Théodoric et Boëce

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Théodoric et Boëce
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 827-860).


THÉODORIC ET BOËCE.


Histoire de Théodoric, roi des Ostrogoths,
par M. Le marquis du Roure.[1]


Séparateur


Montesquieu voulait écrire l’histoire de Théodoric ; il avait été frappé de cette sorte de grandeur philosophique imprimée aux lois, aux institutions, à tous les actes de ce chef de barbares. Cette lueur imprévue de la raison humaine au milieu de l’obscurité profonde qui va suivre, ce conquérant du Ve siècle qui naquit l’année où mourut Attila et qui décrète l’égalité des vainqueurs et des vaincus, ce roi arien laissant librement élire un pape hostile à sa cause ; ce chrétien, nouveau converti, rendant des édits de tolérance en faveur des Juifs ; ce barbare qui, selon plusieurs historiens, ne savait ni lire ni écrire, protecteur passionné des lettres et des sciences : il y avait là tout ce qui pouvait tenter un écrivain philosophe. Montesquieu étudiait les origines de notre histoire à l’époque correspondante ; il était vivement frappé du contraste : Clovis et Théodoric, ces deux personnages contemporains, semblent séparés par des siècles. Le premier est bien le roi de ce moyen-âge qu’il inaugure ; ses mœurs sont les mœurs de son temps ; sa morale, sa législation, ses exploits, sont dignes, dans le bien comme dans le mal, du chef de ces illustres barbares, nos aïeux, qui fondèrent la monarchie française. On dirait que l’autre appartient à une civilisation perfectionnée par le progrès des âges. Ce chef des Ostrogoths, qui conquiert l’Italie au Ve siècle, semble avoir été à l’école des philosophes du XVIIIe. On songe bien plus, en lisant ses édits, aux ordonnances de Joseph II qu’au code des Francs ripuaires ou à la loi Gombette. « Je ferai voir quelque jour dans un ouvrage particulier, dit Montesquieu, que le plan de la monarchie des Ostrogoths était entièrement différent du plan de toutes celles qui furent fondées dans ce temps-là par les autres peuples barbares, et que, bien loin qu’on puisse dire qu’une chose était en usage chez les Francs parce qu’elle l’était chez les Ostrogoths, on a, au contraire, un juste sujet de penser qu’une chose qui se pratiquait chez les Ostrogoths ne se pratiquait pas chez les Francs[2]. »

Ce sont ces lignes qui ont inspiré à M. du Roure la première idée de son Histoire de Théodoric ; l’œuvre indiquée dans l’Esprit des lois est aujourd’hui accomplie de manière à laisser peu de chance à de nouveaux essais. Les travaux historiques conçus et exécutés avec talent fixent à jamais l’opinion sur le compte des grands hommes dont ils retracent la vie. Comme ces camées antiques gravés sur la pierre dure qui nous ont transmis à travers les siècles l’image d’Alexandre ou d’Auguste, les œuvres marquées de ce travail patient que Buffon appelait le génie laissent dans l’esprit une image définitive ; la précision du burin donne à chaque figure une physionomie nette et originale. C’est là le grand art des historiens de l’antiquité, c’est ainsi que leurs écrits sont nécessairement supérieurs par la forme à nos histoires modernes, chargées de détails infinis et de digressions sur cette foule de sujets dont s’inquiète notre curiosité. Tout n’est point profit pour l’historien moderne dans le prodigieux amas de documens que la publicité multiplie et que l’imprimerie éternise. Au milieu de ces matériaux confusément entassés, l’esprit hésite et recule, il s’affaisse sous le poids. Celui qui veut écrire l’histoire ne devra pas seulement s’attacher à ce qui est utile et curieux, il devra lire aussi l’inutile pour s’assurer qu’il ne laisse rien derrière lui : le génie qui devait ordonner l’édifice se consume à fouiller dans les carrières. S’il se met enfin à l’œuvre, d’autres difficultés se présentent ; pour satisfaire la curiosité diverse des lecteurs, il ne faudrait rien moins que la science universelle : il ne s’agit pas seulement de raconter ; l’historien doit conclure. On exige qu’il juge de toute la hauteur des principes les questions les plus compliquées de la guerre, de l’administration, des finances, de l’économie politique, des négociations. Qui peut suffire à une pareille tâche ? Et pourtant, savoir cela n’est pas tout encore ; il faut l’apprendre aux autres, il faut faire comprendre clairement, sans difficulté, sans étude, à tous, à chacun, au plus ignorant, au moins attentif des lecteurs, toutes ces matières si compliquées dont une seule remplirait la vie d’un savant ! Comment maintenir l’unité dans une œuvre si complexe ? Que devient la pureté des grandes lignes, interrompues à chaque instant par des ornemens étrangers ? L’art a disparu devant le métier ; on a un choix de matériaux, une série de traités, mais l’œuvre manque et l’intérêt languit. L’art historique et la tactique militaire ont marché de nos jours en sens inverse ; on dirait que l’un s’est alourdi de tout le bagage que l’autre a rejeté. Nous n’avons plus la narration rapide de Salluste ni la précision de Tacite, tandis que notre infanterie a parcouru l’Europe en moins de temps que les légions romaines, pesamment chargées de piques et de boucliers, n’en mettaient pour arriver au pied des Alpes. Les grands écrivains de l’école historique de la restauration ont bien senti la difficulté ; les habiles y ont apporté le seul remède qu’on pût tenter : ils ont choisi dans l’histoire les époques où le monde est dominé par une idée, et autour de cette idée ils ont groupé les événemens. C’est par là qu’on s’élèvera de plus en plus au-dessus de ces compilations où le talent n’a pas plus de part que dans ces produits à demi façonnés, fournis chaque jour à vil prix par nos manufactures aux exigences un peu économes de notre luxe.

Je ne saurais donc regarder comme un inconvénient pour l’ouvrage de M. du Roure la rareté des sources où l’historien a pu puiser. L’auteur a pu traiter un sujet ancien à la manière antique : c’est une bonne fortune dont il était digne ; on sent très vite, au respect qu’il témoigne pour les grands maîtres de l’histoire, qu’il s’est formé à leurs leçons. Les gens de goût n’ont pas oublié un petit traité intitulé Réflexions sur le style original, qui parut dans les dernières années de la restauration. L’auteur, après avoir exposé les principes généraux, terminait par quelques pages qui devaient servir d’appui à sa théorie. L’expression, le tour et la langue de nos grands écrivains étaient imités avec un art singulier, et les plus habiles auraient pu s’y tromper. Ceux-là ne s’étonneront pas que le style de M. du Roure, formé par cette étude scrupuleuse des modèles, se soit trouvé tout à coup à la hauteur du sujet historique qu’il traitait. Dans de rares endroits, cependant, j’ai remarqué un peu d’obscurité et d’effort. Cette aptitude particulière de l’écrivain à s’approprier la forme et le langage des auteurs qu’il étudie était tout profit quand il vivait dans le commerce des plus excellens ; mais, pour écrire la vie de Théodoric, il a fallu contracter de longues habitudes avec la latinité du moyen-âge ; la phrase semble quelquefois s’embarrasser et comme s’entraver dans les idées accessoires : c’est l’inconvénient de ceux qui savent trop et veulent tout indiquer ; ce sont les embarras que les riches traînent après eux. Il y aurait de la puérilité à insister sur ces imperfections de détail ; les laborieuses recherches que l’ouvrage a exigées, les vues élevées qui y dominent, l’instinct politique avec lequel sont jugées la plupart des questions soulevées par le récit, voilà ce qui doit appeler notre attention et nos éloges. Il est des œuvres qui, par leur nature même, ne peuvent prétendre à un succès de vogue, mais auxquelles les hommes d’étude et de savoir dans l’Europe forment un public d’élite. Ce sont en définitive les arrêts de ce tribunal qui assignent à chaque écrivain la place qu’il doit occuper dans l’estime publique ; l’auteur, nous le croyons du moins, n’aura pas à se plaindre de celle qui lui est réservée.

I.

La vie de Théodoric n’avait encore été le sujet d’aucun ouvrage spécial, car on ne saurait compter l’histoire écrite en latin par Cochlæus vers 1479 ; mais tous les écrivains qui ont eu à s’occuper de l’histoire moderne ont rencontré cette noble figure au début de leur œuvre. Théodoric était de cette race princière des Amales dans laquelle les Ostrogoths choisissaient leurs rois. Nous laisserons Grotius donner sa généalogie, qui remonte jusqu’aux demi-dieux du paganisme scandinave. À l’époque où il naquit, en 424, les Ostrogoths, sous la conduite de Théodomir, son père, s’étaient établis sur les flancs de l’empire romain, dans cette partie de la Hongrie qui touche aux portes de Vienne. Ils étaient campés là, sur des terres conquises ou cédées par les empereurs, tantôt ennemis redoutés, poussant leurs incursions jusque dans le voisinage de Constantinople, tantôt auxiliaires chèrement payés, chargés de défendre la frontière de l’empire contre les autres barbares. Leur bravoure et leur fidélité étaient d’ailleurs proverbiales. C’étaient eux qui formaient la garde personnelle de l’empereur ; ils remplissaient auprès de lui le rôle qui a été confié aux Suisses dans plusieurs monarchies de l’Europe ; des capitulations signées avec eux les assujétissaient à un service militaire ; on détournait ainsi au profit de l’empire cette ardeur guerrière qui, sans direction, eût été un danger sérieux.

Une telle situation devait amener cependant, et amenait des défiances et des griefs réciproques : après quelques hostilités, l’empire achetait de nouveau la paix. Ce fut à l’occasion, d’une trêve de ce genre que des otages furent demandés au chef des Goths Théodomir. Son fils Théodoric fut envoyé à Constantinople ; il y demeura dix années. L’histoire ne nous apprend pas sous quel maître, sous quelle discipline, s’écoula pour lui cette première partie de la jeunesse qui complète la nature et décide du cours de la vie. Ce prince, sorti d’une tribu à demi sauvage, otage à la cour des empereurs, fut-il retenu captif par leur politique, ou le laissa-t-on se mêler librement dans les écoles publiques avec la jeunesse romaine ? Rien encore, dans les documens écrits, ne peut nous aider à résoudre ces questions, et cependant c’est par l’éducation qu’il reçut au milieu de la civilisation, par ce mélange de vertus acquises avec les vertus primitives de son âge et de sa race, qu’on peut seulement expliquer le caractère et la vie entière de Théodoric.

Au Ve siècle, plus qu’à aucune autre époque, le monde appartenait à la force, et la force n’existait plus que chez les barbares. L’empire romain n’avait plus que l’apparence de la vie. Quand une cause est perdue, quand une nation est condamnée, des hommes éminens par le talent ou le courage peuvent encore s’élever pour la défendre ; mais leurs efforts désespérés, en inspirant quelque estime à l’avenir, n’arrêtent point le cours des choses, leur puissance s’épuise en pure perte. Pour être un grand homme et réussir dans ces siècles de rénovation, il fallait nécessairement être né parmi les barbares et marcher à leur tête, il fallait appartenir à ces races nouvelles à qui la destinée livrait le monde et qui ont fondé les sociétés modernes ; mais la barbarie, qui devait vaincre les peuples d’ancienne civilisation, ignorait les conditions de gouvernement nécessaires à la durée des empires. Elle ne savait encore établir ni institutions, ni lois, ni société. Par là s’expliquent la succession, la confusion des peuples barbares, accumulés l’un sur l’autre, chassant les Romains, chassés à leur tour, instrumens de ruine, inhabiles à rien fonder.

