Théâtre anglais - the Duchess de la Vallière

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THÉÂTRE ANGLAIS.

THE DUCHESS DE LA VALLIÈRE,
A PLAY IN FIVE ACTS, BY E. L. BULWER.[1].

Il y a quelques jours à peine, nous avions à juger la Vieillesse de Louis XIV, et nous nous affligions de la légèreté avec laquelle deux écrivains français avaient traité l’une des figures les plus importantes de notre histoire ; aujourd’hui nous avons à nous prononcer sur une pièce où Louis XIV joue le premier rôle, composée parmi nous, à Paris même, mais par un écrivain anglais, dont les romans sont fort à la mode, par M. E. L. Bulwer. Quoique les Derniers jours de Pompeï et Rienzi soient loin de valoir Pelham et Eugène Aram, cependant il n’est pas sans intérêt d’étudier la tentative dramatique de M. Bulwer. Cet essai n’est pas le premier que l’auteur ait fait ; car Eugène Aram, publié sous forme de roman, était d’abord destiné à paraître sur la scène, et plusieurs épigraphes du livre sont tirées de la tragédie inédite et peut-être inachevée. Malheureusement la courtoisie la plus indulgente ne nous permet pas d’applaudir l’œuvre nouvelle de M. Bulwer. Les personnages de la Duchesse de La Vallière n’appartiennent ni à l’histoire, ni à la poésie. À la réalité, qu’il méconnaissait volontairement, M. Bulwer a substitué une réalité triviale, qui n’est d’aucun pays, ni d’aucun temps, une réalité de coulisse, qui se prête à toutes les combinaisons théâtrales, mais si familière aux mémoires le plus paresseuses, que les premiers vers de chaque scène rappellent toujours les vers à venir.

Louis XIV, tel que nous le montre M. Bulwer, n’est qu’un égoïste impérieux ; il manque absolument de charme et de grandeur ; il expose la théorie de son caractère avec tant de franchise et de sécheresse, que l’amour de Mlle de La Vallière est à peine intelligible. La bravoure, la magnificence, n’entrent pour rien dans son rôle ; c’est tout simplement un Turcaret qui veut être aimé pour son argent. Il est jeune, et il se conduit comme un vieillard blasé ; rien en lui ne révèle l’ardeur de la gloire et le goût de la vraie galanterie. Je ne puis croire que M. Bulwer ait eu l’intention de rapetisser le personnage de Louis XIV, car une pareille intention serait directement contraire au but de sa pièce ; mais, en vérité, la manière dont il a dessiné le roi de France est tout-à-fait inexplicable. Lorsqu’il arrive à Louis XIV de parler fête et carrousels, cet épisode de la conversation a l’air d’un hors-d’œuvre, et n’est pas amené par le mouvement général de la pensée.

Le duc de Lauzun, le comte de Grammont et le marquis de Montespan, destinés par l’auteur à représenter la cour de France dans la seconde moitié du xviiie siècle, ne sont, à proprement parler, que des caricatures réprouvées par le bon sens aussi bien que par l’histoire. Le duc de Lauzun, qui, dans la pensée de M. Bulwer, signifie la même chose qu’Iago, justifie très mal son origine littéraire. Il se donne pour un misérable, pour un homme sans cœur et sans foi, capable de tous les mensonges et de toutes les trahisons ; mais son rôle tout entier se réduit à la vanterie. Il parle, et il n’agit pas ; et sa parole est de si mauvais ton, ses maximes d’immoralité sont si plates, que nous avons peine à comprendre l’engouement du roi pour ce bavardage ennuyeux. Le comte de Grammont est un bouffon de troisième classe, qui joue avec les mots, et gaspille les métaphores sans réussir à dérider l’auditoire. Si Louis XIV n’eût compté autour de lui que des courtisans aussi mal élevés, Versailles, assurément, n’eût pas été cité dans toute l’Europe comme un modèle achevé d’élégance et de grace. Quant au marquis de Montespan, il sert de plastron au duc de Lauzun et au comte de Grammont, avec une docilité plus digne de pitié que de rire. Il s’adresse lui-même de si grossières plaisanteries, il s’avilit avec tant d’acharnement, qu’il n’y a pas de rôle possible pour lui, et que sa disgrace passe inaperçue,

