Théodore Rousseau et les peintres de Barbison

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THÉODORE ROUSSEAU


ET


LES PEINTRES DE BARBISON








Il semble qu’on soit maintenant à bonne distance des débuts de notre école moderne de paysage pour parler d’elle, et pour noter, avec un recul suffisant, les principaux traits qui font sa véritable originalité. Entre tous les maîtres qui l’ont honorée, Théodore Rousseau mérite d’être cité au premier rang. S’il n’est pas permis de le compter, comme Corot, Paul Huet, Decamps, Flers et Isabey, parmi les précurseurs, du moins il est juste de constater qu’après avoir Avec eux mené le bon combat, il a puissamment contribué à la victoire. Il marque en tout cas l’apogée de cette école.

Je voudrais essayer de faire revivre ici cette intéressante figure d’un artiste que le privilège peu enviable de mon âge m’a permis d’approcher et de connaître, dans ce village de Barbison, où il vivait alors près de François Millet, son ami. C’est là que, lassés tous deux des agitations parisiennes, ils avaient trouvé la studieuse retraite où ils se sont révélés à eux-mêmes. Leur souvenir ne saurait être séparé de cette forêt de Fontainebleau qui a été l’atelier de Rousseau et l’inspiratrice de ses meilleures œuvres. Par son absolue sincérité, par son amour de la nature et de son art, par sa ténacité au travail et cet ardent désir de perfection qui fut à la fois le charme et le tourment de toute son existence, notre grand paysagiste a manifesté un ensemble de rares qualités qu’il sera toujours bon, et qu’aujourd’hui surtout il peut être utile de proposer comme exemple.

I

Né le 15 avril 1812 à Paris, seize ans après Corot, Théodore Rousseau allait manifester dans sa façon de comprendre et d’exprimer le paysage des visées très personnelles. Il était le fils d’un tailleur originaire de Salins, dans le Jura ; mais sa famille n’était pas tout à fait étrangère au goût, ni même à la pratique des arts, et, parmi ses ascendans, du côté de sa mère, on comptait des peintres et des sculpteurs. Après avoir reçu quelque instruction, l’enfant avait été envoyé, à l’âge de treize ans, pour fortifier sa santé, chez des parens qui habitaient la campagne, en Franche-Comté. Il y avait passé une année, vivant au grand air, au milieu des forêts, parmi des bûcherons et des charbonniers. Frappé par la beauté du pays, il essayait déjà de crayonner naïvement quelques-uns des aspects de cette contrée sauvage. À son retour à Paris, son père, préoccupé de son avenir, rêva un moment de le voir entrer à l’Ecole polytechnique. Mais les souvenirs, restés très vivaces, de son séjour en Franche-Comté revenaient sans cesse à l’esprit du jeune homme et lui inspiraient le désir ardent de se faire paysagiste. Tout en continuant ses classes, il était parvenu, sans en rien dire à personne, à acheter sur ses petites économies une boîte de couleurs ; et ainsi muni, il se mit à peindre, pendant l’été de 1826, d’après le cimetière et le télégraphe de la Butte-Montmartre, une petite étude que plus tard il ne jugeait pas indigne de figurer à l’Exposition Universelle de 1867.

Ses parens, pleins de tendresse pour lui, cédèrent alors à ses instances et lui permirent de suivre sa vocation. Après une saison passée à Compiègne, chez un cousin de sa mère, le peintre Pau de Saint-Martin, Rousseau était, sur ses conseils, entré dans l’atelier de J. Joseph-Rémond qui, avec un Enlèvement de Proserpine, avait en 1821 obtenu le grand prix de Rome pour le paysage historique. Élève de Bertin, Rémond était alors considéré comme un des représentans les plus accrédités des doctrines académiques ; mais jusqu’à la fin de sa longue carrière, — il mourut le 15 juillet 1875, à l’âge de quatre-vingts ans, — il ne devait pas cesser de s’inspirer de la nature, en cherchant les motifs de ses tableaux, soit dans le midi de la France, soit en Suisse ou en Italie. Avec les leçons de Rémond, Rousseau avait même, un moment, reçu celles du peintre d’histoire Guillon-Lethière, afin d’être mieux en état de concourir pour le prix de Rome.

Plein de déférence envers ses maîtres, Rousseau suivit d’abord avec docilité des enseignemens qui cependant ne répondaient guère à ses propres aspirations. Afin de leur complaire, tout en apprenant les élémens de son métier, il s’appropriait les procédés de composition en vogue à cette époque. L’année où il affrontait le concours, le sujet donné était : le Cadavre de Zénobie recueilli dans les flots de l’Araxe par des pêcheurs, et l’on conçoit qu’un pareil programme fût peu fait pour stimuler l’imagination d’un artiste assez illettré, auquel le nom de Zénobie était aussi inconnu que celui de l’Araxe. Pour se dédommager de ces contraintes, Rousseau, dès qu’il le pouvait, gagnait les champs et retrouvait la nature. Il n’avait pas à la chercher bien loin. Partout, dans la banlieue, à Saint-Cloud, au Bas-Meudon, à Saint-Ouen, et à Paris même, dans les grands jardins et les terrains vagues qu’on y voyait encore en maint endroit, bien des coins pittoresques sollicitaient ses pinceaux. Il goûtait, en pleine liberté, les jouissances que lui procuraient ces études et sentait que c’était là sa vraie voie. Bientôt même, comprenant qu’entre les deux directions qui s’offraient à lui l’écart était trop grand pour dédoubler ainsi sa vie, il se séparait de ses maîtres et, dans la belle saison, en 1828 et 1829, il s’installait à Moret, sur les bords du Loing, puis sur les confins de la forêt de Compiègne et dans la vallée de Chevreuse, à portée des études les plus variées.

Celles qu’il peignit alors, très serrées, mais un peu menues dans les formes, un peu ternes et opaques dans les colorations, témoignent de sa sincérité. L’hiver le ramenait à Paris, où il faisait au Louvre des copies, notamment d’après Claude Lorrain et Karel Du Jardin. Autour de lui, la lutte romantique était déjà engagée et ses aînés prenaient une part active à la mêlée. Rousseau, avec son caractère doux et pacifique, était peu fait pour la bataille. Loin des discussions violentes où se dépensaient les ardens, il vivait à l’écart et travaillait sans relâche. Perdu dans la grande ville, il s’y sentait encore plus isolé qu’à la campagne.

Sur la foi de renseignemens qu’on lui avait donnés, il gagnait l’Auvergne au mois de juin 1830, tenté par la sauvagerie de cette région, alors tout à fait retirée. Il y trouvait amplement de quoi satisfaire ses admirations. Au cœur même de notre France, sur ce vieux sol volcanique, il rencontrait partout des beautés qui le passionnaient. Les endroits les plus farouches l’attiraient : vastes horizons de montagnes austères, pâturages immenses des hauts plateaux, nappes des lacs tranquilles, endormis au fond des anciens cratères, terrains fortement construits avec leurs reliefs logiques et très nettement accusés, forêts de sapins séculaires et, sous leur couvert impénétrable, les eaux écumantes et sonores des cascades, il y avait là de quoi ravir les enthousiasmes du jeune peintre. Mais la vie n’était pas commode dans les gîtes de hasard dont il devait se contenter. Sa santé cependant s’était fortifiée et, partageant la nourriture frugale et les installations sommaires des fromagers et des sabotiers, il ne craignait plus ni la fatigue, ni les privations. Capable de longues courses sous la pluie ou le soleil, il s’oubliait, tant que durait le jour, à travailler en plein air, avec un opiniâtre désir de s’instruire, s’appliquant de son mieux à copier très naïvement ce qu’il voyait. Les abords du lac Chambon, les environs de Thiers, ceux surtout de cette merveilleuse ville du Puy que des touristes étrangers proclament la plus pittoresque de l’univers, — l’avaient retenu tour à tour et les loyales images qu’il rapportait de ces différentes stations d’étude en marquent les étapes successives.

Rentré à Paris, il y retrouvait chaque soir, après son travail quotidien, le petit cercle d’artistes qu’il connaissait déjà, entre autres Decamps, Diaz et Ary Scheffer. Ce dernier, frappé de ses progrès rapides, lui témoignait de bonne heure une sympathie qui, grâce aux relations qu’il comptait dans la haute société, devait lui être très utile. Mais, timide et réservé comme il l’était, Rousseau se sentait toujours plus dépaysé parmi les militans du romantisme. Avec sa parole un peu embarrassée et zézayante, il n’avait aucun goûta se mêlera leurs tapageuses revendications. Son langage était la peinture, et c’est par ses œuvres seules qu’il entendait formuler ses convictions. En 1831, il envoyait pour la première fois au Salon un Site d’Auvergne, dans lequel il essayait de donner un résumé de son talent. Comme il ne se contentait pas d’à-peu-près, il avait insisté un peu lourdement sur les détails et amoindri d’autant la franchise de l’impression. Aussi cette œuvre portait-elle la trace trop visible de ses efforts et, parmi les toiles qu’exposaient cette année Jules Dupré, Paul Huet et Flers, elle ne fut guère remarquée.

Avec les premiers soleils, la nature allait le consoler de son insuccès. Suivant le cours de la Seine, il descendait le fleuve, de la Normandie jusqu’à la mer. C’était là pour lui une contrée bien différente de celles qu’il avait explorées jusqu’alors. Aussi, en présence de ses ciels plus lumineux et plus animés, de ses herbages éclatans et plantureux, de ses cours d’eau s’écoulant paisiblement dans de riantes vallées, il avait éclairci sa palette un peu assombrie par l’Auvergne. Ses principales stations nous sont connues par les nombreuses études qu’il fit à ce moment et qu’il garda dans son atelier jusque vers la fin de sa vie : les Andelys avec le Château-Gaillard et les belles sinuosités de la Seine ; les environs de Rouen ; Granville et sa plage mélancolique, semée de rochers épars et bordée de falaises dont les folles herbes, ondulant sous la brise, veloutent les contours.