Ces arts du gouvernement et de la civilisation, comment douter que Théodoric les apprit à Constantinople ? La société du Bas-Empire, toute corrompue qu’elle était, différait autant de la barbarie qu’un homme vicieux de nos jours diffère du sauvage. Quand on déclame contre la corruption, on oublie trop jusqu’à quel point la pire est préférable à l’état barbare. Tacite fait l’éloge des mœurs des Germains, mais ce sont celles de Rome qu’il veut censurer. Il adressait une leçon à ses contemporains, et se préoccupait peu de la vérité historique. Les barbares jugeaient autrement, et plus modestement, la situation relative des deux sociétés. Quand on dit que les barbares méprisaient l’empire romain, il faut s’entendre ; ils méprisaient sa faiblesse, mais ils sentaient instinctivement la supériorité de la civilisation, ils en comprenaient la grandeur ; c’est ainsi qu’ils se sont hâtés de s’initier à ses secrets et qu’ils se sont, pour ainsi dire, précipités dans l’imitation des vaincus qu’ils sentaient leurs maîtres.

Jamais cette remarque, que l’on oublie trop dans le langage convenu sur ce sujet, n’a été plus profondément sentie que dans une page de l’Histoire de la civilisation qu’on nous saura gré de rapporter ici. « Le spectacle seul de la civilisation moderne exerçait sur l’imagination des barbares un grand empire. Ce qui émeut aujourd’hui notre imagination, ce qu’elle cherche avec avidité dans l’histoire, les poèmes, les voyages, les romans, c’est le spectacle d’une société étrangère à la régularité de la nôtre ; c’est la vie sauvage, son indépendance, sa nouveauté, ses aventures. Autres étaient les impressions des barbares ; c’est la civilisation qui les frappait, qui leur semblait grande et merveilleuse. Les monumens de l’activité romaine, ces cités, ces routes, ces aqueducs, ces arènes, toute cette société si régulière, si prévoyante, si variée dans sa fixité, c’était là le sujet de leur étonnement, de leur admiration. Vainqueurs, ils se sentaient inférieurs aux vaincus ; le barbare pouvait mépriser individuellement le Romain, mais le monde romain, dans son ensemble, lui apparaissait comme quelque chose de supérieur, et tous les grands hommes de l’âge de la conquête, les Alaric, les Ataulphe, les Théodoric et tant d’autres, en détruisant et foulant aux pieds la société romaine, faisaient tous leurs efforts pour l’imiter[3]. »

C’est sous de telles impressions que se forma et grandit Théodoric. Son ame forte et neuve reçut profondément l’empreinte des vertus et de tous les nobles sentimens que l’éducation développe. Ni les professeurs ni les habiles instituteurs ne manquaient alors au monde romain ; jamais on n’avait entendu de plus belles leçons sur la vertu et le courage. Ce qui manquait, c’étaient des esprits disposés à recevoir et à garder ces leçons. Les théories du vrai et du beau ne changent pas. Sénèque n’a pas dit autrement que Caton ; la morale des rhéteurs du Bas-Empire valait celle des philosophes de l’ancienne Grèce : les résultats et non les doctrines les ont profondément séparés dans l’histoire. Les nobles disciples du Portique ont mérité à leurs maîtres le nom de sages ; les générations de disputeurs et de brouillons qui sortaient des écoles de Constantinople ont valu à leurs maîtres celui de sophistes.

J’insiste sur ce séjour à Constantinople, parce que la trace de cette éducation première se retrouvera dans tout le reste de la vie de Théodoric. Nous verrons tout à l’heure, en parcourant les monumens de la législation de son règne, quelle singulière ressemblance cette éducation lui donne avec les principes, je dirai avec le langage même de la philosophie du XVIIIe siècle. C’est ce même amour idéal de la perfection, cette conviction un peu orgueilleuse de la grandeur de l’homme, qui étonne dans la bouche d’un conquérant. L’humanité n’avait pas été habituée par Attila à ce respect sympathique.

On a voulu faire honneur au ministre de Théodoric, à Cassiodore, de ces sentimens, de ce langage inconnus jusqu’alors aux barbares. Rien n’est moins fondé que cette explication. Je ne demanderai point si les autres législateurs contemporains s’inquiétaient beaucoup de rattacher leurs prescriptions aux idées de droit, à l’amour de l’humanité ; mais ce ne sont pas seulement ici les paroles, ce sont les actes qui portent l’empreinte de cette préoccupation constante des principes abstraits de la justice. Cela apparaît dès les premiers pas de Théodoric, et suffirait à le distinguer de tous les autres conquérans de cet âge. Au moment d’envahir, après Attila, après Odoacre, cette Italie qui semble une proie jetée au premier occupant, il demande à l’empereur Zénon l’investiture qui doit légitimer sa conquête. Attila se faisait appeler le fléau de Dieu ; Théodoric se présentait aux peuples comme le lieutenant de l’empereur. L’opposition des deux noms dit tout ; on sent que du chaos de la barbarie on entre dans les régions tempérées du droit et des conventions humaines.

La marche de Théodoric fut un triomphe ; il faut voir, dans l’ouvrage même de M. du Roure, avec quelle joie cette brave nation des Goths suivit son jeune chef. « Théodoric Amale avait alors dix-huit ans et présentait dans sa personne l’image d’un prince accompli ; son visage était coloré, la sérénité rayonnait dans ses yeux ; il y avait dans toute sa physionomie une expression si vive qu’elle annonçait la guerre ou la paix ; terrible dans la colère comme la foudre qui va frapper, ou caressante dans la joie comme un beau jour sans nuage : In ira fulmineus, in lætitia, sine nube formosus. » C’est ainsi que le représente le saint évêque Ennode, qui vint, après la victoire de Vérone, implorer à la tête de son clergé la clémence du vainqueur.

La prise de Ravenne acheva de soumettre l’Italie à Théodoric : ici, nous retrouvons encore cette modération habile, inconnue des barbares, ces tempéramens diplomatiques, si je puis dire, qui révèlent l’école de Constantinople. Le vainqueur conclut avec Odoacre un traité qui assura au roi des Hérules le partage de la souveraineté. Était-ce une division des provinces attribuées à l’un ou à l’autre ? Était-ce un seul pouvoir exercé par deux rois, comme il l’était à Rome par deux consuls, ce qui pouvait avoir donné l’idée de cet arrangement ? L’histoire est fort obscure sur ce point. Quelle que soit l’opinion qu’on adopte, cet exemple témoigne d’un esprit déjà capable d’accepter les pratiques de la civilisation. La convention fut d’ailleurs de courte durée : quel qu’ait été celui des deux compétiteurs qui l’ait rompue, le meurtre d’Odoacre laissa bientôt Théodoric seul possesseur de l’Italie.

Je ne veux point raconter son règne ; c’est l’homme que je veux regarder en détail et de près : Théodoric mérite qu’on l’étudie avec soin, plus on l’observera, mieux on comprendra ce qu’il y a d’habile, d’ingénieux, de particulier, et, si je puis dire, de tempéré dans sa politique. Les auteurs des histoires générales n’ont pu s’arrêter suffisamment sur cette époque ; ils disent tous que Théodoric fut un grand homme, mais ils n’expliquent pas comment il mérita ce nom, et il vaut la peine de le savoir. Les grands hommes ne se ressemblent entre eux que par la distance qui les sépare du vulgaire ; pour tout le reste, aucun caractère général ; tout est variété, parce que la première condition du génie est l’originalité. C’est dans l’histoire de M. du Roure que chacun désormais pourra et voudra connaître Théodoric. Ce qui était difficile jusqu’à présent pour les érudits, impossible pour les gens du monde, est devenu facile et agréable. Le nouvel historien a vécu long-temps au milieu du siècle qu’il fait revivre pour nous ; Jornandès, Procope, mais surtout les œuvres de Boëce et les lettres de Cassiodore, les vies des saints évêques contemporains de l’Italie et des Gaules, ont été lues, étudiées par lui avec une ardeur consciencieuse. On sent à chaque page cette pleine possession du sujet, sans laquelle il n’y a point d’art et point d’intérêt. C’est que l’auteur ne s’est point pressé d’écrire le jour ce qu’il avait appris la veille, c’est qu’il connaît le fort et le faible de chacun des acteurs qui sont sur la scène. J’aime, pour mon compte, cette intimité de gens qui se connaissent de longue date : en voyant jusqu’à quel point tous les lieutenans, les secrétaires, chaque soldat de Théodoric, sont des personnages familiers à l’historien, on comprend dans quel long commerce il a vécu avec son héros : de là, la ressemblance et la vie que ce portrait reprend après tant de siècles.

La conquête a donné l’Italie à Théodoric, la reconnaissance de l’empereur d’Orient ajoute au fait la sanction du droit. Alors le jeune vainqueur se trouve en présence d’un problème que nul conquérant de ce siècle n’avait encore résolu : faire vivre ensemble les vainqueurs et les vaincus, fondre un peuple jeune et barbare avec un peuple vieux et usé. C’est en surmontant cette difficulté par un instinct supérieur, par une politique au-dessus de son temps, que Théodoric a mérité d’être comparé par Voltaire à Charlemagne lui-même[4]. Je voudrais arrêter ici l’attention du lecteur : l’examen de cette question importe non-seulement à l’histoire de Théodoric, mais à celle de toutes les nationalités, qui datent de cette époque.

Les historiens contemporains portent à plus de deux cent mille le nombre des guerriers goths qui avaient suivi la fortune de leur chef et s’étaient transplantés avec lui en Italie ; en ajoutant les femmes et les enfans, on arrivera à plus d’un million d’ames. Cette multitude dut s’ajouter à la population déjà existante. Comment une telle aggrégation s’est-elle opérée ? C’est un des problèmes les plus agités entre les publicistes et les savans qui ont cherché à éclaircir les origines de l’histoire moderne. Comment fut imposée politiquement, matériellement même, cette communauté forcée des vainqueurs et des vaincus ? Quelle part fut faite aux premiers dans la possession de la terre, qui composait presque exclusivement la richesse de ces temps ? Nous avons là-dessus, pour ce qui concerne la France, autant de systèmes que d’écrivains.

Selon le comte de Boulainvilliers, les Francs s’emparèrent de toutes les terres des vaincus ; ils devinrent, sinon les occupans, au moins les suzerains de toute terre. Les Francs constituèrent la noblesse ; les Gaulois devinrent serfs et vassaux ; c’est là l’origine de ce système, qui voulait, jusqu’en 1789, distinguer la race franque de la race gauloise, les vainqueurs des vaincus, la noblesse au tiers-état. Il y aurait eu, à l’époque de la conquête, une dépossession universelle. — Montesquieu n’admet point une usurpation si générale ; il y suppose une sorte de modération : « Les Francs ne dépouillèrent point les Romains dans toute l’étendue de la conquête ; qu’auraient-ils fait de tant de terres ? Ils prirent celles qui leur convenaient, et laissèrent le reste[5]. » Mably s’écarte déjà de cette opinion : « Le silence de nos lois, dit-il, permet de conjecturer que les Francs se répandirent, sans ordre, dans les terres conquises, et s’emparèrent, sans règle, des possessions des Gaulois ; terres, maisons, esclaves, troupeaux, chacun prit ce qui se trouva à sa bienséance, et se fit des domaines plus ou moins considérables, selon son avarice, ses forces ou le crédit qu’il avait dans la nation[6]. »

Ces trois systèmes ne s’accordent que sur un point : la violence de l’usurpation, le désordre et le caprice insolent des conquérans ; « mais, ajoute Montesquieu, Théodoric, roi d’Italie, dont l’esprit et la politique étaient de se distinguer toujours des autres rois barbares, procéda par des voies différentes. » Tout en assurant à ses guerriers la part qui devait leur revenir dans la victoire, il intervint aussitôt pour substituer l’ordre à la violence, et amener une transaction amiable par laquelle les vaincus devaient céder aux Ostrogoths les terres qui leur étaient nécessaires. Chaque guerrier reçut, dans les quartiers qui lui étaient assignés pour résidence, le tiers des terres appartenant aux Romains ; ce fut un Romain, ancien préfet du prétoire, Liberius, qui fut chargé de présider à l’exécution régulière de l’opération. Si l’on songe à l’état de dépopulation où se trouvait alors l’Italie, à ces immenses propriétés concentrées dans un petit nombre de mains et à peine connues de leurs maîtres, on comprendra que ce partage, qui ne s’appliqua que dans certaines localités, ait pu s’effectuer sans causer le bouleversement et la désolation qu’il entraînerait de nos jours.