Le marquis de Bragelone, bien que taillé sur le patron de tous les amans trompés et généreux, intéresserait peut-être s’il parlait plus simplement ; mais il fait une si abondante consommation de tropes et de paraboles, qu’il fatigue les oreilles les plus complaisantes. Il sermonne tous ceux qu’il rencontre, depuis le duc de Lauzun jusqu’au roi ; mais comme il néglige de varier les formes de sa vertueuse indignation, l’attention lâche pied avant la fin de sa harangue.

Mme de La Vallière, mère de l’héroïne, est un personnage au moins inutile, puisqu’elle disparaît sans retour avant la fin du premier acte. D’ailleurs, c’est le second tome du marquis de Bragelone, à la colère près.

Mme de Montespan, si renommée à la cour de Louis XIV par la grace ingénieuse de ses reparties, et plus encore par la verve satirique de ses portraits, n’est, dans la pièce de M. Bulwer, qu’une intrigante de bas étage, sans esprit et sans gaieté, qui se vante de sa bassesse avec une impudeur niaise. Il est vrai que les contemporains n’attribuent pas à Mme de Montespan une sensibilité bien vive, et signalent en elle une femme de tête plutôt qu’une femme de cœur ; pour peu cependant qu’elle fût, je ne dis pas spirituelle, mais seulement sensée, elle ne devait pas faire parade de sa perfidie en présence de ses alliés. Toutefois, je reconnais volontiers que des personnages tels que la marquise de Montespan et le duc de Lauzun de M. Bulwer sont d’une grande utilité pour la construction d’un drame vulgaire, et simplifient singulièrement la marche de la fable.

Louise de La Vallière n’a pas été plus respectée que Louis XIV ou Lauzun par M. Bulwer. Au lieu d’être tour à tour naïve et passionnée, de pleurer sa faute dans la solitude, et d’oublier Dieu en présence de son amant, elle fatigue le roi de ses regrets et de son repentir. Elle engage avec lui des querelles interminables ; elle explique ses scrupules, comme si la résistance pouvait effacer le passé ; elle attaque de front le caractère de Louis XIV, comme le ferait une femme sans amour, et semble prendre plaisir à l’irriter, tant elle met de maladresse dans l’expression de sa douleur. Y a-t-il au monde une femme de seize ans, amoureuse, aimée, maîtresse de l’homme à qui elle s’est librement donnée, assez gauche pour insister, en sa présence, sur le mérite d’un autre homme ? Si cette bévue est un moyen dramatique, un élément de rupture entre le roi et Mlle de La Vallière, c’est un moyen bien mal choisi, car il viole toutes les lois de la vraisemblance et du bon sens. Tout le monde sait d’ailleurs que la première fuite à Chaillot de Mlle de La Vallière ne fut pas motivée par des scrupules religieux, mais par les reproches que Louis XIV lui avait adressés sur son extrême discrétion.