Ravi de cette première campagne, Rousseau retournait l’année d’après en Normandie, et poussait jusqu’au Mont-Saint-Michel où il faisait un séjour. La sauvage beauté de cet îlot surgissant au milieu de la grève et la majesté des constructions étagées sur ses pentes l’avaient profondément frappé. Avec une conscience extrême, il s’appliquait à exprimer l’accord de cette nature grandiose et de cette architecture à la fois si riche dans ses détails et si imposante par sa masse. C’est au Mont-Saint-Michel qu’il faisait la connaissance du paysagiste Ch. de La Berge (1805 + 1842), et la ténacité, les scrupules d’exactitude que celui-ci apportait dans le rendu minutieux de la réalité ne laissaient pas d’avoir sur lui quelque influence. À son exemple, mais avec plus d’ampleur, Rousseau s’efforçait de pousser plus à fond ses études. Sans perdre de sa précision, sa facture, jusque-là un peu âpre, devenait plus souple. Il apprenait aussi à mieux choisir ses motifs, à conserver nettement à chacun d’eux son caractère particulier. Le labeur obstiné auquel il s’était livré devait porter ses fruits, et la Côte de Granville, qu’il exposait ou 1833, attirait très justement sur lui l’attention ; il n’avait alors que vingt et un ans. Mais le jeune artiste n’était pas homme à exploiter la faveur publique. Il se croyait, par ce succès même, engagé à des efforts plus opiniâtres pour développer son talent.

Jusque-là, dans ses œuvres, le côté décoratif avait tenu une grande place. C’étaient le plus souvent des vues pittoresques, des panoramas où les arbres ne jouaient qu’un rôle secondaire el n’apparaissaient qu’en masse, aux arrière-plans. Avec le temps, il s’était mis à les aimer de plus en plus, et l’ambition lui vint de mieux exprimer leur beauté propre, d’en faire le sujet principal de ses tableaux. Il avait déjà peint quelques études dans ce sens, mais afin de les pousser plus avant, il était allé s’installer dans la forêt de Compiègne. Là, tout entier à son travail, il s’exaltait dans sa griserie solitaire. Ses lettres débordent d’un enthousiasme lyrique : « Il a besoin de se cacher plus obscurément que jamais, » d’oublier tout pour ne pas se laisser détourner de sa tâche. En même temps que ses futaies de hêtres et de chênes, la forêt lui offre d’ailleurs ses étangs, les villages perdus dans ses profondeurs, les ruines encore abandonnées du château de Pierrefonds. Frappé de cette poésie des grands bois, l’idée lui vint alors de retourner dans la forêt de Fontainebleau, qu’il n’avait guère fait qu’entrevoir à l’époque de son premier séjour à Moret. Mieux renseigné cette fois, c’est par un autre côté qu’il l’aborde, et il trouve à Chailly, chez la mère Lemoine, la nourriture et le gîte pour quarante sous par jour. L’automne étalait à ce moment la splendeur de ses colorations dans la vieille forêt. Comme Senancour, qui le premier avait goûté ses magnificences, il est avide d’en découvrir les aspects variés. Sans se lasser, marchant fiévreusement des journées entières, il la parcourt dans toutes les directions, s’égarant parfois dans des courses folles qu’il poursuit jusqu’à la nuit close.

Mais si modique que fût le prix de la pension à l’auberge de Chailly, les faibles ressources de Rousseau s’étaient épuisées avant qu’il eût le temps de se mettre sérieusement à la besogne. Avec l’hiver, il avait fallu retourner à Paris pour essayer d’y gagner quelque argent. Ce fut alors une période de gêne et de vie misérable. Par bonheur, au sixième étage de la maison où il logeait, rue Taitbout, un jeune critique, ardent comme lui, épris comme lui d’art et de nature, T. Thoré, habitait une mansarde voisine de la sienne. Leur détresse et la communauté de leurs goûts les avaient rapprochés. Ils échangeaient leurs idées, ils fréquentaient ensemble le Louvre, où les œuvres des maîtres flamands et hollandais les attiraient de préférence. Thoré qui, par ses prédications chaleureuses, devait les remettre en honneur, exhalait en leur présence toute sa verve et ne croyait pas les louer assez s’il ne leur sacrifiait, avec une férocité inconsciente, les Italiens les plus illustres, et les représentans les plus en vue du style et des doctrines académiques. Des théories politiques et des plans de réforme sociale se mêlaient souvent à ces diatribes passionnées, et il gourmandait Rousseau de sa tiédeur et de son indifférence à ce sujet. Mais leur amour sincère de la nature les unissait et leur faisait oublier ces divergences passagères. De leurs taudis, la vue s’étendait au loin sur le vaste horizon des toits et des cheminées de la grande ville. « Assis sur les rebords des fenêtres étroites, les pieds pendans au-dessus du vide, » c’est à peine si, en se penchant, ils découvraient, à traders une échancrure, un morceau de l’hôtel de Rothschild et un petit peuplier qui, avide d’air et de lumière, allongeait vers le ciel ses bras dépouillés. Cet arbre, pour les deux jeunes gens, était toute la nature.

« Te rappelles-tu, disait plus tard Thoré, en dédiant à son ami une étude sur le Salon de 1844[1] ; te rappelles-tu ce petit arbre du jardin Rothschild que nous apercevions entre deux toits ?… Au printemps, nous nous intéressions à la pousse de ses feuilles et nous comptions celles qui tombaient à l’automne. Et avec cet arbre, avec un coin de ciel brumeux, avec cette forêt de maisons entassées, tu créais des mirages qui te trompaient souvent dans ta peinture sur la réalité des effets naturels. Tu te débattais ainsi par excès de puissance, te nourrissant de ta propre invention que la vue de la nature ne venait pas renouveler. La nuit, tourmenté d’images sans cesse variées et flottantes, tu te relevais, fiévreux et désespéré. À la clarté d’une lampe hâtive, tu essayais de nouveaux effets sur ta toile déjà couverte bien des fois, et le matin, je te retrouvais fatigué, triste comme la veille, mais toujours ardent et misérable. »

Thoré essayait en vain de protéger contre les destructions de l’artiste ces ébauches successives, « caprices chéris pendant vingt-quatre heures et caressés avec passion, » auxquels les nobles inquiétudes d’un idéal toujours fuyant faisaient bientôt succéder d’autres visions. Parfois, aux jours heureux, lassés de ces excitations stériles et poussés par le même besoin de se retremper au contact de la vraie nature, tous deux s’échappaient aux champs. « Te rappelles-tu encore, écrivait Thoré, nos rares promenades aux bois de Meudon ou sur les bords de la Seine, quand en fouillant dans tous les tiroirs, nous pouvions réunir à nous deux une pièce de cinquante sous ? Alors, c’était une fête presque folle au départ. On mettait ses plus gros souliers, comme s’il s’agissait de partir pour un voyage à pied autour du monde, car nous avions toujours l’idée de ne plus revenir. Mais la misère tenait le bout du cordon de nos souliers et nous rattirait de force vers la mansarde, condamnés à ne voir dehors qu’un seul tour de soleil. Notre bourse ne durait guère. L’air de la Seine est bien vif et il faisait faim sous les bois. » Du moins, la nature offrait à ces affamés « des orages gratis et des spectacles imprévus, disposés exprès pour eux. »

C’étaient là des occasions mémorables, trop rares, mais dont le souvenir les réconfortait longtemps. Au retour, il fallait se replonger dans les labeurs ingrats, gagner péniblement, l’un avec sa plume, l’autre avec son pinceau, de quoi suffire à leur chétive existence.


II

Rousseau s’était aussi, vers cette époque, lié avec Jules Dupré qui, tout à fait de son âge, avait les mêmes goûts que lui, et il était fort tenté de l’accompagner dans la Creuse dont celui-ci lui avait vanté les merveilles. Mais le désir de revoir le Jura, d’y retrouver ces premières impressions d’enfance qui avaient décidé de sa vocation, l’emporta.

Les enchantemens que lui réservait la montagne le retinrent pendant quatre mois aux Faucilles, dans une petite auberge située à plus de 1 300 mètres d’altitude. C’est de là qu’il écrivait à sa mère pour lui parler joyeusement de la vie qu’il menait, « toujours la même et heureuse vie, toujours aussi ardent pour voir que vigoureux pour courir (17 août 1834). » Si la nourriture était des plus simples, l’artiste avait comme compensation « ses régals de fraises et de framboises parfumées, qu’il cueillait lui-même en abondance sur les hauteurs. » Cette fois, au lieu de se disperser en des études de hasard, sans but déterminé, il se propose de résumer dans quelques œuvres mûrement préparées le caractère dominant de ce pays et « de donner sur ses toiles une idée de l’immensité qui l’environne. » Il cherche donc, il épie tous les momens où cette nature, déjà grande par elle-même, apparaît plus grandiose encore, avec les superbes mouvemens des nuages et les jeux variés de l’atmosphère. Levers et couchers du soleil, déchaînemens dramatiques des orages, nuits silencieuses sous les profondeurs du ciel étoile, il se repaît de tous ces spectacles augustes. En rentrant à Paris, il rapportait une vingtaine d’études faites le long de la chaîne des Alpes. Outre une Vue du Mont-Blanc, à laquelle il travailla toute sa vie, il avait entrepris de retracer une des scènes qui l’avaient le plus frappé et dont il avait été témoin, du balcon de la sous-préfecture, à Gex, où résidait un de ses amis. C’était la Descente des Vaches dans une haute vallée du Jura, œuvre d’un aspect un peu rude, mais pleine de force et de grandeur. Les animaux y occupaient une large place, et, bien que chacun d’eux ne fût pas dessiné avec une correction parfaite, le mouvement de ces troupeaux était, dans son ensemble, assez fidèlement rendu[2]. Le tableau, envoyé au Salon de 1836, avait été refusé par le jury. Mais Ary Scheffer, fort épris du talent de Rousseau, le lui avait acheté et l’exposait dans son atelier où de nombreux visiteurs, conviés par lui, étaient venus l’admirer.