Il est singulier cependant que ce grand déplacement, même dans ces limites, avec ces tempéramens, n’ait pas amené plus de résistance et de collisions. L’explication de ce fait peut se trouver, à notre sens, dans l’examen attentif d’une circonstance particulière à cette époque. Le petit nombre de propriétaires fonciers avait introduit nécessairement dans toutes les provinces le système de la culture par colons (inquilini). Les colons payaient au maître une redevance annuelle ; leur sort ne fut que très peu changé par l’attribution faite aux chefs ostrogoths des terres prises sur quelques patriciens romains ou même sur des chefs hérules tués ou en fuite après la conquête. Le bouleversement fut donc plus réel qu’apparent ; il se fit dans les titres de propriété plus que dans la terre même ; chaque colon resta dans sa chaumière, continuant à cultiver la même terre, seulement pour de nouveaux maîtres, ou, comme les appelait la loi de Théodoric, pour de nouveaux hôtes (novis hospitibus).

Cette opération une fois consommée, Théodoric n’épargna rien pour mêler les deux peuples, pour en faire une seule et même nation. Loin d’imiter les autres chefs barbares, dont le premier soin, en se transportant dans les pays conquis, était de maintenir rigoureusement leurs lois et leurs coutumes, et de s’isoler des vaincus, Théodoric répétait cette formule que l’histoire a conservée : Romanus imitetur Gothum, Gothus Romanum sequatur. Et, sachant toute la puissance des signes sur l’esprit des peuples, il prit, avec la pourpre, la chlamyde et la chaussure romaines. Sa législation entière est conçue dans cet esprit. Je ne pourrai mieux justifier l’analogie que j’ai signalée entre les instincts de Théodoric et les doctrines philosophiques du dernier siècle qu’en citant, avec M. du Roure, quelques fragmens des monumens de son règne.

Théodoric institue de nouveaux magistrats ; il écrit aux municipalités du pays : « Vous vous touchez par les possessions, touchez-vous par la charité ; je vous envoie un comte goth pour régler les différends entre Goths ; entre Goths et Romains, il s’adjoindra un officier romain ; entre Romains, le différend se décidera par des officiers romains. »

Ses soldats n’étaient pas toujours contens de la part qui leur était faite ; souvent des Romains se plaignaient d’avoir été dépossédés. « Si l’usurpation a eu lieu sous notre règne, répondait Théodoric, sans délégation de terres bénéficiales, qu’il y ait sur-le-champ restitution ! qu’on ne respecte que la prescription trentenaire, qui doit consolider toutes choses. » — « Faites rendre à Manicarius, dit-il ailleurs, les esclaves que les soldats goths lui ont enlevés ; en tout, contenez l’esprit militaire, qui se plie difficilement à la règle envers les personnes civiles. Jura, non brachia : le droit, non la force. ».

Là enfin où ne se trouvaient que des magistrats goths : « Ayez soin, leur écrit-il, dans toutes les affaires entre les Goths et les Romains, de tenir la balance égale, et de décider finalement par la seule considération des lois : nous ne permettons pas un droit séparé pour deux races que nous voulons embrasser dans un seul esprit et dans le même amour. »

Il entendait ainsi la justice pour ses anciens compagnons d’armes ; voici comment il la pratiquait pour lui-même : « N’oubliez pas, écrivait-il à Marcellus qui devait juger une cause dans laquelle il était intéressé, n’oubliez pas que nous n’appelons gain que le profit légitime ; qu’il nous importe moins de gagner notre procès que de le gagner justement, et même que c’est un triomphe pour nous de perdre une mauvaise cause. » — Des chefs ostrogoths avaient tenté des usurpations sur des biens appartenant à l’église. Théodoric écrit (qu’on n’oublie pas que c’est un roi arien qui parle) : « La tranquillité des sujets fait l’honneur des princes, et celle de l’église y ajoute les miséricordes divines ; vous aurez donc à protéger avec grand soin en Sicile les biens et les personnes dépendantes de l’église de Milan, sur la requête que nous adresse le bienheureux évêque Eustorge. » — Voici des conseils plus généraux adressés par Théodoric aux gouverneurs des provinces, des instructions ministérielles, comme on dirait aujourd’hui : « Protégez la province par les armes, gouvernez-la par le droit ; faites ressortir de plus en plus la différence qu’il y a entre les barbares et les Goths, chez qui brille, avec la valeur native, la prudence des Romains ; revêtez les mœurs de la toge, dépouillez celles de la barbarie, et qu’au lieu de se plaindre d’avoir été placés sous notre empire, les peuples, jouissant d’un bonheur qu’ils ne connaissaient plus que de nom, n’aient qu’un regret, celui d’avoir été soumis trop tard par nos armes. » Ces paroles contiennent toute la pensée politique de ce règne : en demandant à ses guerriers d’allier à leur valeur native la prudence des Romains, Théodoric pouvait songer à lui-même ; c’est bien la grandeur telle que la définit Pascal : « On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux. »

Nous pourrions multiplier ces exemples ; nous pourrions suivre l’auteur dans la comparaison qu’il établit entre les trois principales législations des barbares aux Ve et VIe siècles : la loi Gombette, la loi salique, et l’édit de Théodoric, qui devint le premier élément de la célèbre loi des Visigoths. De cet examen ressortirait l’incontestable supériorité de cette dernière. La loi salique n’est guère qu’un code pénal ; sur plus de quatre cents articles, les trois quarts renferment exclusivement des pénalités ; encore n’y trouve-t-on que les premiers rudimens de toute législation naissante. Le crime n’est considéré comme crime que par rapport à l’individu ; toute la sévérité de la loi s’épuise à son profit c’est le premier pas hors de l’état sauvage. La loi prend à sa charge les vengeances particulières ; de là le principe de la composition, du rachat du crime, moyennant une certaine somme payée par le coupable à l’offensé ou à sa famille ; mais le législateur ne s’élève point encore à l’idée générale du crime qui attaque la société et du châtiment qui doit le suivre : il ne voit dans les déréglemens de la liberté individuelle qu’une atteinte aux intérêts privés. Il ne s’est point constitué le défenseur de l’ordre social ; on peut même dire que l’idée, de cet ordre lui échappe encore, et qu’il ne comprend dans le crime que la moitié du crime. De là ce singulier contraste d’une loi qui révèle par ses prévisions mêmes des mœurs très violentes, très brutales, et qui ne renferme pas de pénalités très sévères. Pour les hommes libres, jamais de châtiment corporel, point d’emprisonnement ; la peine de mort est très rare et peut être rachetée. On sent que ce n’est qu’avec quelque doute sur son propre droit que le législateur intervient dans les rapports des individus entre eux ; la loi ne fait que proclamer et sanctionner ces rapports.

Quand on passe de cette loi de nos aïeux à la loi des Visigoths, on croit, selon l’expression pittoresque de l’auteur, « quitter un marché tumultueux pour entrer dans un temple. » Ici, en effet, plus de compositions à prix d’argent ; la justice apparaît dans toute sa majesté sévère ; elle ne se laisse point désarmer par la satisfaction même de l’offensé. Ce n’est pas seulement le dommage qu’elle veut réparer ; elle sévit aussi contre le crime et punit le trouble apporté à la société. C’est pourquoi on y trouve une plus grande rigueur dans les châtimens ; la peine de mort est souvent appliquée, parce qu’elle est méritée souvent. Il fallait contenir les violences du soldat et réprimer en même temps la corruption romaine. On est dans un ordre d’idées qui répond aux divers besoins de la société. C’est non-seulement un ensemble rationnel de dispositions législatives, dit un des publicistes que nous venons de citer, mais aussi un système de philosophie, une doctrine. Sur quelques points, le législateur a devancé les progrès du siècle dernier et le nôtre même. Ainsi, il stipule que « les enfans de parens libres qui seront vendus par leurs auteurs ne cesseront point d’être libres, la liberté ne pouvant être représentée par aucun prix. » Les fautes sont personnelles « Que le crime suive son auteur ; que le père pour le fils, le fils pour le père, la femme pour le mari, les voisins pour les voisins, n’aient jamais rien à craindre ; crimen cum illo qui fecerit moriatur. » Et la conséquence écrite de cette loi était l’abolition formelle de la confiscation, effacée de nos codes il y a à peine trente ans, et maintenue encore dans une grande partie de l’Europe !

Voilà les pensées, les paroles ; les lois d’un chef barbare qui régnait il y a treize siècles. Ne croirait-on pas entendre les plus pures leçons de la philosophie moderne ? n’est-on pas frappé de voir qu’après tout cette civilisation dont nous sommes si fiers n’a guère dit mieux, ou plus ? ne retrouve-t-on pas dans les ordonnances de Théodoric la plupart des réformes que la philosophie du XVIIIe siècle réclama pour l’humanité, et que la révolution française a fait passer dans le droit commun ? Ce n’est pas seulement le fond ; mais la forme même : il y a des ressemblances singulières entre les déclarations philanthropiques des législateurs de l’assemblée constituante et les épîtres du sénateur. Cassiodore, rédacteur ordinaire des édits de Théodoric. On décrète le bien avec un peu d’enflure ; on aime sincèrement la vertu, et on déclame sur la vertu. Les préambules des lois sont des sermons ; le législateur du Ve siècle comme ceux du siècle dernier, se rend par avance toute la justice qu’il est en droit d’attendre de la postérité. Il faut en revenir à cette explication, que les écoles de Constantinople avaient nourri et formé Théodoric, comme les écrits des philosophes du dernier siècle avaient élevé les générations de 1789, mens omnibus una.

C’est sous l’empire de ces lois bienfaisantes que s’écoulèrent trente-trois années d’un règne glorieux et paisible. Il faut se rappeler dans quel chaos le monde connu était alors plongé, se souvenir qu’à quelques pas de cette heureuse Italie, le meurtre ensanglantait chaque jour le trône de Constantinople, que, de l’autre côté des Alpes, les guerres abominables des fils de Clovis se terminaient par des fratricides, pour comprendre avec quel sentiment de reconnaissance et d’amour les peuples soumis au sceptre de Théodoric bénissaient celui qui leur créait ainsi un monde privilégié. « L’âge d’or est revenu dans sa terre natale, » disaient les témoins de ce règne.

O Melibæe, Deus nobis hæc otia fecit !

Théodoric avançait ainsi, chargé de gloire et d’années, des bénédictions des vaincus et des vainqueurs, vers la fin de sa carrière. Rien n’y avait manqué, ni l’éclat des armes dans la jeunesse, ni la sagesse et la renommée du législateur dans l’âge mûr. Il aimait la gloire, et songeait souvent au jugement que la postérité porterait sur lui et sur les actions de son règne. Si Théodoric était mort après cette longue période, le jugement rendu par ce tribunal qu’il invoquait eût été exempt de tout blâme, et les récriminations intéressées des historiens du Bas-Empire n’auraient su comment s’attaquer à cette vie aussi pure que glorieuse ; mais les destinées souveraines ont moins encore que la vie modeste de chacun de nous ce privilège d’un bonheur sans mélange poussé jusqu’aux extrêmes limites de l’âge.

II.

Nous arrivons à cette catastrophe illustre et déplorable de Boëce et de Symmaque, sur laquelle, selon nous, un jugement impartial reste encore à établir. Les plaintes éloquentes de Boëce ont rendu trop difficile l’équité entre la victime, coupable ou non, et son juge. La poésie, la philosophie, la religion, tout ce qui est puissant sur le cœur de l’homme a conspiré pour donner à la mort de Boëce un éclat sinistre qui projette sa lueur jusque sur ces années que nous venons de rappeler. Admirable fortune du génie et du malheur soutenu avec un ferme courage ! Boëce a composé dans sa prison quelques chants qui ont plus fait pour sa gloire que trente années de succès et de vertus n’en ont fait pour celle de Théodoric. Pour bien des lecteurs, le nom du conquérant n’a été sauvé de l’oubli que par celui de sa victime, comme on fait vivre le coupable pour faire vivre le châtiment.

