Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 43-50).
De la stratégie en général

CHAPITRE VIII.

supériorité numérique.


Dans la tactique comme dans la stratégie, la supériorité du nombre est, de tous les principes, celui qui confère le plus généralement la victoire. C’est donc par ce côté général qu’il nous la faut tout d’abord considérer. Nous sommes ainsi conduit aux développements préalables suivants.

Par la raison même qu’elle en détermine l’endroit et le moment ainsi que les forces qui y doivent prendre part, la stratégie exerce une réelle influence sur l’issue du combat. La tactique entre alors en action et accomplit l’œuvre. Dès que le combat a pris fin, la stratégie reparaît, s’empare du résultat et, victoire ou défaite, l’emploie au mieux du but de la guerre. Or ce but ne peut naturellement être, le plus souvent, que très éloigné, et ne se rapproche que dans les cas les plus rares. La stratégie est donc obligée de lui substituer, comme moyens transitoires, une série d’autres buts intermédiaires qui, moyens eux-mêmes pour les plus importants d’entre eux, ne peuvent être tous, dans l’exécution, que fort différents les uns des autres. Le but définitif, le but à atteindre par la guerre entière, varie généralement lui-même d’une guerre à l’autre. Ce sont là des idées que, au point où nous en sommes, le lecteur ne saurait encore facilement saisir, mais qui lui deviendront familières au fur et à mesure qu’au courant de cet ouvrage, nous lui ferons connaître les objets auxquels elles se rapportent. Il ne saurait d’ailleurs entrer dans notre intention, alors même que nous le pourrions faire, de présenter ici le sujet dans son entier. Nous laisserons donc provisoirement de côté la question de l’emploi du combat au but de la guerre.

Nous réserverons pareillement l’étude des moyens par lesquels la stratégie exerce de l’influence sur l’issue d’un engagement alors qu’elle en décrète, pour ainsi dire, l’exécution. Ces moyens ne sont pas si simples, en effet, qu’on les puisse réunir tous dans une seule et même présentation. Alors que la stratégie détermine l’endroit, le moment et les forces, elle varie fréquemment dans ses procédés, et chaque variante influe différemment et sur l’issue, et sur les conséquences du combat.

Nous dépouillons ainsi le combat de toutes les modifications qu’il peut recevoir selon le but immédiat auquel il tend et les circonstances qui le produisent. Si nous faisons, en outre, abstraction de la valeur des troupes, sujet moral que nous avons déjà traité à part, il ne nous restera devant les yeux qu’un combat de forme indéfinie, dans lequel il n’y a plus d’autres termes de comparaison que les effectifs respectifs des combattants.

Dans ce combat c’est le nombre qui, forcément, imposera la victoire. Mais la quantité des abstractions que nous avons dû faire pour en arriver à ce point, démontre déjà que la supériorité numérique n’est que l’un des facteurs qui, dans le combat, produisent la victoire. On ne saurait donc croire avoir tout gagné, quand on n’a pour soi que ce seul avantage, et il se peut très bien, même, qu’en raison du concours des autres circonstances, on ne possède, en cela, que fort peu de chose.

Cependant la supériorité numérique a ses degrés ; on se la peut représenter double, triple, quadruple. On comprend que, ainsi progressante, elle en arrive à tout primer.

Dans ces conditions on ne saurait nier que la supériorité numérique ne soit le plus important agent du résultat dans un combat, mais encore faut-il toujours qu’elle soit assez grande pour balancer l’action réunie de tous les autres agents.

Il ressort de ces considérations que l’on doit porter au combat sur le point décisif, le plus grand nombre possible de troupes. Que ces troupes suffisent alors ou non, on n’aura, du moins, rien à se reprocher, puisque l’on aura ainsi tiré parti de tous les moyens dont on disposait. Tel est le premier principe en stratégie.

Exprimé dans des termes aussi généraux, ce principe ne conviendrait pas moins à des Grecs qu’à des Perses, à des Anglais qu’à des Indiens, à des Français qu’à des Allemands.

Jetons cependant les yeux sur l’état actuel de nos rapports militaires en Europe, et cherchons à en tirer quelque chose de plus précis pour nous. Ici nous ne voyons partout que des armées ayant à peu près le même armement, la même organisation et, dans toutes les branches du métier, la même instruction. Il ne se présente, en somme, d’alternative variable que dans les vertus guerrières des troupes et les talents des généraux en chef. On chercherait inutilement dans toute l’histoire des temps modernes, un exemple semblable à celui de Marathon.