L’artiste n’était pas seul alors à subir les rigueurs du jury : à ce même Salon de 1836, Paul Huet, Marilhat, Delacroix et bien d’autres encore avaient éprouvé le même sort. Pendant douze années consécutives, il devait être victime d’injustices pareilles. Mais il ne s’abandonnait pas au découragement, et loin de nuire à sa réputation, ces exclusions systématiques lui attiraient bien des sympathies. Il était désormais apprécié de ses confrères les plus en vue et, un certain jour, Delacroix avait amené George Sand dans son atelier pour y voir ses études. Le travail d’ailleurs procurait à Rousseau les satisfactions qu’il goûtait par-dessus tout. Attiré de nouveau par la forêt de Fontainebleau, vers la fin de l’automne, il avait appris à la mieux connaître, à ce moment de l’année où à ses splendeurs s’ajoute le charme de son entière solitude. Installé cette fois à Barbison, chez le père Ganne, il y passait l’hiver de 1836-1837. Captivé par la sauvage beauté de cette saison, il dessinait et peignait courageusement en plein air, par tous les temps, les doigts roidis par le froid. Comme il le disait, « il voulait jouer sur le grand clavier et toucher à toutes les harmonies. »

À la suite de la mort de sa mère, qui l’avait profondément remué, il cédait aux sollicitations d’un de ses admirateurs, Charles Le Roux, devenu son ami et son élève, et il faisait près de lui un séjour en Vendée. Connaissant à fond la contrée où il résidait, Le Roux en révélait à son hôte les coins les plus pittoresques et, profitant de ses conseils, il arrivait à en exprimer lui-même quelques-uns des aspects les plus caractéristiques. Dans une telle compagnie, se sentant ainsi entouré d’affection, Rousseau devenait très expansif. Sans autre souci que celui de son art, il amassait de nombreuses études qu’il conserva longtemps dans son atelier, comme le Marais en Vendée, le Château de Bressuire, et il peignit sur place, dans des proportions un peu plus grandes, sa célèbre Allée de Châtaigniers. C’était une avenue conduisant au château de Soulier, près de Cerisaye, et se présentant presque de face avec les cimes des vieux arbres qui se rejoignent de part et d’autre pour former une voûte de verdure presque impénétrable. La simplicité même du motif imposait à Rousseau l’obligation de le traiter avec toute la conscience dont il était capable.

Suivant une habitude à laquelle il demeura fidèle, après avoir avec soin choisi sa place, il commençait par faire sur sa toile même une esquisse très exacte qu’il peignait ensuite d’un ton de bistre. Il trouvait à cette manière de procéder l’avantage de fractionner les difficultés de sa tâche, en établissant d’abord, avec toute la correction possible, la charpente de son œuvre et la mise en place des masses principales. C’était pour lui l’occasion de se familiariser avec les formes qu’il avait sous les yeux et en même temps de se rendre compte des conditions d’éclairage les plus favorables, afin d’arrêter l’heure précise de l’effet et les valeurs respectives des divers élémens pittoresques de son œuvre.

Telle fut la marche qu’il suivit pour cette Allée de Châtaigniers, sur laquelle, d’ailleurs, il devait, par un excès de conscience, trop longtemps s’obstiner. Mais si l’exagération des contrastes et la rigidité des silhouettes accusaient dans son œuvre l’opiniâtreté de l’effort, l’effet, du moins, était très puissant et la nouveauté de ces recherches témoignait hautement de la conscience et du talent de Rousseau. La peinture, très sage, très loyale, n’avait d’ailleurs rien d’agressif ; elle commandait l’attention et elle aurait dû, tout au moins, mériter quelque sympathie à son auteur. Envoyée au Salon, l’Allée de Châtaigniers fut cependant refusée. Mais l’injustice de cette rigueur souleva de nombreuses et très vives protestations. Un amateur éclairé de cette époque, M. Paul Périer, acheta pour 2 000 francs, somme alors importante, l’œuvre que la brutale décision du jury avait contribué à rendre plus célèbre encore et qui marque une date dans la carrière du paysagiste.

C’est également en Vendée, sur les bords de la Sèvre Nantaise, que Rousseau avait réuni les élémens d’un de ses tableaux les plus réputés, cette Vallée de Tiffauges qui, après avoir longtemps appartenu au baron Papeleu, a passé ensuite dans diverses collections avant d’atteindre en vente publique, il y a quelques années, le chiffre respectable de 75 000 francs. Bordée de peupliers, de saules et de frênes élancés, dominée au centre par une colline boisée, la modeste rivière occupe tout le premier plan de la toile, et son eau peu profonde laisse entrevoir dans sa transparence les grandes herbes qui tapissent son lit et qui, semblables à de vertes chevelures, se tordent, mollement agitées, au gré du courant. Cette eau, qui s’écoule lentement au milieu d’une riche végétation, parmi des roches moussues, est une merveille d’exécution. Le peintre a su indiquer à la fois sa couleur propre, les reflets des arbres voisins et du ciel qui s’y mirent, les plantes qui flottent à sa surface et celles qui plongent dans ses profondeurs. Malgré la complication d’une pareille tâche, l’œuvre paraît simple et comme produite spontanément. On peut, en sa présence, s’absorber dans sa contemplation, comme en face de la nature elle-même ; un examen prolongé n’y fait découvrir que des motifs toujours plus nombreux d’admiration.

De semblables recherches étaient alors trop nouvelles, et le public y était trop peu préparé pour qu’il goûtât beaucoup l’art de Rousseau. Un amour de la nature aussi sincère était tenu pour révolutionnaire. Mais la constance et la loyauté du paysagiste lui valaient parmi ses confrères des sympathies bien faites pour le toucher. Entre tous, Jules Dupré se montrait un de ses plus ardens défenseurs, et il ne laissait passer aucune occasion de lui témoigner la camaraderie la plus dévouée. Un peu plus favorisé de la fortune, sans être cependant mieux traité par le jury, il réconfortait Rousseau dans ses disgrâces. Voyant le souci de perfection toujours inquiet qui le poussait à retoucher indéfiniment ses tableaux, il le sermonnait à cet égard, essayant de sauver de ses propres mains des œuvres excellentes dont des remaniemens trop fréquens alourdissaient la facture et assombrissaient la tonalité. Rousseau sentait la justesse de ces conseils et s’en montrait reconnaissant. Sur les indications de son ami, il se décidait à faire un séjour dans l’Indre, puis sur les bords de la Creuse, dont les beaux arbres et les étangs l’avaient surtout séduit. Ainsi que d’habitude, il se livrait à un travail acharné ; mais abandonné à lui-même, il regrettait la société de Dupré et le soutien qu’il trouvait en lui. Les lettres qu’il lui écrivait trahissent parfois son découragement. « Avec notre malheureuse passion pour l’art, lui disait-il, nous sommes voués à un tourment perpétuel ; sans cesse, nous croyons toucher à une vérité qui nous échappe. » L’indifférence du public et l’état de gêne dont il ne pouvait sortir lui inspiraient, par momens, la tentation de revenir au paysage historique, et il songea à peindre Jeanne d’Arc écoutant ses voix au milieu d’une forêt. Mais bien vite, en présence de la nature, il reprenait confiance et poursuivait sa tâche accoutumée. « L’arbre qui bruit, la bruyère qui pousse, voilà pour moi la grande histoire, celle qui ne changera pas. Si je parle bien leur langage, j’aurai parlé In langue de tous les temps… Notre art, ajoutait-il, n’est capable d’atteindre au pathétique que par la sincérité de la portraiture. »

Dès son retour à Paris, il avait eu hâte de revoir Dupré. Las de la ville et pris tous deux d’un même accès de misanthropie, ils avaient formé le projet de faire ensemble un séjour dans les Landes qu’on leur dépeignait comme une contrée tout à fait sauvage. « Ça doit être beau, disait Dupré, et puisqu’on fuit ce pays, c’est là qu’il faut aller. » Ils ne pouvaient guère, en effet, trouver une région qui fût demeurée aussi primitive et qui répondît mieux à leurs goûts de retraite et de travail. Ils en avaient cherché les coins les plus écartés et, sans aucun souci du confortable, ils partageaient la rude existence des paysans, vivant de pain noir, couchant sur la dure, poursuivant avec entrain leur intrépide labeur. Plus opiniâtre encore que Dupré, plus sévère pour lui-même, Rousseau s’appliquait à découvrir les motifs les plus caractéristiques, à en exprimer de son mieux l’âpre et farouche poésie. C’étaient de misérables chaumières tapies sous de grands chênes, qui, se dressant au milieu de ces plaines nues, paraissent encore plus gigantesques ; des cours d’eau solitaires ; de larges chemins aux ornières creusées profondément, s’étendant à perte de vue dans la campagne déserte.

De quelques-uns de ces humbles motifs l’artiste a tiré des tableaux justement réputés, comme le Four banal, une pauvre construction en briques, au-dessus de laquelle des buissons de chênes rabougris tordent leurs bras noueux, et de part et d’autre sous le ciel morne, la bande étroite d’un lointain bleuâtre qui, sous la chaleur accablante de cet après-midi d’été, semble vibrer d’un tremblement continu. Le Marais du Louvre, qui a fait partie de la collection Hartman, est encore plus célèbre. C’est une vue de la plaine immense qui des Landes se déroule jusqu’au pied des Pyrénées, dont les cimes neigeuses se découpent à l’horizon. Le ciel, d’un gris terne, manque, il est vrai, de transparence et de profondeur, et le premier plan sombre, peu reflété, et disposé en repoussoir avec une complaisance trop évidente, pèse lourdement sur le cadre. En revanche, le centre du paysage est traité d’une façon magistrale. La chaîne des montagnes et la dentelure de leurs sommets, les plans successifs des terrains et le marais surtout, avec sa végétation flottante de nénufars dont les feuilles d’un vert tendre se mêlent au bleu sourd de l’eau, en un mot, tout ce qui peut faire l’intérêt du motif choisi est si vrai, si imprégné de lumière, d’un dessin si savant et d’une exécution si loyale, qu’en présence de ces vastes étendues silencieuses, on se sent pénétré de paix et de recueillement. On songe aux satisfactions qu’a dû goûter l’artiste au milieu de cette contrée grandiose, dont il a si bien rendu l’attachante poésie.