Boëce a été le dernier poète de cette littérature ancienne qui s’associe aux premières impressions de notre jeunesse ; pendant tout le moyen-âge, et jusqu’à la réapparition d’Aristote, sa philosophie a régné dans les écoles ; enfin la religion a consacré son nom en l’inscrivant au nombre des saints de l’église catholique. Il n’y a donc point à s’étonner de cette faveur, de cette pitié qui s’est attachée à sa mémoire. Il y a cependant pour l’historien quelque chose qui est supérieur encore à toutes ces choses vénérables et sacrées, le talent, la dignité, le malheur : c’est la vérité : selon nous, elle a été étrangement méconnue.

Pour juger avec impartialité ce mémorable procès, pour prononcer entre Théodoric et Boëce, il est nécessaire de se rendre compte de la situation du nouveau roi vis-à-vis de l’empereur d’Orient. Nous avons vu tout à l’heure comment les Ostrogoths avaient obtenu de Zénon l’autorisation d’aller reprendre l’Italie sur les Hérules. Les termes mêmes de la requête qui fut présentée ne laissent pas de doute sur les sentimens qui animaient alors les successeurs de Constantin. Parmi les motifs favorables qui devaient déterminer le consentement de l’empereur, Théodoric mettait au premier rang l’avantage de débarrasser Constantinople du dangereux voisinage de ses compatriotes, ou même de voir les Hérules et les Ostrogoths se détruire les uns par les autres. « Seigneur, quoi que vous fassiez, nous vous serons toujours des hôtes incommodes ou dangereux. Envoyez-nous contre le barbare. Si je suis vainqueur, je tiendrai de vous l’Italie ; si je suis vaincu, tout sera dit ; dans tous les cas, vous y gagnerez ce que nous vous coûtons. » Ce n’est pas faire injure à la politique du Bas-Empire, d’imaginer que la chance parut aussi souhaitable que probable à l’empereur. Il crut moins donner l’Italie, l’Italie, le berceau de l’empire, que la délivrer des barbares, et profiter de la lutte pour anéantir à la fois les Hérules et les Ostrogoths.

L’événement trompa d’abord ces espérances. Théodoric vainqueur établit sa domination depuis Arles, dans les Gaules, jusque dans la Pannonie, la Dalmatie et la Sicile ; l’empereur, pour se débarrasser du tribut qu’il payait aux Goths, se trouvait avoir élevé en face de lui un monarque puissant et habile, auquel il ne manquait que le nom d’empereur d’Occident pour être le rival et peut-être le maître des souverains de Constantinople. J’ai déjà dit que, si telle était au fond la position relative des deux rivaux, le langage officiel n’en trahissait rien : l’ambition de Théodoric était tempérée par tous les ménagemens que commandaient la politique et cette image de l’empire romain toujours imposante aux yeux des peuples. Nous voyons donc Théodoric, à peine installé à Ravenne, envoyer des députés à l’empereur Anastase pour solliciter l’investiture définitive de l’Italie. Rien ne peut mieux prouver les arrière-pensées et les mauvais desseins de l’empereur contre le nouvel établissement italien que la longue attente qu’il fit subir à Théodoric. Son envoyé resta plus de six ans à la cour de Constantinople sans obtenir de réponse formelle. Ce ne fut que lorsque la politique de Théodoric eût consolidé l’œuvre de ses armes que l’empereur se résigna enfin, ou plutôt remit à une autre époque l’exécution de ses projets. L’ambassadeur rapporta à son maître, avec le titre de patrice, les ornemens royaux qui devaient consacrer aux yeux des peuples la nouvelle domination.

Cette reconnaissance tardive ne changeait rien à la situation. Théodoric ne se méprit point sur la valeur de ce consentement forcé. Nous le voyons occupé à préparer ses moyens de défense pour la lutte qu’il prévoit. Ce n’est pas seulement sur la valeur de ses soldats qu’il compte, la politique lui viendra en aide ; pendant qu’il tient ses guerriers réunis, qu’il leur impose, pour prix des terres distribuées, l’obligation de fournir un certain nombre de soldats et qu’une flotte est créée dans les ports de l’Italie, il recherche, avec tous les chefs des états fondés sur les débris de l’empire romain, des alliances qui doivent établir entre eux une solidarité redoutable. Malgré la différence de religion, il envoie des ambassadeurs à Clovis, et prend en mariage sa sœur Audeflède ; il donne une de ses propres sœurs à Gondebaud, roi de Bourgogne ; l’autre épouse, en Afrique, le successeur de Genseric ; enfin il soutient dans le midi de la Gaule la monarchie des Visigoths, associée à la sienne par une origine commune. Gibbon remarque, avec raison, que Théodoric ne faisait en cela autre chose que pratiquer ce système d’équilibre que la politique moderne a cru avoir inventé le jour où elle lui a donné un nom.

Les périls pouvaient ne pas venir seulement du dehors ; les Romains étaient soumis, et plus heureux qu’ils ne l’avaient jamais été sous leurs anciens empereurs ; mais la servitude est toujours agitée. Il y avait eu à Rome quelques troubles, et, bien que sa présence les eût promptement apaisés, Théodoric restait inquiet et alarmé. Cependant sa prudence et la douceur de ses lois auraient surmonté ces difficultés et réussi sans doute à créer un seul peuple de sujets fidèles, si les Romains et leur nouveau roi n’avaient été séparés par une cause plus profonde encore que la différence d’origine, par une haine plus irréconciliable que celle du vaincu contre le vainqueur, par la différence de religion : les Romains étaient catholiques, les Ostrogoths et leur chef étaient ariens.

Théodoric ne s’était jamais fait illusion sur ce point ; tout porte à croire que son esprit politique, d’une tolérance inconnue dans ces temps, eût supprimé l’obstacle, si la solution eût pu appartenir à lui seul et s’il n’eût eu affaire qu’à ses propres scrupules ; mais tout rapprochement avec l’église de Rome l’eût séparé de ses sujets. Henri IV put acheter Paris au prix d’une messe, sans s’aliéner la fidélité de ses braves compagnons. Théodoric était moins libre ; s’il eût accepté le dogme de la Trinité, rejeté par Arius, ses peuples se seraient soulevés contre l’idolâtre. Tout ce que pouvait faire alors un esprit politique et sage, Théodoric le fit ; il resta tolérant dans un siècle pour lequel la tolérance semblait une vertu inconnue, impraticable : ce n’était qu’en développant, en exaltant le sentiment religieux, que l’église faisait dans les ames ces grandes révolutions qui peuplaient les déserts de chrétiens et créaient alors au cœur même de l’Italie les premiers de ces ordres monastiques qui devaient plus tard couvrir le monde et le gouverner. Rome était d’ailleurs le centre et le siège de cette église universelle qui ne pouvait accepter sincèrement la domination d’un roi hérétique ; cette église était victorieuse et triomphante partout, excepté là même où il avait été promis aux apôtres que serait établi le trône de leurs successeurs ! Clovis venait d’embrasser le catholicisme et de se jeter dans les bras des évêques ; pour eux, il était le vrai empereur d’Occident. Les Bourguignons n’avaient pas tardé à suivre cet exemple. L’empire d’Orient, un instant égaré par les doctrines d’Arius, était revenu au dogme de la vraie foi. Cette monarchie arienne des Goths, de toutes parts enveloppée par des royaumes catholiques, offrait une étrange anomalie. Après trente ans de règne, Théodoric entrevoyait que tout ce qu’il avait fondé pouvait être remis en question à sa mort, de son vivant peut-être ; il se livrait à ces pressentimens sinistres : qui assiègent souvent les grands hommes à l’heure même où la multitude croit leur œuvre consommée et immortelle.

À ce moment même, l’empereur Justin commença contre les ariens, restés dans ses états, une cruelle persécution : leurs églises furent fermées, leurs prêtres emprisonnés ou mis à mort. Théodoric se sentit atteint ; il comprit que ce n’était pas tant à un petit nombre d’ariens, épars dans l’empire, qu’on en voulait qu’à lui-même, chef de la monarchie arienne ; il, réclama de l’empereur pour ses coreligionnaires, dont la plupart étaient aussi ses compatriotes, la tolérance dont il avait usé envers des catholiques. Justin repoussa avec hauteur cette intervention. Théodoric, irrité, appelé à grands cris par les ariens proscrits, parlait de marcher sur Constantinople, lorsque, regardant autour de lui, il vit qu’au lieu de songer à protéger les autres, il fallait se défendre contre des ennemis plus proches et plus dangereux. Cette conspiration catholique, par laquelle il se trouvait cerné, avait ses chefs et ses agens au sein même de son empire. Ce n’était pas seulement un suzerain inquiet de la grandeur de son vassal ou des rivaux jaloux, c’étaient des sénateurs romains, comblés de ses bienfaits, qui tramaient contre lui de coupables complots.

Le comte Cyprien, homme considérable et respecté de tous, était venu trouver Théodoric à Vérone. Il accusait Albinus, Boëce et Symmaque, son beau-père, d’entretenir avec l’empereur des intelligences criminelles : une partie du sénat voulait appeler en Italie les armées de l’empereur pour la délivrer du joug des Goths et exterminer l’hérésie ; on montrait les lettres des conspirateurs, les réponses de l’empereur ; l’antique amour de la patrie et le zèle ardent de la religion s’étaient unis pour préparer cette sanglante restauration, qui devait arriver quelques années après par la main de Bélisaire. Ce n’étaient point des conspirateurs vulgaires qui menaçaient Théodoric : Albinus avait été consul, Symmaque était un des personnages les plus importans dans le parti romain ; mais Boëce surtout, Boëce, deux fois consul, Boëce, cher au peuple et tout-puissant à Rome, illustre par ses talens, par ses richesses, par les dignités mêmes auxquelles Théodoric l’avait élevé, voilà ce qui révélait toute la gravité et le danger du complot. Un pareil homme n’avait embrassé que des desseins au succès desquels il pouvait croire. Sa prudence égalait sa vertu. « C’était, disent les auteurs contemporains, le dernier des Romains que Cicéron et Caton eussent voulu avouer pour leurs concitoyens. Sa vie, et surtout sa mort, furent dignes de celles de ces grands hommes. »

La gloire de cette mort a plutôt obscurci qu’éclairé les premières époques de la vie de Boëce ; tout s’est effacé devant ce vif éclat. Il en est de la vie des individus comme de l’histoire des peuples ; nous sommes accoutumés à n’arrêter nos regards que sur un petit nombre d’époques brillantes ou sanglantes ; les autres temps se perdent dans une vague obscurité. Nous ne nous représentons pas sans quelque effort les hommes semblables à nous qui ont rempli ces espaces intermédiaires, et nous supprimons par le fait une grande partie de la vie du genre humain. Nous resserrons les destinées pour accumuler, en quelque sorte, les uns sur les autres, les désastres, les guerres, les révolutions ; mais, pour les contemporains, il s’est écoulé entre ces catastrophes, qui nous semblent seules dignes de la majesté un peu dramatique de l’histoire, vingt, trente années de paix et de repos : Grande mortalis ævi spatium. Durant ces années, chacun a vécu et s’est développé avec les espérances et les illusions tranquilles que nous pouvons entretenir aujourd’hui. Dans les siècles qui suivront, on passera rapidement aussi sur notre histoire et sur celle de nos pères pour arriver plus vite aux événemens contemporains. Quelle idée trompeuse donneront alors de notre époque les historiens qui devront resserrer en quelques pages les massacres de la ligue, les troubles de la fronde, les crimes et les grandes guerres de la révolution terminées par la catastrophe de Moscou ! Dans cette rapide revue, dans cette course haletante, nos petits-enfans oublieront quelquefois ces jours de prospérité et de loisir où l’esprit humain avait peut-être atteint le plus haut degré de développement, où une société brillante et polie se livrait avec une sécurité complète à toutes les joies du présent. Ces erreurs de perspective sont inévitables : les objets placés près de nous nous dérobent les autres, ou ne nous laissent voir que quelques points culminans. Quand vous entrez dans un pays de montagnes, l’œil n’aperçoit d’abord que les sommets qui s’élèvent à l’horizon ; vous n’avez devant vous qu’une décoration fantastique : ce n’est point là le pays que vous voulez connaître ; mais, si vous montez sur une de ces hauteurs, alors vous découvrez les vallons et les plaines qui s’étendent entre les montagnes ; chaque objet reprend sa vraie proportion, son rapport avec ceux qui l’avoisinent ; au milieu des cimes couronnées par les neiges ou frappées par la foudre, vous voyez aussi les prairies et les hameaux paisibles d’où monte doucement la fumée.

