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Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 125-140).


LIVRE VI

LA BOURGADE [1] (ZASCIANEK)


Premiers mouvements hostiles des envahisseurs. — Expédition de Protais. — Robak et M. le Juge délibèrent sur la chose publique. — Suite de l’expédition de Protais restée sans résultat. — Digression sur le chanvre. — La colonie nobiliaire de Dobrzyn. — Description de la demeure et de la personne de Maciej Dobrzyński.


L’aube insensiblement des vapeurs de la nuit
Se dégage incolore ; un jour terne la suit
Qui plane dans les airs vague comme un fantôme.
Le brouillard sur le sol pend, comme pend le chaume
Sur un toit du village. Enfin à l orient
Semble se dessiner un cercle plus brillant ;
C’est, on croit l’entrevoir, le soleil qui se lève ;
Mais, triste et somnolent, il marche comme en rêve.

A l’exemple du ciel, sur terre en même temps
Tout s’attarde. Les bœufs, plus tard menés aux champs,
Voient les lièvres surpris qui déjeunent encore.
Dans les bois d’ordinaire eux qui fuient dès l’aurore,
Sous la brume aujourd’hui s’attardent à brouter
L’herbe, à creuser le sol, à s’ébattre, à jouter,
À faire mille tours en plein air. Mais bien vite
L’aspect inattendu des bœufs les met en fuite.

Dans les bois tout se tait aussi. L’oiseau muet
Qui déjà secouait son plumage, remet
Sa tête sous son aile et s’endort dans l’attente
Du soleil. Quelque part, au bord d’une eau stagnante,
La cigogne a crié ; du milieu d’un pré vert
Les corneilles, jetant leur cri, le bec ouvert,
Lancent aux villageois leur sinistre présage.
Les villageois déjà se sont mis à l’ouvrage.

Déjà la moissonneuse entonne sa chanson
Triste comme ce jour brumeux, et dont le son
Se perd dans le brouillard, plaintif et monotone.
La faucille a grincé ; la prairie en résonne ;
On entend des faucheurs la troupe qui moissonne
Tout en sifflant un air ; tous, à chaque couplet,
De leur faux, en cadence, aiguisent le filet.
Le brouillard cache tout aux yeux ; mais la musique
Des cris, des chants, des faux, forme un chœur fantastique.

Sur une gerbe assis non loin des travailleurs,
L’Économe a l’esprit et les regards ailleurs ;
Il ne peut détacher ses yeux de la grand’route
Et de ce qui s’y passe ; il regarde, il écoute.

Depuis le matin règne un bruit assourdissant
Sur les chemins. Ici vole un chariot grinçant
Qui va comme la poste ; et là, roule et cahote
Une bryczka, puis deux, puis trois ; tout cela trotte.
A gauche un messager file comme un courrier ;
A droite vingt chevaux vont à franc étrier.
Tous semblent se hâter en tous sens. Est-ce un rêve ?
De sa gerbe, étonné, l’Économe se lève ;
Il veut voir, s’informer ; de la voix, de la main
Il veut les arrêter ; mais il appelle en vain :
Tout fuit, et du brouillard les ombres l’enveloppent.
Il n’entend que le bruit des chevaux qui galopent,
Et, chose singulière, un cliquetis d’acier.
Doit-il se réjouir ou doit-il s’effrayer ?
Bien qu’en Lithuanie on fût alors paisible,
Dès longtemps on parlait d’une guerre possible,
De Dombrowski, que sais-je ? et de Napoléon.
Ce bruit, est-ce la guerre ? Est-ce une légion ?
L’Econome bien vite au Juge va tout dire,
Espérant que son maître au moins pourra l’instruire.

Mais tous à Soplitzow, maître comme invités,
Se sont levés encor mécontents, irrités.
En vain la Wojszczanka[2] fait une patience :
En vain l’on a parlé du jeu de préférence :
Tous dans leurs coins, muets, ont mieux aimé rester ;
Les hommes vont fumer, les femmes tricoter ;
Jusqu’aux mouches, tout dort.

Jusqu’aux mouches, tout dort. Donc, jetant sa palette,
Le Woïski déserta cette maison muette ;
Il va dans la cuisine écouter les jurons
Du cuisinier rageur et les cris des mitrons :
Bientôt il s’assoupit, et, les mains dans ses poches,
Sommeille au mouvement monotone des broches.