Ce furent là pour lui des momens privilégiés ; mais l’idéal qu’il poursuivait était trop complexe, trop inaccessible pour qu’ils pussent durer bien longtemps. Cet art, en effet, suppose une telle continuité, une telle concentration d’efforts, qu’il est peu compatible avec le calme et la sérénité de la vie. Aimant profondément la nature, l’admirant jusque dans ses moindres détails, Rousseau aurait voulu que chacune de ses œuvres en exprimât toutes les beautés. Jamais satisfait, il ne les croyait jamais finies. Elles perdaient, en somme, plus qu’elles ne gagnaient, à ses remaniemens répétés. Poussé par l’illusion du mieux, il détruisait ce qu’il avait fait, sans être assuré de retrouver les qualités dont il ne s’était pas contenté. Alors commençaient pour lui des désespoirs profonds. À force de peiner sur son œuvre, il devenait incapable de la juger et, en dépit de son énergie, il tombait dans ces accès de découragement auxquels, dès sa jeunesse, Thoré l’avait vu en proie. C’est en de telles circonstances que les sages conseils de Dupré étaient les bienvenus et avaient le plus de chance d’être écoutés. Très judicieusement, son ami le suppliait de s’arrêter à temps dans son travail, de se résoudre à certaines imperfections, gages parfois de mérites supérieurs. Si l’entrain faiblissait, il devait retourner au mur son tableau, tâcher de l’oublier afin d’obtenir ainsi la faculté de le juger, de savoir où il en était de sa tâche, et ce qu’il convenait de faire pour la mener à bien.

Rousseau sentait tout le prix de cette amicale franchise et désireux à la fois de prolonger sa campagne d’études au dehors et de ne point se séparer de Dupré, il était allé, au mois d’octobre 1845, s’établir près de lui, à Monsoult, sur la lisière de la forêt de l’Isle-Adam. Il y trouvait un pays agréable, de beaux arbres élégans, penchés sur le cours de l’Oise ou semés dans les gracieuses vallées qui y débouchent. Quelques-uns des tableaux qu’il peignit alors, contrastent par la clarté de leur aspect et l’aisance de leur facture avec ses œuvres précédentes. À voir ces grands peupliers épars sur les berges de la paresseuse rivière, leurs feuillages dorés qui s’élèvent dans l’azur du ciel, les eaux calmes qui les reflètent, la brume violacée qui, vers le déclin des belles journées, estompe l’horizon, on dirait que la nature déjà alanguie s’est parée de ses grâces les plus séduisantes avant d’entrer dans les longs sommeils qui vont suivre.

Les froids venus, les bois voisins offraient à Rousseau leurs austères solitudes. Frappé par la beauté d’un effet fugitif, il avait retracé dans le Givre le spectacle vraiment féerique auquel il assistait, l’aspect étrange de ces bois saisis par la gelée qui en dessinait délicatement toutes les formes et jusqu’à leurs brindilles les plus menues. N’ayant sous la main qu’une toile déjà utilisée, il avait su, sous les légers glacis de blanc dont il la recouvrait, en laisser çà et là transparaître les dessous. Il tirait ainsi parti des heureux hasards que lui offrait cette pratique pour obtenir les tons opalins, finement nuancés, dont la forêt s’était parée. L’entrain avec lequel il enlevait cette peinture lui conservait une vivacité et une franchise d’impression qui se retrouvent rarement à ce degré dans ses ouvrages plus longuement travaillés.

À côté de ces improvisations, il se proposait de fixer dans des compositions plus importantes et mûries à loisir le souvenir de beautés moins passagères. C’est alors qu’il commença cette Forêt en hiver, souvent reprise et interrompue, et qu’il ne devait jamais finir : des chênes immenses, espacés dans les profondeurs d’une forêt séculaire et à travers le lacis de leurs branchages dépouillés, le soleil qui va disparaître dans un ciel en feu. La donnée était superbe ; mais toujours inquiet d’y mettre plus de grandeur et plus de force, le maître ne cessa pas, au cours des années, de remanier son œuvre et d’en amoindrir ainsi l’impression.

Si endurcis qu’ils fussent aux intempéries, les rigueurs de la saison avaient à la fin chassé les deux peintres. En rentrant à la ville, Rousseau ne voulut pas s’éloigner de son ami, et il vint se loger place Pigalle, à deux pas de l’avenue Frochot où habitait Dupré. Étranger aux distractions de la vie mondaine, il continuait à travailler à l’écart des intrigues et des agitations des coteries. Après un séjour fait en 1846 dans le Berry, où il rendait visite à George Sand, il se sentit de nouveau attiré par la forêt de Fontainebleau. Ayant désormais satisfait cette fièvre de curiosité à laquelle il avait si souvent cédé, il était pris du désir impérieux de se fixer dans une contrée qui lui plût et à l’étude de laquelle il pourrait se consacrer sans partage.


III

À peu près respectée jusqu’alors, la forêt de Fontainebleau allait lui offrir les incomparables ressources d’étude qui font d’elle comme un immense domaine réservé aux paysagistes. La vieille forêt avait encore, au commencement du siècle dernier, conservé sa sauvagerie primitive. Elle ne prenait accidentellement un peu d’animation que pendant les séjours de chasse qu’y faisaient les rois de France, depuis saint Louis, qui avait une prédilection particulière pour « ses chers déserts, » jusqu’à Louis XIV qui y forçait jusqu’à trois cerfs dans la même journée. Fuyant les agitations de la Cour et les ennuis de la politique, Louis XVI aimait à s’y réfugier en plein hiver, et son journal nous apprend qu’un jour, par la neige, « il n’y avait rencontré que des sangliers et le peintre Georges Bruandet. » Il convient d’ajouter que les soi-disant représentations que ce dernier nous a laissées de la forêt ne sont que de fades pastiches des Hollandais, aussi insignifians que fantaisistes. À l’exemple d’Aligny et de Bertin, Corot et, après lui, Paul Huet et Decamps y avaient déjà fait, il est vrai, quelques études passagères ; mais Rousseau entendait s’y fixer d’une manière définitive. C’est à Barbison, qu’il s’installait en 1847, dans une maisonnette louée à un paysan. Une grange attenante était, à peu de frais, convertie par lui en atelier. Il était là bien placé, au centre même des sites dont il devait rendre célèbres les vieilles appellations : le Bas-Bréau, Jean de Paris, la Reine-Blanche, les Monts-Girard, la Vallée, et les Gorges d’Apremont. Alors commença pour lui une vie remplie de travail et d’enchantemens. La grande forêt lui appartenait ; à tous les momens de l’année, à toutes les heures du jour, il pouvait voir, et revoir ses coins favoris, y choisir ses motifs, chercher quel ciel, quelle lumière, quel effet s’accordaient le mieux avec leur caractère.

Muni du pochon de toile qui contenait son frugal repas, il partait de bon matin et, durant des journées entières, absorbé dans sa tâche, il goûtait les fécondes ivresses de ce travail en plein air qui, à chaque instant, lui révélait autour de lui des beautés nouvelles. À la nuit tombante, il ne se décidait qu’à regret à regagner son gîte et, au retour, sous la lumière décroissante, la haute futaie prenait des aspects encore plus mystérieux et plus imposans. Il avait un culte pour les vieux arbres et ne se lassait pas de les dessiner. Souffrant, comme d’offenses personnelles, des injures qui leur étaient faites, il vouait aux Dieux infernaux les agens forestiers quand il les voyait marquer, pour une destruction prochaine, des chênes séculaires, présider aux plantations de pins dans les cantons rocheux, ou diriger les prétendus assainissemens de la Mare aux Évées.

Dans ce milieu si nettement caractérisé et si bien fait pour lui, son talent prenait plus de force et d’autorité. La nature seule lui semblait intéressante et il pensait qu’elle doit se suffire. Suivant lui, tous les élémens d’un paysage doivent être liés étroitement entre eux et former un tout d’une homogénéité parfaite. Pour qui sait voir et observer, un arbre raconte son histoire ; il est tel que l’ont fait le terrain où il a poussé, les abris qui le protègent ou les intempéries auxquelles il est exposé. Toutes ces conditions comportent leurs conséquences logiques ; toutes, quand l’artiste les respecte, marquent la loyauté de l’image et la gravent plus profondément dans l’esprit du spectateur. Elles impliquent un idéal en apparence très simple et, de fait, très compliqué. Il faut que, sans se lasser, celui qui s’y conforme sollicite incessamment de la nature les enseignemens nouveaux qu’elle doit lui fournir pour chaque œuvre nouvelle. De plus, il est nécessaire que ces études assidues embrassent toutes les parties-de son art. Si, suivant son tempérament particulier, chacun incline vers les moyens d’expression, — dessin, couleur ou effet, — qui lui agréent le plus, Rousseau, lui, aspirait à user pleinement de toutes les ressources dont la peinture peut disposer. Il voulait que le dessin eût assez de souplesse et de pénétration pour rendre la diversité infinie des formes ; que la couleur possédât toute sa puissance et son éclat ; la lumière toute la vérité et la vie de ses contrastes. Pour lui, ce n’était pas seulement l’accord, mais l’exaltation de tous ces élémens de la technique du peintre qui doivent donner à son œuvre sa complète signification.

La Révolution de 1848 et les modifications qu’elle apporta dans le recrutement du jury des Salons de peinture allaient enfin fournir à Rousseau l’occasion de manifester tout son talent. Toutes les toiles envoyées par lui au Salon de 1849 y furent admises. C’étaient des œuvres exécutées déjà depuis plusieurs années et dont les motifs étaient empruntés aux études faites pendant son séjour à l’Isle-Adam : l’Avenue, les Terrains d’automne, et surtout cette délicieuse Lisière de forêt, d’après laquelle Français lithographiait plus tard, pour la collection des Artistes contemporains, une fidèle et excellente reproduction. Un jeune chêne resté seul debout, au milieu d’une coupe, profile sur le ciel sa silhouette nerveuse ; à côté, les cadavres de quelques arbres jonchent le premier plan et dans les ornières d’un chemin frayé pour l’exploitation de la coupe, des flaques d’eau reflètent çà et là l’or du couchant. Au loin, s’étend la profondeur des grands bois déjà envahis par les ombres du soir, et il semble que dans l’atmosphère humide, on perçoive les acres senteurs qui se dégagent des troncs abattus et des terrains détrempés par la pluie.