Après la pacification de l’Italie par Théodoric, ses contemporains pouvaient se croire arrivés à un de ces intervalles de repos que la Providence accorde quelquefois au genre humain ; on renaissait, on se laissait aller à l’espoir et à la sécurité. Quand nous regardons l’histoire avec la lumière que le dénouement connu répand sur les premières scènes d’un drame, nous avons peine à nous mettre dans l’heureuse ignorance des acteurs ; nous nous étonnons de leur confiance, nous ne doutons pas de notre instinct supérieur, nous n’imaginons pas qu’il eût pu être mis en défaut par les événemens. Les plus habiles s’y trompent cependant, ceux même qui vivent au sein des affaires : Les premiers auteurs de la révolution française annoncent toujours dans leurs mémoires que la révolution est décidément terminée. « Telle fut, » dit Rabaud de Saint-Étienne dans son histoire de l’assemblée constituante, qui se séparait au moment où il écrivait, « telle fut la fin de cette grande révolution. » Ne nous récrions donc pas si, au commencement du VIe siècle, quelques années avant les guerres sanglantes de Bélisaire, si près de l’invasion des Lombards, à la veille du sac et du pillage de Rome par Totila, des esprits éclairés ont cru aussi que la révolution était terminée. « À présent que Rome goûte une paix profonde, les vertus guerrières ne sont plus de saison ; nous n’avons plus qu’à jouir de la paix assurée par le courage des vainqueurs, et à oublier les malheurs qui auront établi la félicité de nos enfans. » Telles étaient les paroles que l’évêque de Pavie, Ennode, adressait, dans la première année du vie siècle, à son ami Boëce. Arrêtons quelque temps ici le lecteur ; peut-être trouvera-t-on de l’intérêt à connaître ce que l’histoire nous a conservé sur les premières époques d’une vie terminée par une sanglante catastrophe.

Anicius-Manlius-Severinus Boetius appartenait, comme ces noms l’indiquent, aux plus illustres familles de la Rome ancienne. Sa jeunesse avait été paisible. Enfant encore à l’époque de la conquête de Théodoric, il fut envoyé dans les écoles d’Athènes. Rappelé à Rome par la mort de son père, il y avait recueilli, avec ses grandes richesses, l’héritage d’illustres amitiés. Symmaque et Festus, tous deux consuls à l’époque de son retour, avaient été les meilleurs amis de son père ; ils devinrent les siens. Tous deux semblent s’être disputés à qui s’attacherait le jeune Boëce par des liens plus étroits. Après avoir épousé la fille de Festus, qu’il perdit bientôt, Boëce se remaria avec la fille de Symmaque, Rusticienne, qui, par sa beauté, ses vertus, son courage, a mérité d’être associée à la gloire de son époux. Les traces de la conquête n’étaient pas encore complètement disparues ; les grands noms, les grandes situations se croyaient encore exposés à l’envie et à la ruine. Les citoyens riches quittaient les villes et se retiraient dans les campagnes, où leur puissance s’était maintenue. Plusieurs lois de Théodoric n’ont d’autre but que d’arrêter ce déplacement sensible d’une partie de la population. « Il est indigne, dit-il dans un de ses décrets, il est indigne d’hommes civilisés de fuir la société de leurs semblables pour vivre avec les bêtes fauves, et de se retirer loin des lieux où la chose publique réclame leur concours. » Ces effets de la crainte étaient inévitables ; ils se sont reproduits souvent de nos jours, aux époques de crise et de révolution : toute conquête les amène. Quand on parcourt encore aujourd’hui les provinces soumises par les Turcs, on ne trouve aux abords des grandes routes qu’une profonde solitude : les populations se sont réfugiées dans l’intérieur du pays ; là seulement se retrouvent, avec la sécurité, les champs cultivés, les troupeaux et de populeux villages.

Ce fut dans la campagne de Rome, derrière les montagnes de Subiaco, où se bâtissait alors le monastère de Saint-Benoît, que Boëce passa avec sa jeune épouse les premières années qui suivirent son retour. Ils vivaient là paisibles et cachés : dans ces belles et inaccessibles retraites, derrière cette ligne bleue de montagnes qui borde l’horizon romain, n’arrivaient point les derniers brigandages et la licence des vainqueurs. Notre imagination se représente à tort les dévastations de la conquête et les scènes sanglantes de la guerre répandues sur toute la contrée comme sur tout le siècle. Loin de ces vastes cités dont la renommée et l’opulence attirent le pillage, loin de ces routes marquées par le sang qui y conduisent, une grande étendue du pays jouit encore de la liberté et du repos : le sol n’est point foulé par les soldats étrangers, et le bruit des armes y arrive à peine :

No strepito di Marte
Ancor turbò questa remota parte.

Là, Boëce composa les ouvrages nombreux qui sont arrivés jusqu’à nous. L’activité de sa pensée se portait sur toutes les sciences ; la philosophie, l’astronomie, la théologie, la musique, rien ne lui fut étranger. Les traités qu’il écrivit sur ces matières diverses témoignent à la fois de l’étendue de ses connaissances et du calme profond qui régnait autour de lui. Les recherches de luxe et d’élégance qui décoraient sa maison auraient été incompatibles avec une existence inquiète et menacée ; il parle lui-même « de cette bibliothèque ornée de riches sculptures en ivoire et de glaces polies, où la sagesse avait établi son trône et rendait ses oracles par la voix des philosophes de l’antiquité. » Les heures passées dans cette bibliothèque revenaient souvent au souvenir de Boëce, dans la prison où il composait ses derniers vers ; elles n’avaient point été perdues ; elles l’avaient préparé à soutenir cette épreuve et à mourir digne de ces grands hommes dont il admirait la vertu.

Cependant la domination de Théodoric s’affermissait chaque jour par les bienfaits de l’ordre et de la paix : il était difficile à un homme aussi illustre que Boëce de se refuser long-temps aux vœux de ses concitoyens, qui l’appelaient à Rome, aux désirs du roi, qui voulait, sans distinction de races ou de partis, s’entourer des plus dignes et des plus habiles. Il revint à Rome. Créé patrice l’année même où Théodoric y fit son entrée solennelle, il fut chargé de le recevoir et de le haranguer à la tête du sénat. « Il sut, dit Procope, satisfaire le vainqueur en maintenant la dignité du sénat et se faire admirer également des deux nations. »

Dès-lors, les dignités et les honneurs s’accumulèrent sur la tête de Boëce. Il y eut comme une émulation entre ses concitoyens et le roi des Goths pour le combler de tous les titres, pour lui décerner toutes les dignités renouvelées de l’ancienne république ou empruntées à la hiérarchie du Bas-Empire. Il fut successivement nommé préfet du prétoire, maire du palais, deux fois consul. Le consulat était alors conféré par le sénat, avec l’approbation du roi. Cette double élection était un symbole de l’esprit de concorde qui unissait pour un moment les deux peuples. En servant sa patrie, Boëce fortifiait de son concours l’établissement de Théodoric ; aussi voyons-nous celui-ci lui accorder toutes les marques de sa confiance. Il le mandait souvent à Ravenne, le consultait sur tout ce qui regardait l’administration des villes romaines. Il l’avait fait le premier magistrat et comme le représentant de son autorité à Rome. Enfin, lorsque Boëce eut, comme son beau-père Symmaque, épuisé tous les honneurs du consulat, Théodoric et le sénat romain élevèrent à cette suprême magistrature ses deux fils, à peine entrés dans la première jeunesse. Ce fut un jour solennel dans la vie de Boëce, que celui où le sénat en corps vint chercher dans sa maison ces deux jeunes gens et les conduire, au milieu des acclamations du peuple, sur les chaises curules, antiques sièges des premiers consuls de la république. Boëce, placé entre ses deux enfans, assista ensuite aux jeux du cirque, et distribua au peuple des largesses dignes de la magnificence des empereurs. C’est ce triomphe sans égal dont le souvenir touchait et agitait encore le prisonnier à la veille de sa mort et que la philosophie lui rappelait, pour lui montrer, par l’instabilité de la fortune, qu’il n’y a de solide au monde que la vertu. Ce jour glorieux termina en effet la prospérité de Boëce. Sans doute cette élévation si grande lui donna des espérances plus grandes encore : il ne lui suffit plus que le repos et la paix fussent assurés à sa patrie ; il la voyait esclave ! Il arrive toujours dans la vie un de ces momens décisifs où l’on joue sur une chance douteuse tout ce qui a été lentement et laborieusement acquis ; les désirs grandissent avec la destinée : Boëce gouvernait Rome sous Théodoric ; il voulut plus ; il voulut la rendre libre.

Les rapports du sénat avec l’empereur de Constantinople n’étaient point clairement définis ; nous voyons que l’empereur intervenait encore dans la nomination des consuls, dans l’élection des papes ; les messages étaient fréquens entre Rome et Constantinople. Cette situation incertaine devait encourager et faciliter les complots : les premières communications étaient innocentes peut-être ; avec un empereur animé de la passion de ressaisir l’Italie, elles finissaient par être une trahison. Ce fut sans doute ainsi, et par la pente même des choses, que Boëce se trouva entraîné dans les complots tramés contre Théodoric. Ainsi s’expliqueraient son assurance et ses protestations contre ses accusateurs. Nous avons dit quels témoins et quelles charges s’élevaient contre lui ; confiant néanmoins dans son crédit, peut-être dans la faveur même de Théodoric, il ne craignit point d’accourir auprès de lui et revendiqua sa part de l’accusation : « Si Albinus est coupable, dit-il, je le suis moi-même avec tout le sénat. »

Telles furent les paroles imprudentes et hautaines de Boëce. Cependant le sénat fut chargé d’instruire son procès, et le condamna à mort. Au lieu de faire exécuter la sentence, Théodoric se contenta d’abord de renfermer Boëce dans la tour de Calvance, sur le territoire de Milan ; il espérait encore traiter avec l’empereur et faire révoquer l’édit contre les ariens. Il chargea un des amis de Boëce, le pape Jean, d’aller à Constantinople. C’était sans doute une grande inconséquence de charger de cette ambassade un tel personnage ; le pape devait trahir ou la confiance qu’on lui montrait ou sa propre conscience, le roi ou la religion. Est-ce lui faire injure que de croire qu’il aima mieux, selon la phrase célèbre, obéir à Dieu qu’aux hommes ? L’empereur reçut le pape avec les honneurs les plus éclatans, disons mieux, les plus compromettans. Il alla à sa rencontre aux portes de la ville, et se fit couronner par lui une seconde fois dans l’église de Sainte-Sophie. Quant à l’objet même de l’ambassade, à peine s’il en fut question ; les nouvelles instances de Théodoric furent repoussées, et la persécution contre les ariens redoubla.