Dès le matin le Juge en sa chambre écrivait :
L’huissier dès le matin à la porte attendait.
Le Juge de sa plainte a fini l’écriture ;
A Protais à voix haute il en donne lecture :
Il se plaint que le Comte ait atteint son honneur ;
Il accuse Gervais de coups et de fureur,
Tous les deux d’insolence et d’outrage ; il les cite
En paiement de tous frais causés par la poursuite.
Il faut avant ce soir lire et donner l’exploit
Aux accusés. L’huissier, aussitôt qu’il le voit,
Tend l’oreille et la main ; tout heureux qu’on l’emploie,
Son front est solennel ; son cœur bondit de joie.
Au seul mot de procès il se sent rajeunir.
Ah ! qu’il en a porté d’exploits, pour revenir
Meurtri de coups, chargé d’or et la mine fière !

Tel un pauvre invalide, après vingt ans de guerre,
Au fond d’un hôpital achevant ses vieux jours,
S’il entend la trompette ou le bruit des tambours,
Sort de son lit au cri de : mort au Moscovite !
Sur sa jambe de bois il court, et court si vite
Que les jeunes soldats ont peine à l’arrêter.

A porter son exploit Protais va s’apprêter.
Ni żupan, ni kontusz ne sont de circonstance :
Ils servent seulement pour les jours d’audience ;
Il met pour voyager de larges pantalons,
Un surtout, dont les pans, tombant jusqu’aux talons,
Peuvent se relever avec des aiguillettes ;
Il coiffe un grand bonnet portant des oreillettes
Qu’on lève ou qu’on rabat. Sous cet accoutrement,
Armé d’un gros bâton il part pédestrement.
L’huissier et l’espion, quand ils s’en vont en guerre,
Doivent se déguiser de diverse manière.

Si Protais de partir ne se fût pas pressé,
Sa joie et son orgueil eussent bientôt cessé :
Car à Soplitzowo tout change à l’improviste.

Chez le Juge Robak entre soudain tout triste,
Et dit : « Juge, la tante est pour nous un fléau !
Cette sotte coquette est folle du cerveau.
Lorsque Zosia resta sans mère et sans défense,
Hiacynthe à Télimène en confia l’enfance,
Car pour femme d’esprit on la citait partout :
Et je vois qu’en ces lieux elle nous brouille tout ;
Elle intrigue, et, je crois, veut séduire Thadée :
Qui sait ? peut-être au Comte elle a mis son idée,
Peut-être aux deux ensemble. Il nous faut aviser
A nous défaire d’elle : on en pourrait jaser.
Puis les rivalités, les cancans, le scandale
Ne peuvent qu’entraver notre entente légale. »
— « Quelle entente ? cria le Juge hors de lui :
Toute entente est rompue à dater d’aujourd’hui. »
— « Comment ? reprit Robak, j’en apprends là de belles ;
Êtes-vous fous ? Toujours des sottises nouvelles ? »
— « Ce n’est pas moi, cria le Juge, on le verra :
C’est le Comte, ce fat… Mais il me le paiera,
Avec son vieux Gervais. Attendons la sentence.
C’est en soupant hier au château. Votre absence
Me prive contre eux deux d’un précieux témoin. »
— « Pourquoi, cria Robak, aller souper si loin ?
Je ne peux pas souffrir ce château. De ma vie
Je n’y mettrai les pieds. Encor quelque folie !
Racontez-moi la chose ; il faut tout arranger.
Des sottises toujours ! C’est à décourager !
Accorder des plaideurs, j’ai bien une autre affaire ;
Mais il le faut encor cette fois. » — « Pourquoi faire ?
Allez au diable avec votre accord entre nous ! »
Dit le Juge en frappant du pied. — « Le voyez-vous,
Ce moine ? On le reçoit, il faut qu’il vous régente !
Les Soplitza jamais n’acceptèrent d’entente :
Ils poussent jusqu’au bout les procès ; sous leurs noms
On en a vu durer six générations.
J’ai sur votre conseil déjà fait la sottise
De provoquer ici trois fois une expertise.
Désormais plus d’accord avec eux ! Non, non, non ! »
— Il criait et frappait du pied comme un démon. —
« De plus, pour son défi d’hier, ce gentillâtre
Devra devant témoins s’excuser, ou se battre ! »
— « Mais que dira Hiacynthe en apprenant cela ?
Il mourra de douleur ! Pour Dieu ! Les Soplitza
Ont fait dans ce château déjà trop de scandale.
Faut-il vous rappeler ce meurtre, cette balle ?