C’était là comme une révélation bien faite pour ravir tous ceux qui aiment la nature dans sa simplicité et son abandon. Sans être encore compris du grand public, ces ouvrages furent très appréciés par les peintres, et Rousseau fut acclamé comme le chef de notre école de paysagistes. Au sortir de l’isolement où il avait vécu, son âme s’ouvrait aux marques de sympathie qui lui étaient données et qui le dédommageaient amplement des injustices passées. On lui avait fait espérer que la décoration de la Légion d’honneur serait la consécration officielle de ce succès ; mais, vers la fin de l’exposition, un de ses tableaux, d’abord placé dans le Salon d’honneur, en avait été retiré et, le jour de la distribution des récompenses, Jules Dupré seul fut décoré. Avec la conscience qu’il avait de sa valeur et sa susceptibilité un peu maladive, Rousseau, bien qu’il eût obtenu une médaille de première classe, fut froissé de n’être pas promu à côté de Dupré. Quelques propos fâcheux, plus ou moins véridiques, colportés de l’un à l’autre, envenimèrent encore les sentimens d’aigreur qui en étaient résultés et qui aboutirent malheureusement à une brouille entre les deux amis.

Dès qu’il eut quitté Paris, les joies du travail dans la grande forêt firent bien vite oublier au peintre les blessures de son amour-propre. Une autre amitié, d’ailleurs, allait remplacer pour lui celle de Dupré. Sur les conseils de Diaz, François Millet s’était, dans l’été de 1849, installé à Barbison avec sa femme et ses enfans. La vie ne lui avait pas été clémente. De bonne heure, il avait connu la misère qui, sans rémission, devait rester la compagne de sa rude existence. Condamné à accepter toutes les tâches pour subvenir à l’entretien de sa famille, il avait pendant longtemps hésité, incertain des voies où il s’engagerait, peignant, à l’occasion, quelques portraits, des tableaux mythologiques et même des bergeries à la manière de Boucher. Mais il était lassé de ces tentatives qui, sans lui procurer des ressources suffisantes, répondaient si peu à ses aspirations. De plus en plus, il se sentait porté vers la représentation des travaux et des scènes rustiques, au milieu desquels s’était passée son enfance, dans In pauvre hameau de Gruchy où il avait été élevé, parmi ces paysans ou ces matelots à qui la mer, souvent hargneuse en ces parages, et une terre ingrate, disputée à la lande, ne fournissent qu’à grand’peine les moyens de subsister. Ses parens étaient de braves gens, pliant parfois sous le faix de leur dur labeur, mais dont l’âme courageuse restait supérieure à la fortune. Ils n’étaient pas d’ailleurs sans quelque culture, et leur souvenir, ainsi que leurs exemples, devaient soutenir Millet dans la lutte terrible que, comme eux, il eut à supporter durant toute sa carrière.

Dégoûté du séjour de Paris et des sujets qu’il avait traités jusque-là, le vaillant artiste, sans plus se soucier des caprices du public, était maintenant résolu à peindre exclusivement les humbles motifs qui l’attiraient. En se fixant lui-même à la campagne, il serait à même d’étudier de plus près les occupations et les mœurs de ces paysans que les conditions de sa propre vie, pareille à la leur, et le caractère même de son talent, plus farouche que gracieux, le préparaient à représenter, dans la vérité familière de leurs types et de leurs allures, en insistant sur les côtés douloureux de leur destinée.

Un tel compagnon arrivait à point pour Rousseau. Presque du même âge, — Millet avait deux ans de moins que lui, — ils avaient entre eux assez d’affinités pour se convenir, assez de dissemblances pour s’apprécier mutuellement et trouver un intérêt égal à se fréquenter. Bien qu’ils cherchassent tous deux la solitude, il n’est guère probable qu’ils l’auraient supportée, absolue comme elle aurait été pour eux pendant les longues réclusions de l’hiver. Les plus forts ne résistent pas toujours à cette épreuve. Avec sa vive sensibilité et son besoin d’expansion, Rousseau était plus exposé qu’aucun autre à la torpeur et au découragement qui résultent le plus souvent d’une retraite aussi austère. Il avait donc tout à gagner au contact de Millet qui, avec un esprit plus cultivé et plus réfléchi, s’intéressait à plus de choses. Epris d’un même idéal de vérité, ils aimaient d’ailleurs également la nature et leur art, et comme leur programme s’appliquait à des objets différens, ils allaient, sans se porter ombrage, se prêter le soutien réciproque de leurs conseils et se servir l’un à l’autre à la fois de critique et de public. Tandis que Millet voulait exprimer la lutte de l’homme contre la nature, c’était celle de l’arbre contre le sol que Rousseau se proposait de peindre.

Bien des raisons, on le voit, les portaient à se rapprocher. Ils ne s’étaient cependant pas abandonnés tout de suite aux douceurs que ce commerce pouvait leur offrir. Timides et fiers, ils avaient eu à vaincre la réserve qu’ils tenaient de leur pauvreté et du sentiment de leur valeur personnelle. Mais, après s’être un peu observés, la simplicité et la droiture de leur vie devaient les réunir et amener bientôt entre eux cette affection profonde qui, toujours croissante, ne se démentit pas un seul instant jusqu’à la fin de leur vie commune. Si Rousseau, un peu plus favorisé de la fortune, connut le premier le succès, il n’en profita guère pour lui-même ; mais il s’en servit pour venir délicatement eh aide à Millet et adoucir de son mieux la gêne à laquelle le condamnait l’entretien d’une très nombreuse famille.

Rousseau était à ce moment dans sa pleine maturité. En initiant Millet à la connaissance de la forêt, il ravivait en lui-même l’admiration de ses beautés. Avec plus de conscience et d’ardeur, il s’appliquait à montrer la diversité de ses aspects et à faire ainsi de l’ensemble de ses œuvres comme un grand poème composé en son honneur. C’est de cette époque que datent quelques-uns de ses meilleurs ouvrages. Nous nous bornerons à citer les principaux, ceux qui peuvent, en quelque sorte, servir de types. Dans les Chênes, qui, provenant de la galerie d’Édouard André, sont entrés au Louvre avec la collection Thomy-Thiéry, le paysagiste a représenté, en plein été, les grands arbres qui se dressaient au milieu de la plaine bordée par les coteaux d’Apremont. Du haut d’un ciel pommelé, le soleil dardant ses rayons sur les vieux chênes découpe nettement sur le terrain leurs ombres fortes et courtes. Il a plu la veille et quelques flaques d’eau persistent encore dans les gazons dont la verdure rafraîchie contraste avec le sombre feuillage des arbres. C’est à la fois l’opposition de ces verts si différens et celle de la lumière éclatante avec l’intensité des ombres qui a tenté le peintre et qu’il a su exprimer avec une puissance singulière.

C’est aussi en plein été que Rousseau a peint le Vieux Dormoir du Bas-Bréau, qui appartient également au Louvre. Mais ici les arbres, au lieu de nous être montrés tout entiers, sont coupés à mi-hauteur par le cadre. L’idée première de ces Sous-Bois, jusqu’alors négligés par les paysagistes, a été suggérée au maître par la nature elle-même. En nous permettant de mieux apprécier les imposantes proportions de ces arbres gigantesques qui, enveloppés de fourrés épais, ne peuvent être embrassés dans toute leur hauteur par le regard, ces compositions, ainsi délimitées, nous placent au cœur même de la forêt et nous font pénétrer dans son intimité.

Tous les arrangemens pittoresques de lignes, de tonalités et d’effets que peut offrir la nature, Rousseau les a expérimentés et pratiqués. En les combinant entre eux, il en a tiré un merveilleux parti. C’est ainsi que dans la Sortie de forêt du côté de Brôle (Musée du Louvre), qui fut exposée au Salon de 1851, il sait très heureusement associer deux dispositions décoratives très différentes pour exprimer à la fois le calme de la forêt et celui de la campagne au déclin du jour. Groupés sur la lisière du bois, quelques troncs de chênes et de hêtres séculaires se détachent en vigueur sur un ciel doré où flottent de légers nuages empourprés par le couchant. Placés au premier rang et plus exposés aux intempéries, ces vétérans, tracassés par la foudre ou déchirés par le vent, font encore bonne contenance et portent glorieusement, avec leurs cicatrices, leur épaisse frondaison. Sous la voûte de leurs ramures entrelacées, s’encadre une plaine immense, semée de quelques buissons. Le disque à moitié entamé du soleil, va bientôt disparaître à l’horizon, et la brume rosée qui envahit la plaine estompe déjà et noie peu à peu les silhouettes des broussailles éparses. Par sa construction et sa tenue magnifique, ce tableau compte parmi les chefs-d’œuvre de l’artiste.

Rousseau aimait les espaces vagues qui avoisinent la forêt et permettent ainsi de voir à bonne distance ses grands arbres, de mesurer leur hauteur, et de jouir de la diversité de leurs formes. Cet arrangement qui lui plaisait lui a fourni de nombreux motifs. Dans plusieurs d’entre eux, nous retrouvons cette silhouette disposée en éventail qu’il avait déjà donnée au Four banal et à la Lisière de bois à l’Isle-Adam. Par des inflexions légères et délicatement rythmées, qui ôtent à une pareille disposition ce qu’elle pourrait avoir de trop régulier, il a su en tirer un très heureux parti. Dans le tableau Après la pluie, le piquant de l’effet ajoute au pittoresque de la composition. Des chênes élancés, encore dans l’ombre, se détachent en vigueur sur les nuées assombries, et derrière eux, d’autres arbres, baignés de lumière, étalent leurs brillantes colorations sur le ciel rasséréné. Il y a là un de ces contrastes imprévus dont le spectacle nous frappe toujours vivement dans la réalité et que l’artiste a su rendre d’une manière très saisissante.