C’est alors que Théodoric, sentant que tout espoir de conciliation était perdu, furieux de se voir trahi par ses propres sujets, ordonna qu’on exécutât la sentence prononcée par le sénat contre Boëce. Il envoya le préfet Eusèbe dans la prison, pour chercher à lui arracher le nom de ses complices. « Eusèbe se rendit dans la prison de Calvance avec cet appareil qui suit les bourreaux. Le grand homme, exercé par une longue pratique de la vertu, le reçut avec le même sang-froid qu’il mettait naguère à disserter sur ses malheurs. On lui demanda des aveux ; il n’en fit pas. Alors commença pour lui, entre le déchirement de la chair et la fermeté de l’ame, une de ces luttes mémorables dont l’historien, par une puérile et lâche délicatesse, ne doit point sauver la vue à son lecteur, dont il doit au contraire le repaître en quelque sorte, et se repaître lui-même, pour qu’elle serve à l’un et à l’autre d’enseignement incomparable. En regardant ce corps étendu en cercle sur une roue et meurtri par le bâton, cette tête qui sera bientôt tranchée, mais que d’abord enroule triplement une corde serrée par un treuil jusqu’à faire sortir les yeux de leur orbite (car telles furent les épreuves que Boëce eut à subir) ; en contemplant du même coup cette puissance qu’il faut bien nommer volonté, après tout, qui résiste pour des choses dont elle n’a point d’idées précises, qui demeure toujours calme, toujours la même au milieu des cris que la douleur arrache à son sujet, n’est-on pas plus clairement informé de la double nature et de la véritable fin de l’homme que par les plus profondes études sur la source et les phénomènes de l’entendement[7] ? »

Sans doute il faut quelque effort pour raisonner froidement après cette vive peinture du courage et de la volonté aux prises avec l’horreur des supplices. Que l’on songe cependant aux temps dont nous retraçons l’histoire ; qu’on éloigne tous ces sanglans appareils que la cruauté des hommes ajoutait alors à la mort de leurs semblables : il ne restera plus que l’exécution d’une sentence capitale, rendue par le sénat lui-même contre un sénateur accusé de haute trahison. Toutefois, je l’ai déjà dit, la puissance même juste qui s’attaque au génie ne doit pas compter sur l’impartialité du genre humain, et la postérité séduite devient le complice de la victime. Les trois mois qui s’écoulèrent entre la condamnation et le supplice de Boëce firent plus pour sa gloire et l’immortalité de son nom que tous les éclatans services de sa vie entière. C’est dans la tour de Calvance qu’il composa ce poème de la Consolation philosophique, qui rappelle cette pensée de Sénèque : « Il n’est point de plus beau spectacle sur la terre et de plus digne de l’œil de Dieu que le courage de l’homme de bien luttant contre le malheur. »

Disons-le, ce livre, qui est surtout un acte héroïque, était, de nos jours, plus admiré que lu : un latin quelquefois barbare, un langage plein de recherches subtiles, d’allusions obscures à des faits peu connus, rendaient cette lecture pénible ; aujourd’hui, grace à l’analyse claire et précise de M. du Roure, à la traduction élégante qu’il en donne, tout le monde pourra aborder ce monument de courage et de philosophie. Ces accens convaincus du citoyen, ces images gracieuses du poète, ce raisonnement vif et serré, avec lequel le philosophe expose les grands problèmes de la destinée humaine, ne peuvent nous laisser calmes et indifférens. Ces vers ne sont pas l’œuvre d’un esprit curieux, doucement occupé dans de nobles loisirs ; non, tout ici est solennel, parce que tout est réel et prochain : ces méditations sur la mort, la mort ne laissera pas le temps de les terminer : elle est suspendue sur chaque page, elle sera l’inévitable dénouement de toute cette poésie ; c’est elle qui, en dissipant par les clartés divines les ténèbres de la prison, viendra délivrer le philosophe des derniers doutes qui l’assiégent :

Le sommeil du tombeau pressera ma paupière,
Avant que de ces deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière…

Le lecteur serait bien froid, s’il ne rencontrait ici qu’une émotion littéraire, s’il n’oubliait pas le livre pour l’auteur, ou pour songer à d’autres victimes illustres et courageuses comme le fut celle-ci. Pour moi, quand je lisais ces pages, je revoyais sans cesse cette noble image de Mme Roland écrivant aussi dans sa prison, en face de la guillotine, ces pages d’une sombre colère, entremêlées de tableaux qu’on dirait empruntés aux Confessions. Les grandes ames de tous les siècles sont plus réunies par l’admiration qu’elles inspirent, que séparées par le temps.

Faisons ici une remarque sur laquelle nous reviendrons plus tard, le livre de Boëce n’offre nulle part de trace des idées chrétiennes que dans ce qu’elles ont de commun avec les doctrines élevées de la sagesse ancienne, mais rien de spécial, aucune allusion au christianisme. Cet ouvrage, sorte de dialogue entre le prisonnier et la philosophie, qui vient, le consoler, semble écrit tout entier par un disciple du Portique. À ce point de vue, il reste un des monumens les plus curieux de la philosophie. Il nous montre la hauteur à laquelle l’ame peut s’élever par le seul secours de ses forces. « Quant à moi, dit le prisonnier, ce n’est pas l’ambition du pouvoir qui m’a séduit : tu le sais, je ne voyais dans la puissance qu’un moyen de faire triompher la vertu ! — Et c’est là, répliqua la consolatrice céleste, le piége où se prennent les grandes ames qui n’ont pas atteint la perfection… la gloire les séduit… Mais regarde avec moi combien tout cela est vain ! La terre entière n’est qu’un point par rapport à l’espace dans lequel se meuvent les cieux… Voilà un vaste champ pour la gloire !… Si, ce que notre foi repousse, nous mourons tout entiers, la gloire n’est rien ; et si, ce que nous croyons, l’ame est immortelle, la gloire terrestre est moins que rien pour cette ame vouée au bien céleste… Quand la fortune nous abandonne, elle nous rend à la réalité, emportant ce qui est à elle, nous laissant ce qui est à nous… Cesse donc de gémir[8] ! »

Les historiens du Bas-Empire et les chroniqueurs du moyen-âge ont voulu nier la conspiration de Boëce ; ils affirment que l’illustre accusé désavoua, jusqu’au dernier moment, les lettres adressées à l’empereur et produites au sénat ; ils ne tiennent pas compte de la situation que j’ai expliquée et des vers même de Boëce, plus concluans, selon moi, que des aveux qu’aurait arrachés la torture : « Plût au ciel que la liberté romaine pût renaître ! si j’avais appris que l’on conspirât pour elle, tyran, tu ne l’aurais jamais su. » M. du Roure hésite cependant et ne se prononce pas avec netteté ; il entrevoit la vérité, et craint de la mettre au grand jour ; les témoignages précis manquent, il faut juger sur des conjectures. Il en coûte à l’auteur de se prononcer contre cette noble victime, glorifiée par le malheur. Il est dur aussi de condamner Théodoric, et de brûler tout à coup ce qu’on a adoré. Je suis persuadé que l’historien aura consacré plus d’une veille à peser chacun des faits exposés par lui avec un soin scrupuleux. Sans doute, j’aime qu’on prenne au sérieux ces mots de tribunal de l’histoire, qui paraissent un peu pédans de nos jours ; mais, pour cela même, je voudrais un jugement, une conclusion, et le lecteur l’attend vainement. Peut-être, si l’auteur eût envisagé d’un œil moins prévenu la situation des Romains vis-à-vis des Ostrogoths, se serait-il épargné ces incertitudes, et aurait-il pu, tout en reconnaissant Boëce coupable vis-à-vis de Théodoric, absoudre sa mémoire et rendre justice tout ensemble à la victime et à son juge.

Si j’ai bien indiqué tout à l’heure les rapports mutuels, chacun était et devait se croire dans son rôle, dans son droit. On peut voir, dans le poème même de Boëce, si le courage et la fierté des anciens Romains avaient tout-à-fait disparu du cœur de leurs descendons. Pouvaient-ils oublier que leurs pères avaient été les maîtres du monde ? Ils s’étaient soumis, mais, comme Alfieri l’a dit de leur postérité :

Servi siam si, ma servi ognor frementi.

Ils crurent que le temps était venu de reconquérir l’indépendance et la liberté. Quelle conscience si hardie et si sûre oserait les condamner ? Pour les peuples réduits à servir, qui pourrait dire où finit le devoir et où commence le crime ? Il est des entraînemens, des nécessités de situation auxquels il faut obéir ; plus les esprits sont généreux et élevés, moins ils peuvent se soustraire à ces fatales destinées. Boëce dut conspirer, il conspira ; les révélations de son livre, ses demi-aveux sont moins explicites encore sur ce point que les preuves qui résultent des données générales. Il conspira, comme tous ces héroïques défenseurs des nationalités vaincues, pour lesquels l’histoire garde au moins son respect et ses sympathies.

Ce point de vue pouvait-il être celui de Théodoric ? Quel est le gouvernement régulier qui, après trente ans d’une domination paisible, tolère des conspirations menaçantes pour son existence ? L’incertitude qu’on voudrait conserver sur la part que Boëce prit à la conspiration n’a jamais été étendue à la conspiration même. Elle était flagrante, elle agissait au dehors et au dedans ; quand on voit, dix ans après, Bélisaire arriver en Italie à la tête d’une armée impériale, qui peut douter qu’on n’eût déjà la pensée de reconquérir l’Italie ? Cette pensée dut-elle jamais abandonner la politique des empereurs ? Théodoric usait donc d’un droit incontestable en se défendant, en faisant exécuter un jugement régulier, en punissant les conspirateurs partout où ils se trouvaient. Ces conspirateurs, il les avait comblés de bienfaits ; pour lui, ce n’étaient que des ingrats et des traîtres. Après Boëce, son beau-père Symmaque fut mis à mort, et le pape Jean mourut en prison. Quant à Rusticienne, elle ne survécut que peu de temps à son époux ; tous les historiens s’accordent à nous la représenter comme une veuve chrétienne, digne en tous points de ces simples et nobles paroles que Boëce place dans la bouche de sa consolatrice céleste : « Qui pourrait dire que ton malheur est sans consolation lorsqu’il te reste une épouse, trésor de modestie et de vertu, aussi aimable par la douceur de son esprit que par l’innocence de ses mœurs ? Ce que je comprends, infortuné, c’est la douleur d’être séparé d’elle, de voir ses yeux se fondre en larmes, et sentir qu’elle n’accepte encore cette misérable vie que parce qu’elle est attachée et confondue avec la tienne ! »

III.

Nous avons rapporté avec quelque étendue ce que les historiens nous ont transmis de Boëce. Comme je l’ai déjà dit, sa vie est plus célèbre que connue, et le peu que nous en savons doit être recherché çà et là dans ses ouvrages. J’ai voulu d’ailleurs traiter avec détail ce qui se rattache à ce que les historiens du moyen-âge ont appelé la cruauté de Théodoric. Or, la condamnation et la mort de Boëce sont les seuls faits sur lesquels puisse s’appuyer cette accusation. Là, toutefois, ne s’est point arrêté le zèle des écrivains du moyen-âge contre le monarque arien. Ils ont voulu faire un persécuteur du prince dont ils avaient fait un tyran. À les entendre, Boëce n’a pas été seulement une victime innocente, il fut un martyr, victime de sa foi, sacrifié pour sa fidélité à la religion catholique. — Théodoric a été une sorte de Néron qui a dirigé au commencement du VIe siècle une nouvelle et sanglante persécution contre l’église catholique. Disons nettement qu’il ne se passa rien de pareil : la différence des religions avait été, sans doute, une des causes premières de la conspiration, mais la répression resta purement politique. Les Romains pouvaient bien conspirer contre Théodoric parce qu’il était arien, mais certainement Théodoric ne poursuivait pas les Romains parce qu’ils étaient catholiques. Est-il sûr d’ailleurs que Boëce fût un catholique bien convaincu ? Certes on peut en douter lorsqu’en lisant le traité de la Consolation, on n’y découvre nul appel, nulle invocation aux croyances et aux sentimens que la persécution aurait dû exalter. Le citoyen confessait glorieusement son amour pour la patrie ; comment le catholique eût-il hésité à confesser aussi la foi pour laquelle il allait mourir ?

