une grande duperie. (ASH. I. 7, r.)

35. — La nature forma d’abord la grandeur de la case de l’intellect, qui est celle des esprits vitaux. (ASH. I. 7, r.)

36. — Il ne me paraît pas que les hommes grossiers, de mœurs basses et de peu d’esprit, méritent un si bel organisme ni une telle variété de rouages que les hommes spéculatifs et de grand esprit. Les premiers ne sont qu’un sac où entre la nourriture et d’où elle sort. On doit les assimilera un canal pour l’alimentation, car rien ne me prouve qu’ils participent à l’espèce humaine, sinon la voix et la figure ; pour tout le reste, ils sont assez semblables aux bêtes. (R. 1178.)

37. — Beaucoup ne sont que de véritables canaux pour la nourriture. On devrait les appeler des faiseurs de fumier et des remplisseurs de latrines, car c’est là tout leur office en ce monde. Ils ne mettent en pratique aucune vertu et il ne reste d’eux que des latrines pleines. (R. 1179.)

38. — L’homme et l’animal sont proprement des transits et des conduits pour la nourriture, des sépultures d’animaux, des auberges de mort, des gaines de corruption ; car ils entretiennent leur vie par la mort d’autrui. (R. 483.)

39. — Le sens commun est celui qui juge les impressions que lui transmettent les autres sens.

Le sens commun possède le mouvement médiateur, pour les impressions transmises par les cinq sens.

Les sens se meuvent suivant les objets, mandant leur similitude aux cinq sens qui transmettent à la sensibilité ; et celle-ci transmet au sens commun : et lui, étant juge, mande tout à la mémoire, dans laquelle, suivant leur puissance, plus ou moins, elles sont conservées.

Les anciens spéculateurs ont conclu que cette partie du jugement, donné à l’homme, tire sa cause d’un organisme auquel se référeraient les cinq sens, au moyen de la sensibilité.

Ils ont donné le nom de sens commun à ce sens et le placent au milieu de la tête. Ce nom vient de ce qu’il est juge des autres sens. Il se meut au moyen de la sensibilité, placée au milieu, entre lui et les sens.

La sensibilité se meut au moyen de la similitude des choses à elle transmises par les instruments superficiels ou sens qui sont placés, au milieu, entre les choses extérieures et la sensibilité ; pareillement les sens se meuvent d’après les objets.

La similitude des choses environnantes se transmet aux sens, qui la passent à la sensibilité ; elle-même les offre au sens commun, par qui elles entrent dans la mémoire où elles demeurent, selon leur plus ou moins grande importance.

Quel sens est plus rapide en son office et plus voisin de la sensibilité que l’œil, supérieur et prince des autres ? Nous en parlerons spécialement, en laissant les quatre autres, pour ne pas allonger notre matière. (C. A. 90, r.)

Or, regarde, lecteur, ce que nous pouvons croire de nos anciens qui ont voulu définir ce qu’est l’âme et la vie, choses improuvables, car ce ne sont pas choses que l’expérience puisse clairement connaître et prouver, puisque pendant tant de siècles elles ont été ignorées et crues faussement.

L’œil qui fait clairement l’expérience de son office, jusqu’à ce temps, a été défini d’une façon diverse par d’infinis auteurs ; prouve par expérience qu’il en est une autre. (C. A. 119, r.)

40. — De l’âme : Le mouvement de la terre contre la terre la refoule et la partie frappée se meut à peine.

L’eau frappée par l’eau fait des cercles autour de l’endroit frappé ;

A longue distance la voix dans l’air.

Plus encore dans le feu.

Plus enfin l’esprit dans l’univers.

Mais le fini ne s’étend pas dans l’infini. (H. 67, v.)

41. — Or, voici : l’espérance et le désir de se rapatrier et de retourner à son premier état fait comme la lumière pour le papillon ; et l’homme, d’un continuel désir, toujours aspire au nouveau printemps, et toujours à un nouvel état et à de prochains mois et à de nouvelles années ; et quand les choses désirées arrivent, il est trop tard et l’homme ne s’aperçoit pas qu’il aspire ainsi à sa ruine.