Avec des personnages ainsi conçus, il était difficile que M. Bulwer composât une pièce vraiment poétique. Par la mesquinerie des caractères, il était condamné à construire une fable mesquine. Il a subi logiquement toutes les conséquences d’une première faute. Le premier acte se divise en deux parties : l’entretien de Mlle de La Vallière avec le marquis de Bragelone, son fiancé, et son arrivée à la cour de Fontainebleau. La première partie a le défaut très grave de n’être pas claire. Louise de La Vallière n’ose dire ni à sa mère ni à son amant le véritable état de son cœur : elle s’exprime en termes ambigus ; et il semblerait naturel que la mère et l’amant se réunissent, sinon pour empêcher, du moins pour retarder le départ de Louise. Si le marquis de Bragelone aime vraiment sa fiancée, il ne doit pas se contenter de vagues explications. L’obscurité de ces premières scènes nuit beaucoup à l’intérêt que pourrait inspirer plus tard la conduite du marquis. L’arrivée à Fontainebleau de Mlle de La Vallière est trop brusquement annoncée. La conversation vulgaire de Grammont et de Lauzun prépare d’une façon insuffisante la scène entre le roi et Mlle de La Vallière. Cependant ce premier acte, n’est pas le plus faible des cinq. Si je ne dis rien du dialogue entre Bertrand l’armurier et le marquis de Bragelone, placé entre les adieux et l’arrivée, c’est que ce dialogue traîne depuis long-temps dans les romans et au théâtre, et n’a aucune importance dans la conduite de la pièce.

Avec le second acte commence la lutte de l’amour et du devoir, lutte qui devrait remplir la pièce entière, mais qui n’a pas fourni à M. Bulwer le tiers de son ouvrage. Je ne sais rien de plus ridicule que la querelle de Bragelone et de Lauzun, dans les jardins de Fontainebleau. Si Bragelone a conçu des soupçons sur la pureté de sa fiancée, il devrait, pour s’éclairer, consulter un autre homme que Lauzun ; et quand il apprend, de la bouche d’un courtisan, l’amour de sa maîtresse pour le roi, il aurait quelque chose de mieux à faire que de mettre l’épée à la main. Quelle que soit la légèreté des paroles de Lauzun, Bragelone devrait se souvenir qu’il parle à un homme de plaisir, et que les maximes de la cour ne sont pas celles de l’église. Le seul parti sage serait de voir par ses yeux si Louise lui est restée fidèle. Est-il vraisemblable que Mlle de La Vallière, éprise du roi, heureuse de l’amour qu’elle ressent et qu’elle inspire, se rende aux premières remontrances d’un homme qu’elle n’aime plus, ou plutôt qu’elle n’a jamais aimé ? Je ne le crois pas. M. Bulwer en a jugé autrement ; car, dans sa pièce, Louise de La Vallière s’enfuit au couvent. La scène où Louis XIV vient enlever sa maîtresse, qui demande à Dieu de la protéger contre l’amour, aurait pu être belle, et ne demandait pas mieux ; mais M. Bulwer n’a su y mettre que de la puérilité, de l’emphase et des effets de mélodrame.

Le troisième acte, le plus important et le plus dramatique, selon l’auteur, est consacré tout entier à la peinture des intrigues de cour. Il est impossible d’imaginer des trahisons plus innocentes, des inimitiés plus maladroites, des mensonges plus transparens, des embûches plus faciles à découvrir. Lauzun et Mme de Montespan, coalisés contre Mlle de La Vallière, inventent des piéges dignes d’un enfant. La maîtresse du roi se confie à sa rivale future avec une ingénuité dont il faut aller chercher le modèle dans les comédies de Berquin ; elle charge Mme de Montespan de porter une lettre à Louis XIV, comme si elle n’avait pas à son service de messager plus sûr et plus discret. En vérité, tout ce troisième acte est d’une niaiserie si parfaite, tous ces courtisans jouent à la scélératesse avec une candeur si imperturbable, que M. Bulwer devrait obtenir un des prix Monthyon. Le ridicule de ce troisième acte fait le plus grand honneur à son caractère.

