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Théorie de la grande guerre/Livre I/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 105-107).
de la nature de la guerre

CHAPITRE VIII

considérations finales.


Nous venons de reconnaître que le danger, les fatigues physiques et l’incertitude de toutes les nouvelles constituent l’atmosphère dans laquelle la guerre se poursuit, et en font un milieu d’une extrême résistance. Par analogie à ce qui se passe en mécanique, les effets qu’ils produisent nous ont permis de réunir tous ces objets sous l’idée collective d’un frottement général. Or il n’est qu’un moyen d’adoucir ce frottement dans la machine militaire, et ce moyen unique dont ni le chef de l’État ni le général en chef ne disposent à leur gré, c’est l’habitude de la guerre dans l’armée.

L’habitude affermit le corps contre la fatigue, l’âme devant le danger et le jugement contre les premières impressions. Du simple soldat au général de division, elle donne à chacun la présence d’esprit, et facilite ainsi extrêmement l’action du commandant en chef.

De même que la pupille de l’œil en se dilatant reçoit les derniers rayons de la lumière diffuse et permet à l’homme de se diriger dans l’obscurité, de même, guidé par l’habitude, le soldat exercé sait encore discerner ce qu’il doit faire dans les circonstances les plus difficiles à la guerre.

Bien qu’il ne soit possible à aucun général, quelles que soient sa valeur personnelle et sa propre expérience, d’inculquer à son armée l’habitude de la guerre, et bien que les manœuvres de temps de paix ne permettent que très insuffisamment de remédier à ce mal, la différence est grande cependant, à ce sujet, entre une armée aux exercices de laquelle cette intention a présidé et celle dans laquelle on n’a jamais cherché qu’à développer une habileté exclusivement mécanique. Il est beaucoup plus utile que ne le croient généralement les gens qui n’ont pas d’expérience à ce propos, d’organiser les manœuvres en temps de paix de telle sorte qu’une partie des frottements qui se produisent à la guerre s’y fassent sentir, et que les généraux et officiers de tous grades y trouvent l’occasion d’exercer leur jugement ainsi que la résolution et la pénétration de leur esprit. Il importe très fort qu’aucun officier ou soldat, dans l’armée, ne soit exposé à se trouver pour la première fois à la guerre dans des situations qui le pourraient étonner ou embarrasser, et, pour qu’il n’en puisse être ainsi, il suffit que déjà il ait vu ces situations se produire dans les manœuvres du temps de paix. Cette observation s’étend même aux efforts physiques, auxquels il faut exercer les troupes, moins encore pour y habituer leurs forces que pour leur en faire comprendre la nécessité. À la guerre, le soldat sans expérience est très porté à attribuer les efforts extraordinaires que l’on exige de lui à des embarras, à des erreurs, à des fautes même de la direction générale, et, par suite, à s’en laisser doublement abattre. Or il n’en peut plus être ainsi lorsque, pendant la paix, on a pris soin d’habituer son esprit aux exigences de la guerre.

Un autre moyen moins général, mais cependant très utile de donner aux troupes en temps de paix une certaine pratique de la guerre, consiste à introduire dans les cadres des officiers déjà aguerris au service de puissances étrangères. Il est rare qu’on ne se batte pas quelque part en Europe, et, lors même qu’il en est ainsi, la paix ne règne jamais partout dans le monde. Tout État dont l’armée n’a pas eu depuis longtemps l’occasion de faire campagne devrait donc toujours chercher à s’attacher quelques officiers de mérite tirés de ces différents théâtres de guerre, ou, ce qui vaudrait mieux encore, envoyer quelques-uns de ses propres officiers y parfaire leur instruction militaire.

Si restreint que soit le nombre de ces officiers par rapport à la masse de l’armée, ils n’en exercent pas moins une influence considérable. Leur expérience, leur caractère, la direction de leur esprit leur donnent de l’autorité sur leurs subordonnés et sur leurs égaux, et, dans les circonstances même où l’on ne peut leur confier des commandements supérieurs, il les faut du moins toujours considérer comme des conseillers de grande valeur aux lumières desquels on peut recourir dans maintes circonstances.