Parfois aussi, pour donner au ciel et aux terrains plus d’importance, Rousseau relègue la forêt au second plan et il nous montre les cimes étagées de ses arbres s’abaissant par degrés jusqu’à l’horizon, le long d’un chemin qui, à perte de vue, en borde les contours. Ou bien, ce sont les chaumières de Barbison, serrées les unes contre les autres et entourées des cultures du petit village, avec la parure printanière de ses vergers en fleurs. Mais ces sourires de la nature sont rares dans son œuvre. Le plus souvent, c’est l’âpre sauvagerie de la forêt qui l’attire vers ses coins les plus désolés. Sous un jour brumeux, il aime à peindre les mornes solitudes des Gorges d’Apremont, ou la plaine sablonneuse de Franchart, avec ses amoncellemens de rochers et ses rudes broussailles, parmi lesquelles s’élèvent, çà et là, quelques bouleaux malingres, secoués par le vent. Cette lutte de la végétation contre l’aridité et la pauvreté du terrain lui a même inspiré un de ses plus beaux ouvrages, un de ceux qui résument le mieux le caractère m Ame de la forêt et celui de son propre talent : Le Chêne de roche exposé au Salon de 1861, un vieil arbre ragot, meurtri et ravagé par le temps, fortement cramponné au sol par des racines noueuses et tendant vers le ciel ses branches convulsivement tordues, avides d’air et de lumière. Les rochers qui l’étreignent de toutes parts, les cicatrices et les plaies béantes de son écorce tourmentée, sa tête décapitée et ses bras rompus ou fracassés attestent éloquemment sa lamentable existence et les terribles assauts qu’au cours de sa longue carrière il a dû supporter. Aujourd’hui, la saison est plus clémente au pauvre lutteur et dans l’air tranquille, il étale au soleil ses membres endoloris et son robuste feuillage que troue par places le bleu du ciel étincelant, vibrant comme l’azur radieux d’un vitrail. En réalité, le chêne qui a fourni à l’artiste le motif de ce tableau n’était, paraît-il, qu’un arbre chétif et assez insignifiant, près duquel il était passé plus d’une fois sans le remarquer, jusqu’à ce que, par une belle journée d’été, s’avisant tout à coup du parti dramatique qu’il en pouvait tirer, il l’eût ainsi transfiguré.

Comme Flaubert et Taine, dans les courtes descriptions qu’ils nous ont laissées de la forêt, comme Michelet qui a beaucoup pratiqué et admiré « cette contrée étrange, sombre, fantastique et stérile, » Rousseau ne se lasse pas d’insister sur les aspects de farouche rudesse et de force qui l’ont surtout frappé. Bien mieux que le hêtre à l’écorce lisse et blanchâtre, et aux masses de feuillage mollement arrondies, le chêne était son arbre de prédilection ; il en aimait le port plus volontaire, la rainure nerveuse, la silhouette capricieusement découpée. Parmi les humbles végétations de la forêt, c’étaient les plus hérissées : les houx, les genévriers, les bruyères, les genêts, qu’il représentait le plus volontiers, de sa touche ferme et incisive. Détail curieux, dans ses Sous-Bois, vous ne rencontrerez jamais les tapis de fougères qui abondent sous le couvert des futaies : leurs frondes souples, légères et délicatement évidées n’ont jamais tenté ses pinceaux. Dans ses conversations, dans ses lettres, Rousseau revenait souvent sur cette idée de force qu’il cherchait surtout à exprimer et sur l’isolement qui convient à la vie laborieuse de l’artiste. On dirait que c’est de lui-même qu’il veut parler quand, sous une forme un peu subtile et embarrassée, mais avec autant de sincérité que de justesse, il écrit à un ami : « Il faut qu’un sauvageon ait crû dans la paix et la rudesse des solitudes pour qu’il y ait de beaux fruits et de beaux rosiers dans nos jardins. De même, il faut que l’âme de l’artiste ait pris sa plénitude dans l’infini de la nature pour que nous ayons profit à la représentation qu’il fera d’un type particulier approprié à nos usages de civilisation. »

Millet, d’ailleurs, était sur ce point en parfaite conformité de sentiment avec Rousseau. Ce qu’il aimait surtout de la forêt, c’était « son calme et sa terrible grandeur. » Dédaigneux de la banale virtuosité des peintres à la mode, il pensait « que l’art est une langue et qu’il ne faut s’en servir que pour dire quelque chose. » Dans une lettre à M. Siméon Luce, son compatriote, il le presse de faire, en plein hiver, le voyage de Barbison, car « les tristesses des bois valent bien la peine qu’on vienne les voir. » Il voudrait que, dans ses tableaux, « les choses n’aient pas l’air amalgamées au hasard et pour l’occasion ; mais qu’elles aient entre elles une liaison indispensable et forcée… Je crois, ajoute-t-il, qu’il vaudrait presque mieux que les choses faiblement dites ne fussent pas dites, parce qu’elles en sont comme déflorées et gâtées. » Dans ses œuvres, ainsi que dans celles de son ami, c’est le caractère de force qui prévaut et qui donne à ses figures cette concision en quelque sorte sculpturale qui les grave profondément dans notre esprit.

C’était une douceur et une sécurité pour Rousseau de voir ses idées ainsi partagées. De plus en plus, il s’intéressait aux travaux de Millet, à cet art dont les aspirations étaient si proches des siennes. Devenu son confident, il suivait, plein de sympathie, l’éclosion de ces œuvres dans lesquelles se déroule la vie misérable du paysan, avec la rudesse de ses types familiers et la dureté de son labeur. Le plus souvent, le paysage n’intervient que très discrètement dans les compositions de Millet ; mais, réduit à ses traits les plus saisissans, il sert de commentaire expressif aux épisodes agrestes dont il précise la signification. On y sent toujours la liaison étroite, indestructible, du travailleur rustique avec la terre nourricière. C’est la campagne nue, avec ses longs sillons dans lesquels le semeur, au pas rythmé, jette, d’un geste auguste, la semence ; c’est, au loin, le petit village où, dans l’apaisement de la journée finie, l’Angélus tinte lentement ; c’est la plaine moissonnée, avec les hautes meules près desquelles de pauvres femmes courbées glanent à grand’peine quelques épis oubliés ; c’est le sol pierreux que l’homme à la houe, hébété sous les ardeurs du soleil, s’épuise à purger des mauvaises herbes ; c’est la forêt, couverte de son linceul de neige à travers laquelle deux paysannes ploient sous leur faix de branches mortes, ou encore l’horizon monotone des champs alignés sous la pluie, avec la silhouette du vieux berger trempé, au milieu de ses moutons, têtes basses, serrés les uns contre les autres, inertes et résignés.

De temps à autre, quelques scènes moins austères s’encadrent d’un décor plus aimable : comme cette haie rougie par l’automne, près de laquelle deux fillettes interrompent leur tricot pour suivre, au haut du ciel, le vol triangulaire des oiseaux émigrans ; ce bois où s’engage la jeune pastoure rapportant affectueusement dans ses bras le petit agneau qui vient de naître et que sa mère accompagne de ses bêlemens inquiets ; ou bien l’humble jardinet témoin des premiers pas d’un marmot, sous les regards de ses parens émerveillés. Quelquefois la part faite par Millet à la nature est moins restreinte, et il s’est même, essayé au paysage pur. Malhabile à nous en montrer les gaietés, il n’est arrivé dans le Printemps du Louvre qu’à une œuvre incohérente et gauche, d’un dessin à la fois mou et appuyé, d’une couleur criarde et diaprée à l’excès. Si, avec des données mieux faites pour l’inspirer, la lourdeur de sa main le trahit encore, il rachète du moins ses défaillances par la sincérité de l’expression. Son Hiver, avec la campagne désolée et déserte, au milieu de laquelle une herse et une charrue gisent abandonnées, avec son ciel pluvieux où tournoie le vol innombrable des corbeaux croassans, est d’une impression aussi vraie que dramatique. Quant au Parc à moutons, c’est un pur chef-d’œuvre, et jamais le silence de la nuit et les vagues étendues de l’espace n’ont été rendus avec plus de poésie. Les attitudes des bêtes endormies, les clartés éparses sur leurs toisons blanchâtres et sur les terrains fuyans, la profondeur infinie du ciel où monte dans une auréole le disque échancré de la lune, avec ces humbles élémens, avec ces tons effacés et ces formes indécises, l’artiste a su composer un tableau inoubliable. Grâce à la sûreté de son instinct et à la justesse de son observation, les hésitations et même le tremblement de son pinceau l’ont ici bien servi, en communiquant à son travail je ne sais quoi de voilé, de flottant et d’immatériel et en donnant à ce simple motif un caractère ineffable de grandeur et de mystère.

Dans le choix des données qui les attirent, Rousseau et Millet, on le voit, obéissent à un idéal pareil et visent tous deux plus à la force qu’à la grâce et à l’élégance. Leur amitié était devenue de plus en plus étroite ; ils avaient besoin l’un de l’autre et se complétaient mutuellement. Leur fécondité s’affirmait d’ailleurs par des œuvres nombreuses, fruit d’un travail assidu et mûri par la réflexion. Autour d’eux, une colonie d’artistes, attirés par leur réputation croissante ou par le charme de la forêt, s’était peu à peu fixée à Barbison. Un des premiers, et même avant Millet, avec lequel il était antérieurement en relations, Charles Jacque s’y était établi, déjà en pleine possession d’un talent très original, mais qui, à raison de sa vie assez aventureuse et de ses tentatives très diverses, ne devait que tardivement être apprécié à sa valeur. Il avait de bonne heure manifesté un goût très marqué pour la peinture ; cependant, tout en s’y livrant, il essayait successivement de professions bien différentes. Tour à tour saute-ruisseau chez un notaire, apprenti dans l’atelier d’un graveur de cartes géographiques, engagé volontaire et assistant en cette qualité au siège d’Anvers, il s’adonnait ensuite à l’élevage des volailles et consignait les résultats de son expérience à cet égard dans un livre excellent, le Poulailler, dont il rédigeait le texte et dessinait les illustrations. Plus tard, il s’occupait de la culture des asperges, de la fabrication des meubles et d’un commerce de bric-à-brac. Enfin, dans les dernières années de sa vie, pris de la manie de la truelle, il construisait, et exploitait des maisons d’habitation à Bois-Colombes, au Croisic, à Paris et à Pau.

En dépit de cette mobilité d’esprit et grâce à une prodigieuse activité, il n’avait jamais cessé de progresser comme graveur et comme peintre, car ses aptitudes étaient remarquables. L’étude du paysage et celle des animaux, pour laquelle il était particulièrement doué, l’avaient tout d’abord séduit. Vivant à la campagne, il s’était intéressé à la vie des paysans, et dans de nombreuses eaux-fortes qui attestent sa justesse d’observation et la sûreté de son dessin, il s’appliquait à représenter la suite des travaux rustiques que ramène chaque année le cours des saisons. Moins âpre que Millet, Charles Jacque, qui l’avait précédé dans ces sortes de sujets, n’atteint ni la grandeur de son style, ni sa profondeur de sentiment. Cependant, même à côté du maître, il a son originalité.