Le quatrième acte est celui où l’auteur a le plus inventé. Mais Dieu sait quel usage M. Bulwer a fait de son droit de poète ! Mme de Montespan a supplanté Mlle de La Vallière. Aussitôt Lauzun va demander au roi la permission d’épouser la duchesse délaissée, et le roi l’autorise à se faire agréer. N’est-ce pas là un ressort ingénieux ? La duchesse refuse ; et au moment où elle s’indigne avec justice contre l’ignoble conduite du roi, le marquis de Bragelone, dont la duchesse de La Vallière a pleuré la mort au troisième acte, reparaît tout à coup, mais déguisé en moine franciscain, et la sermonne tout à son aise. Comme elle croit reconnaître sa voix, il se fait passer pour le frère du marquis. La duchesse l’écoute patiemment et se décide, pour la seconde fois, à fuir au couvent. La première fois, c’était pour se défendre ; la seconde, c’est pour expier sa faute et se consoler de l’abandon. Elle se retire, après avoir promis au franciscain de quitter la cour sans délai. Entre le roi ; c’est une nouvelle et magnifique occasion de haranguer ; le marquis devenu moine n’a garde de la laisser échapper. Il récite à Louis XIV un morceau ronflant sur le despotisme et l’hypocrisie, sur la débauche et l’égoïsme des cours, qui serait peut-être bien accueilli dans un meeting radical, mais qui, prononcé devant Louis XIV, n’a d’autre mérite que l’absurdité. Ce Bragelone est plus hardi que Bossuet, car Bossuet, pour troubler la conscience de Louis XIV, employait des circonlocutions très polies, et il n’aurait pas cru servir les intérêts de la morale et de l’église en attaquant directement la conduite du monarque. Louis XIV, pour n’être pas en reste avec Bragelone, se résout à lui pardonner sa franchise, sans doute en faveur de l’éloquence du morceau. C’est une générosité vraiment royale. Resté seul avec la duchesse, Louis XIV lui demande si elle consent à épouser Lauzun. Louise de La Vallière, après avoir répondu négativement à cette première question, lui donne à entendre qu’elle a choisi un époux plus digne d’elle ; et sans pousser plus loin l’indiscrétion, le roi lui promet son amitié.

Mais il faut que le vice soit puni et la vertu récompensée, car sans cela la pièce serait incomplète. Lauzun, mécontent de Mme de Montespan, qui n’a pas tenu toutes ses promesses, éveille dans le cœur de Louis XIV le regret de sa première maîtresse, et il obtient un ordre d’exil contre son alliée infidèle. Au moment où Mme de Montespan, venue pour assister à la profession de la duchesse de La Vallière, se félicite de son triomphe, Lauzun lui remet la lettre d’exil. La scène finale du second acte recommence, mais plus verbeuse, plus théâtrale, plus digne du mélodrame. Le remords commence pour Mme de Montespan. Le roi se résigne à perdre sans retour Louise de La Vallière, et se console en espérant qu’elle priera pour lui. C’est là ce que M. Bulwer appelle un drame historique.

Cette analyse rapide, mais fidèle, suffit pour montrer toute l’indigence, toute la misère de l’ouvrage. Ni l’histoire ni la poésie ne peuvent accepter les personnages que M. Bulwer a mis en scène. S’il eût interprété la réalité historique au profit de la poésie, nous ne songerions pas à lui reprocher l’indépendance de sa conduite. Quoique Mme de Montespan ait été supplantée par Mme de Maintenon, précisément comme Mlle de La Vallière par Mme de Montespan, nous accepterions volontiers la transposition imaginée par M. Bulwer, s’il eût tiré parti de cette transposition ; mais il a violé l’histoire très inutilement. Puisqu’il est permis au poète de resserrer dans l’espace d’une soirée les évènemens de plusieurs années, il eût été naturel et logique de laisser voir le roi sous l’amant, et de ne pas réduire la vie tout entière de Louis XIV à deux intrigues amoureuses. À cette condition seulement, l’amant de Mlle de La Vallière pouvait nous intéresser jusque dans l’infidélité. Plus il eût été roi, plus il eût été facile d’excuser la mobilité de ses passions ; mais il est évident que M. Bulwer, en écrivant sa pièce, ne s’est proposé que la construction vulgaire d’une machine dramatique. Il n’a voulu ressusciter ni la France du xviie siècle ni la cour de Louis XIV ; ou du moins, s’il a eu pendant quelques heures un projet de cette nature, il l’a bien vite perdu de vue, et s’est abandonné au seul plaisir de peindre l’égoïsme en présence de la candeur. Car le caractère général de la Duchesse de La Vallière est celui d’une bergerie.