Vous savez bien aussi que c’est Targowitsa
Qui de leurs biens jadis dota les Soplitza.
Hiacynthe a fait serment, pour expier ses crimes,
De les restituer aux maîtres légitimes :
C’est pourquoi de Zosia, leur dernier rejeton,
Se chargeant, il paya son éducation,
Et voudrait de Thadée en faire un jour la femme,
Pour réparer le mal que fit son acte infâme,
Et rendre à l’héritière ainsi ce qu’il lui doit… »

— « Mais moi, de me forcer Hiacynthe a-t-il le droit ?
Cria le Juge : « à peine ai-je entrevu ce frère !
« J’ai vaguement connu sa vie aventurière
« Alors que sur les bancs j’apprenais le latin,
« Et qu’ensuite j’étais page du Palatin.
« Il m’a donné ses biens ; je les ai pris ; ensuite
« Il m’a fait de Zosia confier la conduite :
« J’ai rempli ses désirs : et pourtant que d’ennui !
« Et ce Comte maudit, que veut-il aujourd’hui ?
« Lui, des droits au château ! Quel plaisant badinage !
« Qu’est-il aux Horeszko ? D’où sort ce cousinage ? [3]
« Et c’est lui qui m’insulte, et moi qui céderais ! »
— « Il s’agit, dit Robak, de plus hauts intérêts.

  • Hiacynthe, qui voulait voir son fils au service,

« Le retient parmi vous : ce n’est point par caprice.
« A la patrie ainsi ce fils servira mieux.
« Vous savez ce qu’on dit déjà presque en tous lieux,
« Ce dont moi-même ici j’ai fait longtemps mystère.
« Ecoutez : je n’ai plus de raisons de me taire.
« Oui, mon ami, la guerre est tout près d’éclater.
« La Pologne se lève et va ressusciter !
« La guerre est décidée, et, durant mon voyage,
« J’ai vu les bataillons tout prêts sur le rivage.
« Napoléon prépare un immense appareil,
« Et le monde jamais ne vit rien de pareil.
« On verra s’avancer avec l’aigle française
« Auprès de Dombrowski notre aigle polonaise !
« Ils sont prêts ; au premier mot de Napoléon,
« Ils vont nous apporter la résurrection ! »

Le Juge, en l’écoutant, retira ses lunettes ;

Il regardait le moine, et ses lèvres muettes
Laissèrent échapper un soupir… Puis soudain
Il se jette en pleurant au cou du Bernardin :
La chose, criait -il, est-elle bien réelle ?
N’est-ce pas, ô mon père, une fable nouvelle ?
On nous a si souvent trompés ; on répétait :
Napoléon s’avance ! Et chacun attendait.
On disait : il arrive, il a vaincu la Prusse !
Et voici qu’à Tilsitt il traite avec le Russe.
Ne vous trompez-vous pas vous-même ? Est-ce réel ?
— « Aussi vrai, dit Robak, que Dieu m’entend au ciel ! »
— « Béni soit donc celui dont la bouche révèle
A nos cœurs, dit le Juge, une telle nouvelle !
Robak, vous n’aurez pas à vous en repentir,
Ni vous, ni le couvent ; vous prendrez pour partir
Deux cents brebis. De plus, vous admiriez dimanche
Mon cheval alezan et ma cavale blanche ;
Dites qu’on les attelle ; ils sont à vous tous deux.
Tout ce que vous voudrez ; j’accomplirai vos vœux
Quels qu’ils soient !… Mais laissons cette affaire du Comte :
Je l’ai fait assigner. Ce serait une honte
De reculer… »
De reculer… » Le moine attristé, consterné,
Arrêta sur le Juge un regard étonné,
Et dit : « Napoléon chez nous porte la lutte
Et vous n’avez souci que de votre dispute ?
Il s’agit de Patrie, et vous vous proposez
De demeurer chez vous, assis, les bras croisés,
Au lieu d’agir !… — « Agir ? » reprit-il, « qu’est-ce à dire ? »
— « Quoi ! Dans mes yeux encor vous n’avez pas su lire ?
Dit Robak. « Votre cœur ne vous dit encor rien ?
Enfant des Soplitza, mon frère, écoutez bien.
Tandis que des Français l’avalanche guerrière
S’élance par devant, dressons-nous par derrière !
Qu’en dites-vous ? Ah ! si l’Ours[4] et le Cavalier
Se levaient frémissants ; au nombre d’un millier
Si nous faisions soudain une attaque hardie ;
Si, de ce mouvement propageant l’incendie,
Nous prenions des canons, des drapeaux ; si, vainqueurs,
Nous allions triomphants recevoir nos sauveurs ?…
Nous marchons : l’Empereur, voyant nos lances luire,
Demande ce que c’est ; et nous lui disons : « Sire,
Ce sont les insurgés lithuaniens. » — « Or ça,