Sans croire que le travail soit une condamnation et sans insister sur ses côtés douloureux, il cherche à montrer l’existence du campagnard telle qu’il la voit, avec ses duretés et ses tristesses inévitables, et aussi avec ses légitimes rémunérations. Pour lui, la nature n’est pas uniquement une marâtre : elle a pour l’homme des fleurs et des fruits. Si elle est parfois difficile, l’existence de ceux qui vivent en contact avec elle, n’est pas toujours dépourvue de douceur. Les habitans de nos campagnes ne sont pas forcément rustauds et grossiers, déformés par l’effort et abrutis par la misère ; les femmes n’y sont pas inévitablement vouées à la laideur ou à la malpropreté. Au village, comme ailleurs, le renouveau y succède à l’hiver ; l’enfance et la jeunesse ont leur grâce ; la vieillesse peut avoir sa dignité. Dans les compositions de Jacque, ses travailleurs font bravement leur besogne : robustes et bien découplés, ils plantent, ils bêchent, ils fauchent ou moissonnent, en gens qui savent leur métier. Ses filles de ferme, alertes et accortes, portent, sans broncher, les eaux grasses et la pâtée aux porcs ; les gamins s’ébattent près des chaumières ; et, au seuil de la forêt, bergers et bergères gardent solitairement leurs troupeaux ou se réunissent pour deviser entre eux. C’est dans les acceptions moyennes que s’est maintenu l’artiste et par l’aisance et la souplesse de son talent, il mérite une place à part dans l’histoire du paysage. Il dit nettement ce qu’il veut dire et groupe avec goût ses figures ou ses animaux bien campés, bien dessinés dans la vérité de leurs allures. Autour d’eux, les bois, les champs, les ruisseaux, les cours de ferme, la terre avec ses riantes cultures, ou triste et dépouillée, nous sont présentés sous leur aspect le plus pittoresque. Comme sa façon de comprendre la nature, la peinture de Jacque est saine et facile, franche et robuste, sans rudesse comme sans mièvrerie. Les prix toujours croissans de ses tableaux, grassement empâtés, bien conduits, et d’un même souffle, jusqu’au bout, témoignent de la légitime faveur dont ils jouissent aujourd’hui. Quant au mérite de son œuvre gravé, il est encore supérieur et, en le feuilletant à la Bibliothèque Nationale, qui possède des exemplaires de choix de ses eaux-fortes, notamment de sa grande planche de la Bergerie, on estime à leur valeur la fermeté et la sûreté de son burin, la vie et le charme de ses compositions.

Admis aussi dans la société intime de Rousseau et de Millet, Diaz, un peu plus âgé qu’eux (1809 + 1876), avait le privilège de les dérider tous deux par la verve de ses saillies imprévues. À certains momens, la jovialité de son humeur lui suggérait des charges d’une bouffonnerie irrésistible et l’incitait même à danser, en clochant de la manière la plus grotesque sur sa jambe de bois, son pilon, comme il l’appelait. C’étaient là de courtes diversions au labeur incessant de ces bons ouvriers. Profitant des exemples que lui donnait Rousseau, Diaz était parvenu à rendre, avec un sens très personnel, quelques-uns des aspects pittoresques de la forêt dont peu à peu il s’était aussi épris. Son dessin hésitant, peu correct, trahissait l’insuffisance de son instruction première ; mais, avec une adresse merveilleuse, il savait tirer parti des hasards d’une exécution spirituelle, pour exprimer le désordre touffu de ces clairières ou de ces fourrés à travers lesquels les rayons du soleil, capricieusement tamisés par le feuillage, sèment, çà et là, quelques accrocs de lumière sur le velours des mousses, sur les rochers grisâtres, ou sur les troncs blancs des bouleaux. Son Sous-Bois, de la collection Thomy-Thiéry, peint en 1853, est, en ce genre, un de ses meilleurs ouvrages. Bien mieux que ses Orientales de rencontre ou ses molles figures allégoriques, insignifians pastiches du Corrège et de Prud’hon qui tiennent dans son œuvre une trop large place, ses intérieurs de forêt et même ses déserts sablonneux méritent de faire vivre son nom. Diaz avait trouvé sa voie à Barbison, et quand, après chacun de ses séjours, rentrant à Paris avec sa moisson d’études et de tableautins, les artistes lui faisaient fête, modestement, en bon camarade, il reportait aux enseignemens de Rousseau l’honneur de ces succès et ne se lassait pas de vanter le talent du maître : « Ce que je fais est peu de chose, disait-il ; mais il y a là-bas un solitaire qui fait des merveilles. »


IV

L’Exposition universelle de 1855, où Rousseau n’avait pas moins de treize paysages et où il obtint la médaille d’or, acheva de consacrer sa réputation. Avec désœuvrés récentes comme la Lisière des Monts-Girard, les Chênes d’Apremont et deux Sorties de bois, on y retrouvait d’autres tableaux plus anciens dont les motifs étaient pris dans la forêt de l’Isle-Adam, en Normandie, dans les Landes et le Berri. L’ensemble donnait bien l’idée de la force et de la diversité des productions de l’artiste. Grâce à son succès, les achats des amateurs et des marchands étaient devenus plus nombreux, et une aisance relative succédait à la gêne d’autrefois. Avec sa bonté habituelle, Rousseau avait hâte d’en faire profiter Millet, moins favorisé par la fortune. Pour lui venir en aide, tout en ménageant sa fierté, il usait d’un procédé aussi ingénieux que délicat et, sous le nom d’un soi-disant Américain, il achetait lui-même pour 4 000 francs le Greffeur, qui figurait également à l’Exposition de 1855. Le secret fut si bien gardé que Millet ne découvrit que trois ans plus tard la généreuse supercherie imaginée par son ami.

En même temps, Rousseau se donnait la satisfaction d’orner un peu sa modeste demeure de Barbison, qu’il n’aimait plus guère à quitter. Un toit de tuiles avait remplacé le chaume dont elle était jusque-là couverte, et l’artiste cherchait à peupler son atelier d’objets faits pour l’intéresser ou pour charmer ses regards. Amoureux des couleurs brillantes, il s’était donné des colibris au plumage éclatant ; il achetait des médailles, des estampes japonaises qu’il prenait plaisir à feuilleter, des eaux-fortes et des dessins de maîtres, entre autres une étude à la plume et à la sépia exécutée par Rembrandt pour la Pièce aux cent florins[3], et même un tableau de van Goyen. À l’un de ses élèves qui copiait ce tableau, il en expliquait les mérites. « Celui-là, disait-il, n’a pas besoin de beaucoup de couleurs pour donner l’idée de l’espace. À la rigueur, on peut se passer de couleurs ; mais on ne peut rien faire sans l’harmonie. » Aussi recommandait-il avant tout de procéder par masses et de bien respecter les valeurs, afin de conserver l’unité d’impression. « Ce qui finit un tableau, ajoutait-il, ce n’est pas la quantité des détails ; c’est la justesse de l’ensemble. Le tableau n’est pas seulement limité par le cadre ; n’importe dans quel sujet, il y a un objet principal sur lequel vos yeux se reposent ; les autres objets n’en sont que le complément ; ils vous intéressent moins… Cet objet principal devra aussi frapper davantage celui qui regarde votre œuvre. Si, au contraire, votre tableau est exécuté avec un fini précieux d’un bout à l’autre de la toile, le spectateur le regardera avec indifférence. Tout l’intéressant, rien ne l’intéressera. »

Ainsi qu’il arrive souvent, en donnant ces conseils à son élève, Rousseau se les donnait aussi à lui-même ; car, bien que préoccupé de l’unité de l’aspect de ses tableaux, il arrivait souvent qu’à force de les reprendre, il s’écartait graduellement de l’impression initiale et l’affaiblissait. Toujours désireux du mieux, il ne savait pas plus qu’autrefois s’arrêter à temps. Aussi essayait-il de se mettre en garde contre cette disposition invétérée et, invoquant tour à tour l’autorité de Rembrandt et de Claude Lorrain, il revenait sans cesse sur ce grand principe de l’unité que, sous des formes différentes, tous les maîtres ont affirmé.

Afin de sortir de lui-même et de se renouveler, Rousseau avait compris que, de temps à autre, il lui serait utile de changer un peu d’horizon et de quitter momentanément la forêt, ne fût-ce que pour revenir à elle avec plus de plaisir. C’est ainsi qu’en 1857, il faisait un séjour d ; étude à Picquigny, en Picardie, et qu’il passait l’automne de 1863 dans le Jura et les Faucilles, où l’attiraient les souvenirs de sa jeunesse. Un grand dessin qu’il fit d’après les sources du Liron, un petit cours d’eau encaissé, sortant d’un cirque de montagnes, lui avait procuré des jouissances de travail délicieuses. « Voyez ce Liron, disait-il en montrant ce dessin à des amis, ne vaut-il pas l’Eurotas ? » En 1865, il s’installait dans l’Artois, avec l’intention, qu’il ne put réaliser, de pousser jusqu’à Boulogne, pour y peindre des marines.

Les étangs de la Sologne l’avaient aussi attiré. Il aimait l’eau, qui lui manquait un peu dans la forêt. Toutes les mares qu’elle renferme lui étaient connues et, pour la plupart, il les avait pointes. Rarement il se faisait faute de placer quelque flaque d’eau dans ses compositions. En même temps que cette introduction d’un des élémens les plus pittoresques dans ses paysages lui permettait d’en mieux établir l’assiette, il leur donnait aussi plus de vie. Le ciel et les arbres voisins reflétés dans ce tranquille miroir s’y paraient de colorations plus savoureuses, qui, étalées au centre même de ses compositions, y ajoutaient un charme piquant.