La pièce est écrite en vers blancs, et nous remercions M. Bulwer d’avoir cherché à racheter la vulgarité de sa fable par l’élévation du style. Mais cette louable intention est demeurée impuissante, comme il était facile de le prévoir. L’auteur, habitué au style improvisé de ses romans, qui, malgré son élégance et sa facilité, n’a presque jamais de forme précise et arrêtée, n’a pu se résoudre, même en écrivant des vers blancs, à oublier l’abondance involontaire de langage qui réussit auprès de la foule. Le vers qu’il a choisi est de tous les vers anglais le plus sérieux et le plus difficile. Dans le vers blanc, le choix des moindres expressions est d’une haute importance. La première, la plus impérieuse condition de ce rhythme héroïque, c’est la simplicité. Or, il s’en faut de beaucoup que la Duchesse de La Vallière soit écrite simplement. Lauzun et Grammont parlent une langue vulgaire fort au-dessous de la simplicité. Louis XIV et Bragelone penchent du côté de Lucain, plus souvent encore du côté de Claudien, et prennent constamment l’emphase pour la dignité. Quant à Louise de La Vallière, elle ne parle jamais le langage de la passion, mais bien celui de l’élégie. Écrite en prose, la pièce de M. Bulwer n’aurait eu aucune forme déterminée ; écrite en vers blancs, elle n’a qu’une forme incomplète. Il faut donc lui savoir gré de sa tentative.

La préface placée en tête de l’ouvrage et datée de Paris, révèle chez l’auteur une haute opinion de lui-même. Quoique l’église compte l’orgueil parmi les péchés capitaux, nous consentirions volontiers à le ranger parmi les péchés véniels, lorsqu’il s’agit de juger un poète. Avant de concevoir, d’exécuter, de publier une œuvre poétique, il y a tant d’obstacles à vaincre, tant de répugnances à surmonter, que, sans l’intervention de l’orgueil, pas un livre, pas une pièce de théâtre ne viendrait à maturité. Mais l’orgueil, pour se faire pardonner, a besoin de se justifier par l’élévation, l’éclat ou la solidité de la pensée. Or, la préface de la Duchesse de La Vallière est un des morceaux les plus creux et les plus vides que je connaisse. Tout ce que l’auteur dit de Louis XIV et de sa cour, des personnages historiques jugés par les contemporains et jugés par la postérité, est parfaitement insignifiant. Je suis encore à comprendre comment La Rochefoucault, Dangeau et Mme de Genlis se trouvent réunis dans la même phrase et présentés comme des peintres d’histoire. Il est difficile d’imaginer une confusion plus singulière et plus divertissante. Il manque à cette galerie La Bruyère et Saint-Simon ; mais le goût dédaigneux de M. Bulwer ne descend pas jusqu’à des autorités d’un tel étage. Saint-Simon, j’en conviens, ferait une étrange figure à côté de Mme de Genlis ; je crois pourtant qu’il eût enseigné à M. Bulwer quelque chose de plus animé, de plus vrai, de plus royal que le journal de Dangeau ou les romans de Mme de Genlis. Quant à l’avis que l’auteur exprime sur les unités dramatiques, sur Aristote et Euripide, nous n’avons rien à en dire. Il n’est plus permis qu’aux rhéteurs de province de lutter pour les unités au nom du précepteur d’Alexandre. La lecture attentive de la poétique, et surtout des tragiques grecs, prouve clairement que jamais en Grèce, ni les inventeurs, ni les critiques n’ont compris les unités dans le même sens que Scudéry et Le Bossu ; et nous n’avons pas songé un seul instant à chicaner M. Bulwer sur la question des unités. Il se prononce pour l’unité de caractère, et il a théoriquement raison ; mais je crois que les juges compétens préféreront toujours l’Iphigénie d’Euripide, malgré les inconséquences qu’Aristote a signalées dans le caractère de l’héroïne, à la Duchesse de La Vallière, qui, depuis le commencement du premier acte jusqu’à la fin du cinquième, soutient, sans se démentir, son caractère élégiaque.