Quant à faire de Théodoric un persécuteur, l’impossibilité est manifeste ; il manquait de cette foi qui, selon les natures, produit les martyrs ou les persécuteurs. Jamais homme, dans ces temps où la religion jouait un si grand rôle, ne poussa à un aussi extrême degré la tolérance religieuse. Son esprit ne l’avait pas acceptée uniquement comme un moyen de transaction, comme un point de ralliement entre les deux religions opposées ; non, c’était bien la tendance et la disposition naturelle de son ame, c’en était la substance même. Son histoire en offre de remarquables exemples. Il s’entourait également de catholiques et d’ariens ; aucune conversion n’eut lieu dans les trente-trois années de son règne ; non-seulement il maintint égale la balance entre ses sujets des deux religions, mais il s’attira même leurs accusations unanimes par la tolérance qu’il leur imposa à l’égard des Juifs, méprisés alors par toutes les églises chrétiennes. Voici ce qu’il écrivait aux Juifs de Gênes : « Nous faisons plein droit à votre requête pour la restauration de votre synagogue, car nous ne pouvons forcer la religion, et personne ne saurait être contraint à croire malgré lui. Prétendre dominer sur les esprits, c’est usurper les droits de la Divinité. La puissance des plus grands souverains se borne à la police extérieure. »

Pour expliquer ce qu’on appelle la persécution de Théodoric, il faudrait donc supposer une révolution morale qui n’est guère probable. La tolérance n’est point un accident de l’ame, une disposition mobile de l’esprit, qu’une autre foi, une autre conviction puisse soudainement remplacer. Qu’aux temps de nos guerres religieuses un esprit exalté, passant du catholicisme au protestantisme, ou de celui-ci à celui-là, ait apporté dans les deux religions le même fanatisme, ait assassiné tour à tour les partisans de ses anciennes croyances, c’est ce qui est arrivé, c’est ce qui est dans la nature de l’esprit humain ; c’est ce qui, en chargeant les individus, absout la religion des crimes commis en son nom tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle n’a pas été assez forte pour dompter la férocité de ces natures. Mais qu’un philosophe tolérant, et même un peu sceptique, un roi arien, pour lequel le christianisme était une sorte de déisme, soit devenu tout à coup un persécuteur sanguinaire, en vérité la critique ne pourrait admettre un fait aussi contraire aux probabilités philosophiques que sur les plus irrécusables témoignages d’auteurs impartiaux. Or, nous n avons ici qu’un seul récit, celui de Procope, qui écrivait trente ans après le règne de Théodoric, en célébrant les triomphes de Bélisaire, vainqueur des Ostrogoths !

C’est sur la foi de cet auteur d’une véracité si problématique, qui écrivait son histoire secrète à côté de l’histoire officielle où il exaltait les vertus de Justinien et de la courtisane Théodora, que les annalistes du moyen-âge, se copiant les uns les autres, copiés à leur tour par les historiens modernes, ont parlé de persécution. On aurait certainement trouvé des autorités suffisantes à opposer à celle de Procope : je n’en veux pour preuve que la proclamation adressée au sénat et au peuple romain, lors de l’avènement du petit-fils de Théodoric ; cette proclamation nous montre bien quel était le jugement que les Romains portaient sur ce prétendu persécuteur. Dans ces jours de flatteuses promesses et d’espérances trop souvent trompées, le successeur de Théodoric ne trouvait rien qui pût valoir, aux yeux des peuples, l’engagement qu’il prenait de gouverner comme son aïeul bien-aimé : « Si c’était un étranger qui héritât de l’empire, vous pourriez peut-être douter qu’il vous aimât, comme faisait son prédécesseur ; mais, ici, la personne seule est changée, les sentimens ne le sont pas. Nous voulons, pour votre bien, nous repaître des vertus et des bienfaits que notre vénérable aïeul a répandus sur vous ; on ne saurait faillir en suivant un tel modèle. »

J’ai dû accumuler les inductions morales pour combattre l’erreur accréditée qui a fait de Théodoric un persécuteur de l’église. Cette erreur avait été reproduite jusqu’à nos jours, Gibbon lui-même n’a pas osé en faire justice ; mais les travaux de l’école historique allemande lui auront, je le crois, porté un coup décisif. Les écrivains les plus accrédités et les plus récens n’ont pas hésité à adopter l’explication simple et logique de la conduite de Théodoric, telle que nous l’avons exposée : tous ont compris qu’il s’agissait non de religion, mais de politique. Le savant auteur de l’Histoire de l’Église jusqu’au VIIe siècle, Gfroerer, aujourd’hui professeur de théologie à l’université de Fribourg, a traité cette question dans le dernier volume publié cette année. « Aucun Goth, aucun ami, dit-il, n’a écrit l’histoire de Théodoric ; nous ne devons les détails qui nous sont parvenus, notamment sur les dernières années de sa vie, qu’à la plume des catholiques aigris contre sa mémoire. Tous, à la vérité, glorifient les services qu’il a rendus à l’Italie, mais ils présentent la conduite tenue à l’égard de Boëce et de Symmaque comme le résultat de la méfiance la plus cruelle et la plus injuste, en un mot de la plus coupable tyrannie. Pour qui a lu attentivement nos observations sur les événemens qui se passaient en Afrique, il n’est pas douteux que Justinien favorisait en Italie une conspiration qui devait replacer ce pays sous sa puissance. Dès-lors Théodoric avait le droit incontestable de punir, selon la rigueur des lois, ceux de ses sujets qui trempaient dans ces complots. Boëce était-il du nombre des conjurés ? Il serait difficile d’en douter. Il l’a nié dans sa prison ; mais faut-il ajouter foi entière aux paroles de l’accusé ? D’honnêtes gens peuvent avoir, pour juger des crimes politiques, des poids très divers. Boëce pouvait croire à son innocence et être en réalité coupable vis-à-vis du roi goth. Théodoric aurait-il poursuivi ce noble Romain sans aucun droit et sur d’aveugles soupçons ? Pendant un règne de trente-six ans, Théodoric consacra ses efforts à affermir sa domination par une sage et juste administration, et ce même roi aurait détruit son ouvrage dans les dernières années de sa vie, volontairement, sans nécessité ! Rien n’est en vérité moins probable, et l’historien critique ne peut admettre ces accusations[9]. »

Que dirons-nous maintenant des remords que les historiens ecclésiastiques ont prêtés à Théodoric, et de la ridicule légende dans laquelle ils les ont enveloppés ? Si les réflexions qui précèdent ont quelque valeur, il faudra bien, avec le crime, supprimer le remords. On suppose que, six mois environ après les condamnations dont nous venons d’expliquer les justes causes, une seconde révolution se fit, aussi subitement que la première, dans l’esprit de ce roi, vieux, sage et philosophe. Après trente-trois ans de tolérance, on a fait de Théodoric un païen persécuteur ; six mois après, on le transforme en une sorte de possédé poursuivi par les démons, et quels singuliers démons ! Procope raconte gravement qu’un jour on servit à table, devant Théodoric, la tête d’un énorme poisson : tout à coup le roi se lève éperdu ; « cette tête, c’est celle de Symmaque, qui ouvre pour le dévorer une bouche armée de dents aiguës. » Il s’enfuit dans ses appartemens, et expire au bout de trois jours en proie à d’horribles douleurs, demandant pardon au ciel du meurtre de Boëce et de Symmaque. Il avait alors soixante-douze ans.

Je regrette, je l’avoue, que la raison si nette et si ferme de M. du Roure ait pu adopter cette étrange version. Sans doute tous les annalistes du moyen-âge qui ont copié Procope l’avaient suivie ; mais vingt auteurs qui racontent un fait l’un après l’autre, l’un d’après l’autre, ne font pas vingt autorités. Gibbon rapporte aussi la tradition reçue, mais du moins fait-il précéder son récit d’une sorte d’apologie ; sa réflexion est même assez curieuse : « La philosophie, dit-il, doit se montrer disposée à accueillir tous les récits qui témoignent de l’empire de la conscience et des remords sur les rois ! » Les philosophes ont bien dit quelquefois que la religion était utile pour le peuple ; celui-ci fait un pas de plus : elle peut être utile aussi pour les rois. N’y aurait-il d’exceptés que les philosophes ?

L’imagination des chroniqueurs ne s’est pas arrêtée en si beau chemin ; ils ont complété le tableau de Procope, et ajouté le miracle à l’extraordinaire. Baronius rapporte que Boëce, renouvelant le miracle de saint Denis, porta sa tête entre ses mains jusqu’au lieu où il voulait être enterré. Quant à Théodoric, un saint ermite le vit plongé par le diable dans une des bouches de l’enfer qui s’ouvre au volcan de Lipari. Lorsqu’on rencontre à chaque instant dans les histoires du moyen-âge des fables de ce genre, lorsqu’on voit auprès du lit de chaque mourant illustre apparaître toujours ou une légion d’anges enlevant au ciel l’ame qui s’échappe, ou des diables affreux qui la plongent dans les fournaises de l’enfer, il est aisé, avec les historiens du XVIIIe siècle, d’expliquer tout par l’ignorance ou l’hypocrisie des moines, auteurs de ces récits. Qu’on nous permette de ne pas trouver l’explication complète ; elle est si claire qu’elle est insuffisante, elle ne tient pas compte de la variété infinie des esprits et de la sincérité des croyances : quand il s’agit de rechercher les causes d’une disposition générale, d’un état d’esprit qui a duré long-temps, plusieurs générations, plusieurs siècles, il faut en trouver de plus avouables pour l’honneur de l’humanité, et qui ne se fondent pas seulement sur les vices de notre nature. Sans doute ces tristes motifs entrèrent pour beaucoup dans la grande fabrication des légendes : la crédulité, l’imposture, l’avarice, égarèrent alors bien des ames, mais non pas toutes, mais non pas toujours. La partie la plus éclairée, la seule éclairée du monde d’alors, était dans les cloîtres. La foi était si vive et si contagieuse que personne n’y échappait : si l’on nous montrait tout à coup l’un des mécréans de ces siècles, nous serions en admiration devant sa foi. Qu’on ne confonde pas non plus les époques, qu’on ne juge pas les ordres religieux à leur origine par ce que nos pères ont pu voir de leur décadence : ce serait juger de la république romaine par le Bas-Empire. A la fondation de ces ordres, lors de l’invasion des barbares, ce qu’il y avait de plus noble, de plus distingué, de plus ardent dans la jeunesse patricienne, se précipita dans les cloîtres ; tous renoncèrent sans regret aux richesses, aux joies du siècle, et, si plus tard la fortune revint les chercher, ce fut par l’influence même que ce premier et décisif renoncement leur avait donnée sur les esprits. Quant au renoncement au monde, dans le sens attaché plus tard à ces paroles, jamais il ne fut moins réel. Les moines d’Orient, suivant le génie particulier de leur pays, avaient pu se vouer à la vie contemplative ; mais, dans l’Occident, rien de pareil : le monde au contraire, la société nouvelle, sortie de l’ancienne civilisation et du mélange des barbares, se groupe autour du clergé et surtout autour des ordres monastiques, l’élément le plus actif de la puissance religieuse. C’est dans leur sein que l’état prend ses chefs, ses ministres, ses agens ; ce sont eux qui écrivent, qui parlent, administrent, gouvernent : on les retrouve partout ; ils sont le seul point de ralliement à cette époque de dissolution générale ; ils forment le seul cadre où les individus, isolés, épars, puissent se rapprocher, se réunir. Il n’y a plus là ni Romains ni barbares, ni vainqueurs ni vaincus ; il y a une communauté chrétienne sous les chefs naturels que l’église a établis.