Bien que le prix de ses tableaux se fût graduellement élevé, la situation de Rousseau ne s’était guère améliorée. Sans être dépensier, il ne comptait guère, et l’argent glissait entre ses doigts. Il avait donc traversé encore des périodes de gêne passagère, et il eut même un instant la pensée de quitter la France pour s’établir à Amsterdam où il comptait des admirateurs fervens, puis en Angleterre ou en Amérique. Mais des ventes successives avaient permis à l’artiste de payer quelques dettes anciennes et de vivre un peu plus largement. En 1866, il était nommé membre du jury du Salon et, dans l’automne de cette même année, il avait été compris sur la liste des invitations faites par l’Empereur pour un séjour au palais de Compiègne. Flatté de cet honneur, il crut que c’était pour lui l’occasion de faire connaître en haut lieu ses idées sur l’art, sur les musées, sur les rapports de l’administration avec les artistes, etc. Il s’était donc efforcé de réunir et de relier entre elles ses opinions à cet égard et de les condenser en un programme qu’il exposerait de son mieux à son hôte. Il se promettait de lui parler très librement. « Ah ! je lui en dirai de bonnes, en bons termes, dignes, graves et fermes ! » Il avait été écouté avec une patience indifférente qu’il avait prise pour de la sympathie et, dans sa candeur, il se flattait, bien vainement, que cet entretien, auquel il attachait une extrême importance, porterait ses fruits. L’année d’après la réputation toujours croissante du maître le désignait au choix du gouvernement pour le jury de l’Exposition universelle, et ses collègues, qui le tenaient en haute estime, l’appelaient à la présidence de ce jury. Il avait pris à cœur de justifier leurs suffrages en s’appliquant à assurer l’équité des jugemens dans la distribution des récompenses el, oublieux de ses anciens griefs contre Dupré, il s’était employé de son mieux à lui obtenir une première médaille, mais sans pouvoir y parvenir. Malgré la peine qu’il avait prise, malgré le succès des dix-sept tableaux qui constituaient son propre envoi, et d’une centaine d’études qui furent en même temps exposées au Cercle des Arts, sa promotion comme officier de la Légion d’honneur avait un peu tardé. Il demeurait profondément froissé de ce retard et humilié à ce point qu’il songea un moment à écrire à l’Empereur pour protester contre ce qu’il considérait « comme une injustice et un manque d’égards vis-à-vis du jury. » Cette omission incompréhensible avait été d’ailleurs réparée le 7 août 1867.

À côté de cette légère faiblesse de caractère, qu’on est étonné de rencontrer chez une nature aussi élevée, Rousseau a donné, durant toute sa vie, des preuves évidentes de générosité et de droiture. Parlant peu de lui-même, il semblait assez froid au premier abord ; mais, quand on avait gagné sa confiance, il se montrait tel qu’il était, affectueux et très expansif. Millet et sa nombreuse famille ont reçu des témoignages réitérés de son inépuisable bonté. Non content d’aider son ami de sa bourse, toutes les fois qu’il le pouvait et sans compter, il le soutenait dans ses momens de découragement et lui envoyait des amateurs et des marchands pour acheter ses œuvres. Il avait aussi recueilli sous son toit une femme, ou, comme il le disait lui-même, « un pauvre oiseau battu de l’orage, » qu’il garda près de lui jusqu’à la fin de sa vie, sans jamais consacrer légalement les liens qui existaient entre eux. Cette femme qui, aux mauvais jours, lui avait montré beaucoup de dévouement, était sujette à des crises nerveuses qui avaient fini par troubler sa raison. Dans ses accès, de plus en plus fréquens, elle remplissait la maison de ses cris et son état nécessitait une surveillance assidue. La tristesse d’avoir toujours sous les yeux cette malheureuse folle et les instances de ses amis qui le pressaient de la mettre dans un établissement où elle aurait reçu tous les soins désirables ne purent décider Rousseau à se séparer d’elle. Il ne consentait pas « à faire son repos aux dépens de son cœur, » et il resta pour elle plein d’égards, la traitant toujours avec la plus constante douceur.

Cependant sa propre santé, autrefois si robuste, s’était peu à peu altérée. Sans trop y prendre garde, il continuait à affronter tous les dangers qui menacent les paysagistes. Atteint de douleurs rhumatismales contractées durant ses stations prolongées au froid et à l’humidité, parmi les moiteurs pénétrantes du matin et du soir, il n’était pas devenu plus prudent. A la suite de son dernier séjour dans les Faucilles, en 1863, il revenait à Barbison très affaibli et très changé. Depuis lors, les fatigues et les ennuis de l’Exposition de 1867 l’avaient fort éprouvé. Rentré chez lui au mois d’août, il avait eu une attaque de paralysie partielle et, pour être plus à portée des soins que réclamait sa situation, Millet l’avait conduit à Paris ; mais Rousseau ne pouvant supporter d’être éloigné de Barbison, il l’y ramenait bientôt. Pendant quelques jours, il sembla que le bon air et le voisinage de la forêt ranimaient un peu le malade. Le 4 septembre, il faisait en voiture une promenade qu’il dirigeait vers ses coins préférés. Il était heureux de retrouver les bruyères, en pleines fleurs à ce moment. « C’est beau ; c’est bon ; c’est frais, » disait-il. Le 24 septembre, dans une nouvelle promenade, la dernière qu’il fit, il s’attendrissait en admirant ses vieux chênes : « Voyez-vous ces arbres-là, je les ai tous dessinés depuis trente ans ; j’ai leurs portraits dans mes cartons ! » Deux jours après, des attaques consécutives étaient tout espoir d’un rétablissement. Il avait alors traîné misérablement, mais jusqu’au bout, il ne cessait pas de parler de « sa chère forêt. » Cloué sur son lit, déjà en proie au délire et sentant la mort prochaine, il disait le 20 décembre à Sensier : « Il va y avoir une nouvelle crise ; puis viendra la Grande-Harmonie ! » À la suite d’une dernière attaque, il mourait le 22 décembre, entre les bras de ses amis, Tillot et Millet. La douleur de celui-ci fut extrême ; il restait « consterné et abîmé. C’était un brave ami, écrivait-il, et une haute intelligence. Quel grand espace vide se fait autour de nous ! » Rousseau était enterré dans le petit cimetière de Chailly, où sept ans après, par un jour d’hiver (24 janvier 1875), Millet devait le rejoindre. Depuis, un modeste monument leur a été élevé à la sortie de Barbison, et Chapu, l’éminent sculpteur, qui les avait connus tous deux, a rapproché sur la même plaque de bronze les images fraternellement accouplées des deux amis, au seuil même de cette forêt qu’ils avaient tant aimée.

Avec le temps, dans les nombreuses études dont les deux artistes ont été et sont encore fréquemment l’objet, leurs, noms continuent à être inséparables, et leur gloire n’a pas cessé de grandir, celle de Millet surtout, comme si, pour être plus tardive à lui venir, elle devait, après sa mort, le venger des rigueurs qui avaient accablé sa vie. Au déclin de la sienne, Rousseau avait déjà connu la célébrité. Mais pourquoi ne pas le dire ? Il semble qu’en ces dernières années, l’éclat de sa réputation se soit un peu amoindri. Quelques restrictions se glissent parmi les éloges, qu’il méritera toujours d’inspirer, et l’inégalité de ses œuvres explique ces fluctuations dans les jugemens qu’on en porte. Tandis que quelques-unes d’entre elles, faites plus facilement et comme d’un premier jet, ont conservé leur transparence et leur spontanéité, la plupart, trop souvent remaniées, ont beaucoup noirci. Alors que, par une réaction inévitable, la peinture claire et facile tendait de plus en plus à prévaloir, leur opacité et leur exécution trop appuyée devaient nécessairement les déprécier.

Ces œuvres d’ailleurs sont restées éparses, disséminées dans les collections particulières, non seulement en France et dans les pays voisins, mais surtout en Amérique. On ne les a guère vues qu’isolées, dans les ventes où elles apparaissaient successivement. A l’inverse de ce qui est arrivé pour Corot et Millet, elles n’ont jamais été réunies dans des expositions spéciales faites en l’honneur de Rousseau. Aux deux Expositions Universelles de 1889 et de 1900, qui fournissaient l’occasion d’en rassembler un choix, le maître était mal représenté, par des tableaux peu nombreux et pris comme au hasard. Fort heureusement, le Louvre, qui déjà possédait de lui des toiles importantes et remarquables, s’est récemment enrichi de quelques-uns de ses meilleurs ouvrages. Le legs de la collection Thomy-Thiéry a fait entrer, en effet, dans notre musée, une dizaine de tableaux parmi lesquels, à côté d’œuvres justement fameuses, comme les Chênes (ancienne collection Édouard André), d’autres de petites dimensions, telles que les Bords de la Loire ou la Plaine des Pyrénées, et même minuscules, le Passeur et le Coteau, nous montrent l’artiste appropriant sa touche aux proportions les plus exiguës, tout en conservant l’ampleur de son exécution. Dans le Village sous les arbres, la tonalité générale est montée à un tel degré d’intensité que, pour y bien apprécier la diversité des colorations, il faut l’examiner sous un jour très lumineux. Enfin tandis que les fonds du Printemps sont charmans de fraîcheur et de légèreté, les terrains du premier plan, durs et noirâtres, se découpent impitoyablement sur les lointains.

Comme Rousseau n’a jamais daté ses tableaux et qu’il les a souvent repris, à différentes époques, on comprend qu’il est presque impossible d’établir d’une manière bien précise leur chronologie. Par la ténacité et la conscience qu’il y a mises, par ce désir ardent de perfection qui le portait à ne jamais les considérer comme terminées, ces œuvres de mérites si divers commandent le respect. Mais, en dépit de ses fortes qualités, cet art décèle un effort trop marqué, une tension trop continue de la volonté, la constante inquiétude de celui que Paul Mantz appelle très justement « un grand tourmenté. » Une vague odeur d’huile s’y mêle aux parfums de la nature, et la vivacité, le charme de l’impression en sont diminués d’autant. On est obligé de proclamer bien haut la puissance et la loyauté du bon ouvrier, l’opiniâtreté de ses recherches, la vaillance de cette lutte incessante où il se débat contre un métier trop compliqué. Malgré soi, on pense à l’aimable abandon, à l’heureuse sérénité, à la poésie ingénue et toujours souriante du « père Corot. »

Émile Michel.
  1. Salons de Th. Thoré, 2e édit., 2 vol. in-12, 1870.
  2. Cette toile, de dimensions assez grandes appartient à M. Mesdag, le célèbre peintre de marines et fait partie de la belle collection d’œuvres modernes qu’il vient de donner à la Hollande ; malheureusement, l’emploi immodéré du bitume a un peu noirci l’aspect et altéré la conservation de cet important ouvrage.
  3. Cette étude appartient aujourd’hui au Musée de Berlin.