Mais ce désir est la quintessence des esprits élémentaires qui se trouvent enfermés, par l’âme, dans le corps humain ; l’homme aspire sans cesse à retourner vers son mandataire. Et vous savez que ce même désir, et cette quintessence est la compagne de la nature, comme l’homme est le modèle du monde.

Et l’homme a une souveraine démence qui le fait toujours pâtir, dans l’espoir de ne plus pâtir, et la vie lui échappe tandis qu’il espère jouir des biens qu’il a acquis, au prix de grands efforts. (R. 1187.)

42. — L’âme paraît résider dans la partie judiciaire et la partie judiciaire paraît être dans le lieu où concourent tous les sens. On l’a appelé sens commun, et cela ne doit pas s’entendre de tout le corps, comme beaucoup l’ont cru, mais seulement du cerveau. Car si elle était partout et toute en chaque partie, il ne serait pas nécessaire que les instruments des sens concourussent au même lieu ; il suffirait que l’œil seul opérât l’office du sentiment sur sa superficie, sans mander, par la voie des nerfs optiques, la similitude des choses vues au sens judiciaire ; l’âme, pour la raison susdite, le pourrait comprendre dans la superficie de l’œil.

Pareillement, au sens de l’ouïe suffit la voix résonnante dans la concavité parente de l’os pierreux qui se trouve dans l’oreille, et sans faire aucun transit au sens commun où la voix s’abouche et s’adresse à lui.

Le sens de l’odorat encore se voit, par la nécessité, contraint à concourir avec le jugement ; le tact passe par les nerfs et transmet ; et ces nerfs se répandent en d’infimes ramifications sous la peau qui recouvre les membranes du corps et les viscères.

Les nerfs portent le commandement et le sentiment aux muscles, et ensemble nerfs et muscles commandent à ces derniers le mouvement. Et ils obéissent, et pour obéir se gonflent en agissant : et leur gonflement rapproche leur longueur et les tire en arrière par le réseau des particules des membres, aboutissant à la pointe des doigts. Ils portent au jugement la raison de leur contact.

Les nerfs avec leurs muscles servent comme les soldats aux condottieri, et les muscles servent au sens commun comme les condottieri au capitaine. Donc la jointure des os obéit au nerf et le nerf au muscle et le muscle à la corde et la corde au sens commun ; et le sens commun est le siège de l’âme et la mémoire sa munition, et la sensibilité sa référence. (R. 838.)

43. — L’âme ne peut se corrompre dans la corruption du corps, mais elle fait à la façon du vent, qui est cause du son dans l’organe ; or, si l’enveloppe se gâte, il n’en résulte pour elle aucun effet. (T. 32, r.)

44. — Qui veut voir comment l’âme habite dans le corps, n’a qu’à regarder comment le corps use de sa quotidienne habitation ; avoir si elle est désordonnée et confuse, désordonné et confus sera le corps possédé par l’âme. (A. 76, r.)

45. — Notre corps est au-dessous du ciel et le ciel est au-dessous de l’esprit. (T. 34, v.)

46. — Les sens sont terrestres et la raison se tient en dehors d’eux, quand elle contemple. (T. 32, r.)

47. — Tout mal laisse du déplaisir dans le souvenir, le salut n’est autre que le suprême mal, savoir la mort qui abolit le souvenir avec la vie. (ASH. I. 33, r.)

48. — On verra toujours sur la terre des animaux qui combattent entre eux, avec les plus grands dommages et souvent la mort pour chaque parti.

Leur malignité n’a pas de bornes ; leurs bras sauvages jettent à terre les plus grands arbres des forêts de l’univers ; et pour avoir leur nourriture, l’aliment de leurs désirs, ils déchaîneront la mort, les peines, les douleurs, les guerres et la dévastation sur toute chose vivante. Dans leur prodigieux orgueil ils se lèveraient contre le ciel, si le poids trop fort de leurs membres ne les maintenait sur la terre. Rien, ni sur la terre, ni dessous, ni dans l’eau, qui ne soit poursuivi, dérangé, abîmé par eux ; ils passent d’un pays à l’autre et le corps de cette engeance devient la sépulture et le passage de tous les corps d’animaux morts.

Ô monde, comment ne t’ouvres-tu pas, pour précipiter dans les plus grands trous de tes abîmes et gouffres et ne plus montrer à la lumière, un monstre si cruel et si impitoyable ? (C. A. 362.)