À Leuthen, le grand Frédéric, avec environ 30 000 hommes, bat 80 000 Autrichiens ; avec 25 000, à Rosbach, il défait 50 000 Impériaux et Français. Tels sont les deux seuls exemples de victoires remportées sur des adversaires deux ou plus de deux fois supérieurs en nombre. Nous ne saurions, en effet, citer ici la bataille de Narva gagnée par Charles XII, tout d’abord parce que les grandes lignes de cette affaire sont restées trop obscures, puis parce que, à cette époque, les Russes ne pouvaient vraiment pas encore être considérés comme des Européens. À Dresde, 220 000 alliés (Autrichiens, Russes et Prussiens) sont battus par les 120 000 hommes de Bonaparte. Ici déjà, l’effectif des vaincus n’atteignait pas tout à fait le double de celui des vainqueurs. Enfin, malgré l’exceptionnelle valeur militaire de Frédéric le Grand et de l’empereur Napoléon, et bien que, dans l’un comme dans l’autre cas, l’infériorité numérique de leurs troupes fût loin d’être de moitié, le premier avec 30 000 hommes, échoua à Collin contre 50 000 Autrichiens, de même que le second, à la bataille désespérée de Leipzig, succomba avec 160 000 hommes sous les efforts de 280 000 alliés.

On voit clairement, par ces exemples, que dans l’état actuel de l’Europe, et si grand que soit le génie d’un général en chef, celui-ci ne peut que très difficilement arriver à la victoire lorsqu’il a à lutter contre des forces doubles des siennes. Or si, portée à ce degré, la supériorité numérique exerce une si grande influence, on ne peut douter que moins élevée, mais encore considérable cependant, elle ne suffise, quelque désavantageuses d’ailleurs que soient les autres circonstances, à assurer le succès dans les cas ordinaires, c’est-à-dire dans les combats et engagements de divers ordres.

Nous croyons donc que dans la majorité des cas, et particulièrement dans les rapports où se trouve aujourd’hui la Prusse, ainsi, d’ailleurs, que dans toutes les situations semblables, la plus importante des conditions, entre toutes, est de se trouver fort sur le point décisif. Or cela dépend, à la fois, et de la force absolue dont on dispose, et de l’habile emploi qu’on en sait faire.

La première règle serait donc d’entrer en campagne avec une armée aussi forte que possible. Cela sonne comme un axiome mais n’a cependant pas toujours été accepté comme tel. Pour le prouver et montrer que pendant bien longtemps on n’a attaché aucune importance à la force numérique des armées, nous n’avons qu’à faire remarquer que la plupart des historiens militaires du XVIIIe siècle, voire même ceux qui entrent le plus volontiers dans les détails, ne font aucune mention de ce facteur ou se contentent de n’en parler qu’accessoirement. Tempelhof, dans son histoire de la guerre de Sept ans, est le seul qui fasse habituellement exception à la règle, et encore ne le fait-il que très superficiellement.

Massenbach, dans ses réflexions critiques sur les opérations des Prussiens dans les Vosges en 1793 et 1794, parle beaucoup de montagnes, de vallées, de chemins et de sentiers, mais ne dit pas un mot des forces respectivement engagées.

Une idée étrange hantait même le cerveau de bon nombre des écrivains critiques de cette époque, idée par laquelle il existerait, dans une armée, une limite normale d’effectif qu’il serait plus désavantageux que profitable de dépasser.

Il se rencontre enfin une quantité d’exemples de batailles et de guerres même, au gain desquelles on a négligé de faire concourir la totalité des forces dont on pouvait disposer, et cela par la seule raison qu’on n’accordait pas alors à la supériorité numérique la valeur réelle qu’elle possède.

Par contre, dès qu’on est pénétré de la conviction qu’il n’est pas de résultat réalisable que ne puisse atteindre une supériorité numérique suffisante, cette conviction réagit nécessairement sur les dispositions militaires, et l’organisation de l’armée repose, dès lors, sur des bases telles, que l’on se trouve sans cesse en situation, au début d’une guerre, d’entrer en campagne avec le plus grand nombre possible de troupes, de façon, si l’on ne peut arriver soi-même à la supériorité numérique absolue, à empêcher du moins l’adversaire d’avoir cet avantage de son côté.