Qu’arriva-t-il de là ? C’est que, comme la cité était dans l’église, l’église à son tour fut en proie à toutes les agitations, à toutes les passions qui partageaient la cité. Comme son pouvoir n’était pas seulement spirituel, mais temporel, l’église, malgré l’ardeur de sa foi, peut-être en raison de l’ardeur de sa foi, connut toutes les passions, les haines et les persécutions de la vie politique. Elle s’y livra d’autant plus que, n’admettant pas la possibilité du doute dans l’ordre de ses croyances, sincère dans le mépris des richesses et de la volupté, rien ne venait avertir son orgueil, lui suggérer un scrupule sur son droit, sur son devoir. Comme elle avait tout ensemble le gouvernement des affaires et des consciences, des corps et des esprits, elle mêla aussi les récompenses et les châtimens de nature différente dont elle avait la disposition dans cette vie et dans l’autre. C’est là, si je ne me trompe, sans vouloir exclure les autres explications, l’origine la plus générale de toutes ces légendes sur le sort de ceux qui mouraient après avoir résisté à l’église. Quand l’église n’avait pu les vaincre dans ce monde, comme il arrivait pour Théodoric, l’autre monde lui restait, et là sa revanche était toujours certaine. L’ennemi à main armée, l’adversaire politique, le révolté contre ses prescriptions, était précipité dans les flammes de l’enfer. Dans l’esprit général de cette époque, ce n’était que l’exercice et la continuation de cette autorité légitime et sans partage, à laquelle l’ame appartenait aussi bien que le corps, et qui restait encore maîtresse de l’une quand l’autre était anéanti. Ceux qui exerçaient cette autorité y croyaient fermement, sincèrement. Ils ne doutaient pas plus de l’exécution de leurs arrêts que le juge qui a condamné un assassin, bien qu’il n’assiste pas au supplice.

Après avoir raconté la mort de Théodoric, M. du Roure se demande, avec une émotion sincère et une sorte de piété filiale, si son héros mérite d’être compté parmi les grands hommes dont la postérité conserve à jamais les noms. C’est à dessein que je dis qu’il s’adresse cette question avec une piété filiale. Si les Français du nord sont les fils des Francs et des Gaulois, ceux du midi viennent du mélange des Gaulois avec les Goths. L’auteur établit très bien ce fait, négligé par la plupart de nos historiens, qui se sont occupés plus particulièrement de Paris et du nord de la France. Il cite les noms de diverses familles dont les origines semblent remonter aux races des Ostrogoths : ainsi les Villeneuve (Walchaire), les Vogué (Volguer), les du Roure (Ragaldis), etc. Cette conjecture, que je n’ai garde de contester, m’a donné la clé de l’animosité secrète de M. du Roure contre le rival heureux de Théodoric, contre Clovis : ce sentiment perce dans plusieurs passages du livre, et je ne savais d’abord à quoi l’attribuer. Cette différence d’origine m’a tout expliqué ; c’est une querelle de race, une vieille rancune d’Ostrogoth contre Franc : je ne voudrais pas jurer que, si l’auteur eût été moine au moyen-âge, il n’eût plongé Clovis dans les flammes de l’enfer par représailles contre l’ermite qui y avait mis Théodoric. J’aime ces haines innocentes contre des gens morts il y a treize siècles ; elles n’entrent qu’aux cœurs qui n’en connaissent point d’autres.

Je n’ai pas besoin de dire dans quel sens je voudrais répondre à la question que l’auteur s’est posée. Les sages vertus de Théodoric, son noble caractère, ce mélange du législateur et du guerrier qui ne se retrouve plus jusqu’à Charlemagne, tout assure au conquérant ostrogoth une place à part dans l’histoire. Sans doute il n’eut pas, comme Clovis, la gloire de fonder une puissante monarchie, qui, à travers treize siècles, a conservé son unité et accru sa grandeur ; ces fortunes sont trop rares pour qu’elles se comparent à aucunes ; d’ailleurs elles ne sont pas dues au mérite d’un seul homme ; chacun y concourt dans la série des âges. Soixante rois, leurs ministres, leurs guerriers, les grands hommes de tout genre que la France a produits, ont fait remonter vers Clovis un éclat de gloire qu’on ne saurait lui attribuer sans partage ; mais les vertus et les mérites de Théodoric sont tous à lui : il était supérieur à son temps, à ses peuples ; il a seul résolu ce problème de faire vivre ensemble vainqueurs et vaincus dans la concorde et sous la règle de l’égalité. Il a laissé des lois que nous admirons encore aujourd’hui ; enfin il avait donné à l’Italie cette unité qu’elle a perdue sans retour. Son œuvre, à lui, était accomplie, et si, au lieu d’une femme et d’un enfant (Amalasonthe et Athalaric), son sceptre eût passé en des mains vaillantes, dignes de le porter, la gloire même de sa postérité n’eût point manqué à sa propre gloire. J’insiste sur ce point, parce que le jugement de l’auteur sur Théodoric a été récemment contesté. Dans une appréciation remarquable consacrée à l’ouvrage de M. du Roure, on s’est étonné des efforts tentés pour ce qu’on appelle la réhabilitation de Théodoric : « Le succès est presque toujours la mesure de la justice du monde, et il a manqué, a-t-on dit, à Théodoric. » Ce n’est pas le succès qui a manqué à l’œuvre, c’est la durée. Le principe qu’on voudrait établir est sévère. Il rappelle le vœ victis ; il serait triste pour la dignité de la nature humaine et l’impartialité de l’histoire ; vrai ou faux, d’ailleurs, on ne saurait, sans injustice ou sans oubli, l’appliquer à Théodoric. De son vivant, rien ne fut plus éclatant et plus universel que cette renommée qu’on veut obscurcir. On dirait vraiment qu’il s’agit d’un de ces successeurs de Sésostris dont le règne se découvre, avec le nom, sur les pierres mystérieuses de l’Égypte. Placé sur le seuil du monde nouveau, le conquérant législateur de l’Italie a dû occuper tous les historiens, et tous lui ont rendu hommage.

Nous avons cité le jugement de Montesquieu et celui de Voltaire voici un témoignage venu de plus haut, de Charlemagne lui-même, à qui Voltaire comparait Théodoric. Lorsque Charlemagne vint à son tour dans cette Italie, que sa postérité ne garda pas plus que celle du roi ostrogoth, il se fit montrer à Ravenne le tombeau de Théodoric, et voulut qu’on transportât à Aix-la-Chapelle la statue équestre qui surmontait le monument. On aime à voir les génies jugés ainsi par leurs pairs ; l’admiration est facile aux grands hommes ; ils prêtent ce que la postérité leur rendra.

L’œuvre de Charlemagne, dont personne sans doute ne conteste la gloire, a-t-elle eu plus de durée ? Qu’est-il resté de son vaste empire ? Qu’est-il resté de ses capitulaires ? Les guerres civiles de ses fils et l’anarchie du Xe siècle. Je ne veux pas dire que l’éclat qui environne Théodoric se soit répandu sur tous les chefs, sur tous les ministres qui l’ont approché ; on s’est étonné de voir, dans l’ouvrage qui nous occupe, des noms obscurs ou oubliés ; on a reproché à l’auteur d’avoir rappelé ces noms, comme s’il avait prétendu les associer à la renommée de son héros. Rien de pareil sans doute ; c’est surtout quand on écrit l’histoire qu’on apprend combien peu il reste de place pour ces noms secondaires, pour ces hommes qui ne furent qu’utiles ou courageux ; mais sans prétendre imposer ces noms à la mémoire du genre humain, il est naturel de les placer dans une histoire spéciale, dans un travail complet, qui épargnera tout recours aux sources maintenant épuisées.

Nous ne suivrons pas l’historien dans la dernière partie de son livre, qui se termine par le récit du règne d’Amalasonthe et de ses rapides successeurs, chassés enfin de l’Italie par les victoires de Bélisaire et de Narsès. Nous avons essayé d’expliquer le génie particulier de Théodoric, l’instinct supérieur qui se révèle dans ses lois, cette sorte de prescience des temps à venir, qui fait les grands hommes de tous les âges contemporains des siècles les plus avancés dans la civilisation. Sans doute le roi ostrogoth ne laissa point à sa mort une œuvre achevée. Après lui, l’Italie fut la proie de nouveaux barbares. Ses lois n’empêchèrent point l’anarchie du moyen-âge. Cette grande monarchie italienne que son génie politique avait appuyée sur l’Occident pour résister à Constantinople, sur l’Orient pour s’opposer à l’invasion de la monarchie française, ne survécut pas à celui qui l’avait fondée ; mais, bien que ses vastes projets n’aient pas tous et immédiatement abouti, la philosophie de l’histoire peut aisément recueillir, dans ce qui suivit en Italie, la trace du génie de Théodoric. Tel est le sort des hommes aspirant à des projets qui dépassent la portée de leurs contemporains ; il semble que leur supériorité leur fasse manquer souvent l’objet de leur poursuite. Ils n’ont point d’égaux pour les comprendre et les aider, et les disciples ne sont pas encore venus. Tout ce qui sera moyen un jour, quand la postérité aura été initiée à leurs secrets, est obstacle. D’ailleurs rien n’est complet dans l’homme, non pas même le génie. Le vague et puissant instinct qui pousse les grands hommes leur indique le but plus que la route ainsi, marchant au-devant des lueurs de l’aurore, ils ne savent point à quelle heure elle se lèvera, ni de quel nuage sortira la splendeur ; souvent ils tombent quand la nuit dure encore. Si le génie ne croyait pas à l’immortalité de sa pensée, sa destinée serait la plus misérable du monde, car, à ne compter que sur la courte durée d’une vie humaine, il serait presque toujours trompé dans ses calculs. Prenez les noms les plus célèbres depuis Alexandre jusqu’à nos jours, et jugez s’il en est un qui ait vu son œuvre consommée ! Instrumens marqués par la Providence pour l’exécution de ses desseins, comme elle a besoin de l’éternité pour ne pas être accusée d’injustice, ces hommes ont besoin du cours des âges pour ne pas être taxés d’impuissance. Les courtes années de la vie leur donnent tort ; les siècles leur donneront raison. Il faut des siècles pour que les peuples arrivent à comprendre les institutions préparées pour eux par le génie des grands hommes. Il est des plantes qui ne fleurissent, dit-on, que cent ans après que la graine a été confiée à la terre : la vertu de ces sucs qui, s’infiltrant goutte à goutte, font germer lentement la fleur séculaire, n’est pas plus mystérieuse et plus certaine cependant que celle de ces influences lointaines qui pénètrent, avec le temps, l’esprit des peuples et produisent les événemens de l’histoire.

Ce serait méconnaître ces grandes lois du monde, ce serait nier, parce qu’on ne peut toujours la suivre, cette hérédité mystérieuse des générations, que de ne point compter le génie de Théodoric parmi les plus puissantes causes qui aient déterminé le développement de l’histoire et de la nationalité italiennes. J’ai indiqué une certaine ressemblance entre Théodoric et les législateurs de l’assemblée constituante : cette ressemblance est plus frappante encore avec les philosophes italiens du dernier siècle ; c’est un air de parenté, une physionomie de famille à laquelle on ne saurait se méprendre : Beccaria, Veri, Filangieri, sont des petits-fils de Théodoric et de Boëce ; la veine secrète remonte jusque-là.

Ainsi rien ne se perd dans les plans de la sagesse qui régit le monde ; ce qu’un homme supérieur a voulu pour ses contemporains petit quelquefois ne profiter ni à ceux-ci ni à la génération qui les suit ; mais la semence long-temps cachée porté enfin son fruit, et le genre humain est là pour le recueillir. Comme le vieillard de la fable, le génie peut répondre à la foule impatiente :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage !
E. De Langsdorff.

  1. Deux volumes in-8o, chez Techener, Paris, 1846.
  2. Esprit des Lois, livre III, chap. 12.
  3. Guizot, Histoire de la Civilisation, t. Ier, p. 311.
  4. Essai sur les mœurs, liv. Ier, chap. XII.
  5. Esprit des Lois, livre XXX, chap. 8.
  6. Observations sur l’Histoire de France, livre Ier, chap. 2.
  7. Histoire de Théodoric, par, M. le marquis du Roure, t. II, p. 209.
  8. Histoire de Théodoric, par M. Du Roure, p. 171 et 172.
  9. Un savant académicien, M. Naudet, qui a écrit sur l’établissement de Théodoric en Italie un essai couronné en 1808 par la classe d’histoire de l’Institut, avait déjà soutenu cette opinion. On peut lire la remarque qui commence par ces mots : « Pour ce qui concerne ces événemens, on ne doit admettre qu’avec réserve les écrits de Procope… Il n’y eut point de persécution. »