Le prologue et l’épilogue ne tiennent pas à la pièce, mais ne peuvent cependant être passés sous silence ; car, dans le prologue, l’auteur réclame l’indulgence de l’auditoire en faveur des services législatifs qu’il a rendus aux poètes dramatiques ; dans l’épilogue, le marquis de Montespan parle des voyages aérostatiques du duc de Brunswick, et de l’incertitude des spéculations industrielles : l’argumentation et la satire sont également ridicules. Mais les deux avertissemens qui suivent la préface méritent surtout d’être médités. Dans le premier, M. Bulwer explique sa pensée sur les directeurs de théâtres, et dans le second sa pensée sur la critique. M. Macready, seul juge à qui l’auteur eut soumis sa pièce, avait manifesté le désir de la voir jouer à Drury-Lane. Le directeur demanda à lire la pièce avant de la jouer, et M. Bulwer refusa au directeur ce qu’il n’accorde pas à son libraire, la lecture préalable de son manuscrit, se fondant sur cette maxime incomparable : que le directeur pouvait bien risquer son argent là où l’auteur risquait son nom. M. Morris, directeur du théâtre d’Hay-Market, se montra plus accommodant que le directeur de Drury-Lane, et consentit à jouer la pièce sans l’avoir lue ; mais la négociation fut rompue faute d’acteurs convenables. Enfin M. Osbaldiston, directeur de Covent-Garden, sur la seule recommandation de M. Macready, commença, les yeux fermés, les répétitions de la Duchesse de La Vallière. Qu’arriva-t-il ? Comment fut récompensée cette confiance illimitée ? C’est ce que nous apprend le second avertissement postérieur à la représentation. L’auteur fut obligé de supprimer le troisième acte, le meilleur des cinq, du moins il le dit, parce que les acteurs étaient incapables de le rendre, et le public incapable de le comprendre, et concentra dans un récit toutes les scènes de l’acte supprimé. Après avoir accusé les acteurs et le public d’incapacité, il ne lui restait plus qu’à se plaindre de la critique, et, en effet, il proclame hautement l’improbité de la critique, l’ingratitude des poètes dramatiques, dont il a défendu la propriété littéraire dans la chambre des communes. Il nous semble difficile de se siffler soi-même avec plus d’acharnement ; car un poète qui refuse la lecture de sa pièce au directeur d’un théâtre, ne devrait pas consentir à supprimer un acte entier. C’est là une inconséquence qui ressemble fort à une amende honorable. Accuser l’incapacité des acteurs et du public est une défense plus que maladroite. Une pièce qui ne peut être ni jouée, ni comprise, ressemble beaucoup à une mauvaise pièce. Quant aux deux derniers griefs articulés par M. Bulwer, l’improbité de la critique et l’ingratitude des poètes dramatiques, il nous est impossible de les concilier : car si les poètes, en jugeant la Duchesse de La Vallière, devaient, comme l’auteur le donne à entendre, n’écouter que la reconnaissance, et si l’ingratitude a suffi pour les rendre sévères, l’improbité n’est pas nécessaire pour expliquer l’avis de la critique. L’ingratitude est même inutile ; car M. Bulwer, que je sache, n’a rendu aucun service à la critique. La critique a donc pu, sans improbité, sans ingratitude, par amour pour la seule vérité, déclarer mauvaise la pièce de M. Bulwer. Mais il paraît que l’orgueil des poètes est, de l’autre côté du détroit, aussi prompt à la colère que chez nous, et plus mal inspiré dans sa défense.


Gustave Planche
  1. Baudry’s european library, 9 rue du Coq.