Dit-il, le nom du chef ? » — « Le Juge Soplitza ! »
Qui vous reprocherait encor Targowitsa ?
Tant que l’oiseau du ciel au Niemen viendrait boire,
Le nom des Soplitza serait couvert de gloire ;
On montrerait du doigt vos arrière-neveux ;
On dirait : « Voyez ! C’est un Soplitza, de ceux
Qui firent soulever la nation armée ! »

Et le Juge : « Je fais fi de la renommée ;
Qu’importe qu’on me soit ou non reconnaissant ?
Des fautes de son frère un frère est innocent ;
Je n’ai jamais beaucoup aimé la politique ;
A cultiver mon champ humblement je m’applique.
Mais, noble, je tiendrais à l’honneur de mon nom ;
Polonais, je voudrais faire à la nation
L’offrande de mon sang. Je n’ai point fait la guerre,
Mais j’ai joué du sabre aussi parfois naguère ;
Quand aux élections nous fûmes convoqués,
J’ai blessé deux Buzwik que j’avais provoqués.
D’ailleurs qu’importe ? Allons, la chose est décidée.
Quand faut-il commencer ? Dites-nous votre idée.
Déjà poudre et fusils sont prêts ; nous les prenons.
Le curé, : dans sa cure, a trois petits canons ;
Et Jankiel en secret a fait venir d’avance
(Lui-même il me l’a dit) de nombreux fers de lance,
Qu’on a de Kœnigsberg apportés en paquets ;
Quand aux bois, ils seront bien vite fabriqués.
Des sabres, tous en ont ; ils s’équipent en guerre ;
Je me mets à leur tête, et — vogue la galère ! »

— « O vrai sang polonais ! » s’écria le Quêteur
En serrant dans ses bras son interlocuteur —
« Vrai fils des Soplitza ! La clémence divine
A laver les péchés d’un frère vous destine.
Mon estime pour vous, à dater de ce jour,
Deviendra, je le sens, un véritable amour !…
Eh bien ! préparons tout ; mais attendons notre heure ;
Je vous indiquerai l’époque la meilleure.
Le Tzar discute encore avec Napoléon ;
De conserver la paix il a l’illusion ;
Mais le prince Joseph sait par Monsieur Bignon,
Un Français au courant de la diplomatie,
Que pour gagner du temps l’Empereur négocie,
Mais que l’on va, pour sûr, attaquer la Russie.
Le Prince veut qu’ici vous soyez préparés

A prouver aux Français, dès qu’ils seront entrés,
Que vous désirez tous voir la Lithuanie
A sa sœur la Pologne à jamais réunie.
Avec le Comte il faut vous réconcilier ;
Bien qu’il ait un esprit fantasque et singulier,
C’est un bon Polonais ; soyons-lui moins hostiles.
En révolution les fous sont très utiles,
Je l’ai vu bien souvent ; les sots même ont leur prix,
S’ils sont honnêtes gens et sagement conduits.
Puis le Comte, en marchant, en fera marcher d’autres ;
Le district est à nous s’il veut être des nôtres.
On le sait riche ; aussi chaque noble dira :
Si les riches seigneurs en sont, la chose ira. »
« Je cours vite chez lui… » — « Mais s’il veut que j’oublie,
Dit le Juge, « qu’il vienne ici, qu’il s’humilie,
Et qu’il respecte au moins mon âge et mon emploi ;
Au surplus, des experts je subirai la loi. »
Le Bernardin poussa la porte. — « Bonne chance »
Dit le Juge.