Or, comme c’est affaire au Gouvernement de fixer la force absolue d’une armée qui va entrer en campagne, il en résulte que bien que cette fixation soit réellement le premier acte stratégique de la guerre, le général en chef qui a reçu mission de conduire les troupes au combat, doit, la plupart du temps, considérer cette grandeur comme une donnée, soit qu’il n’ait pas eu voix au conseil, soit même qu’y ayant été appelé, les circonstances se soient opposées à ce qu’on donnât aux forces l’extension qu’il réclamait.

Il ne lui reste donc plus désormais, alors que, par suite, il ne peut plus atteindre à la supériorité numérique absolue, que la ressource de se procurer, par l’habile emploi de ses forces, la supériorité relative sur le point décisif.

La judicieuse appréciation des distances ainsi que du temps nécessaire à les parcourir, semble être ici la chose essentielle, et cela a conduit, tout d’abord, à considérer cette appréciation comme le facteur le plus général et le plus important de l’emploi des forces. On a même été si loin, dans ce sens, qu’on en est arrivé à prétendre que celui-là seul était un véritable homme de guerre qui possédait un don spécial à ce sujet. Or, bien que le calcul des distances et du temps pénètre si foncièrement toutes les opérations de la stratégie, qu’il en soit en quelque sorte le pain quotidien, il n’en constitue, néanmoins, ni la plus grande difficulté ni l’élément le plus décisif.

Alors que, sans idée préconçue, on interroge l’histoire, on se rend facilement compte que, dans la stratégie surtout, des erreurs de calcul de ce genre n’ont que très rarement causé de grandes pertes.

On ne saurait d’ailleurs, sans s’engager dans un langage de convention aussi inutile qu’embrouillé, comprendre sous la dénomination d’habiles combinaisons de distance et de temps, tous les cas où, grâce à la rapidité de leurs marches, des généraux actifs et résolus, tels que Frédéric le Grand et Bonaparte, ont, avec une seule et même armée, battu plusieurs de leurs adversaires. On ne peut, en effet, juger des choses et apprécier sainement leur valeur et les résultats qu’elles produisent, qu’en les classant à leur place et selon leur vrai nom.

La juste appréciation de la situation et du caractère des adversaires, l’audace de ne laisser, par moments, que des forces peu nombreuses en leur présence, l’extrême énergie des marches forcées, l’habileté et la promptitude des surprises, l’activité la plus incessante, toutes les aptitudes en un mot, que le danger ne fait qu’accroître dans les grandes âmes, tels sont les agents qui conduisent à de pareils succès.

Si on y regarde de près, combien sont rares, d’ailleurs, les exemples de ce jeu par ricochets des forces, auquel les grands généraux recourent de préférence dans la défensive, et par lequel des victoires comme celles de Rosbach et de Montmirail donnent, pour ainsi dire, l’élan à d’autres victoires telles que celles de Leuthen et de Montereau !

La supériorité relative, c’est-à-dire l’adroite réunion de forces supérieures en nombre à celles de l’ennemi sur le point décisif, a bien plus fréquemment son origine dans la judicieuse appréciation de ce point, dans la direction imprimée aux troupes dès leurs premiers pas, ainsi que dans l’esprit de décision qui permet, en sacrifiant ce qui est moins nécessaire à ce qui l’est davantage, de tenir les forces sans cesse en situation de se concentrer promptement. Ce fut là particulièrement l’un des côtés caractéristiques du génie de Frédéric II et de Bonaparte.

Nous croyons avoir ainsi rendu à la supériorité du nombre l’importance réelle qui lui appartient. Considérée dans son principe foncier, elle doit, autant que faire se peut, être tout d’abord et partout recherchée. La tenir cependant, par ce motif, pour une condition indispensable de la victoire, serait se méprendre du tout au tout sur ce que nous avons entendu développer dans ce chapitre. Bien plus, on ne doit chercher à l’atteindre qu’en vue d’augmenter la force des troupes à engager dans le combat. Dès que ce résultat est obtenu dans la mesure du possible, on a satisfait au principe, et ce n’est plus, dès lors, que par l’examen des situations respectives, qu’il convient de décider si, en raison des forces qui peuvent encore manquer, le combat doit ou non être évité.