Dit le Juge. Robak dans sa bryczka s’élance,
Il fouette ses chevaux : la bride sur les flancs,
Ils courent emportés dans des tourbillons blancs ;
Seul le capuchon brun parfois dans la buée
Paraît, comme un vautour planant sur la nuée.

L’huissier entrait déjà chez le Comte. Un renard,
Lorsqu’il rôde alléché par le parfum du lard,
Va flairant les chasseurs éloignés d’une lieue ;
Il court, s’arrête, et puis s’assied, lève la queue,
Et, comme un éventail la penchant vers son nez,
Demande au vent : ces mets sont-ils empoisonnés ?
Tel Protais rôde et flaire : autour d’un pré qu’on fauche,
Il tourne la maison ; il court à droite, à gauche,
Et fait semblant de voir un bœuf gâtant le foin ;
Pour gagner le jardin quel travail et quel soin !
Il se penche, il se glisse en vrai chasseur qui guette :
Enfin, sautant la haie, en plein chanvre il se jette.
A tous les fugitifs le chanvre et son fourré
Offrent près du logis un refuge assuré :
Un lièvre que les chiens ont chassé de son gîte
Plutôt que dans les bois sous ses tiges s’abrite ;
Car là du lévrier vient expirer l’ardeur ;
Le chien courant s’en va dépisté par l’odeur.
C’est là qu’un serviteur fuit les coups de lanière

Jusqu’à ce que son maître apaise sa colère.
Le réfractaire aussi vient s’y blottir parfois,
Tandis que les soldats le cherchent sous les bois.
Aussi, dans les combats et dans les coups de force,
Avant tout autre objet, chaque parti s’efforce
De s’emparer du chanvre. Et c’est avec raison :
Car par devant il touche aux murs de la maison,
Et, de l’autre côté, bordant la houblonnière,
Il permet d’attaquer ou de fuir par derrière.

Bien que Protais soit brave, il n’est pas sans frayeur.
Le chanvre lui rappelle encor par son odeur
De son passé d’huissier mainte mésaventure,
Où son fourré lui fut une retraite sûre :
Un jour, il assignait le szlachcic Dzindolet,
Qui voulut, lui mettant au front son pistolet,
Lui faire rétracter[5] son exploit sous la table :
Il trouva dans le chanvre un abri secourable.
Plus tard Wołodkowicz, seigneur fier et brutal[6],
Qui sabra maintes fois diétine et tribunal,
Ayant d’abord reçu l’exploit, le mit en quatre,
Et, montrant ses heïduks apostés pour le battre,
Lui-même de son sabre il menaça l’huissier,
Lui criant : « Ou je frappe, ou mange ce papier. »
— « Soit, mangeons », dit d’abord l’huissier plein de prudence,
Et puis par la fenêtre en plein chanvre il s’élance.

On ne recevait plus alors comme autrefois
A coups de pistolet l’huissier porteur d’exploits,
Et l’on se contentait de l’accabler d’outrages.
Mais Protais ignorait ce changement d’usages,
Car depuis fort longtemps il n’avait exercé.
Souvent lui-même au Juge il s’était proposé ;
Mais le Juge toujours, épargnant sa vieillesse,
Rejetait sa prière, et c’est que le temps presse
S’il l’a pris aujourd’hui.

S’il l’a pris aujourd’hui. L’huissier écoute en vain :
Aucun bruit ; dans le chanvre il avance une main,

Et semble, avec effort fendant la chennevière,
Nager comme un plongeur au fond d’une rivière.
Il se redresse : rien ! Il s’approche plus près,
Toujours rien ! Il regarde au dedans du palais :
Personne ! Il a franchi le perron non sans crainte ;
Il ouvre : pas une âme en toute cette enceinte !
Il tire son papier et lit à haute voix.
Qu’est-ce ? Un bruit de voiture ! Il tremble cette fois
Et veut fuir… Mais tout près déjà des pas résonnent.
Quel bonheur ! C’est Robak ! Les deux amis s’étonnent
Le Comte avec ses gens sont partis quelque part.
Quel désordre ! Ils ont donc bien hâté leur départ !
On s’est armé : voici des fusils, des baguettes,
Des canons et des chiens, et plus loin des serpettes,
Des tenailles, des vis, des outils d’armurier !
Des cartouches voici la poudre et le papier.
Le Comte entreprend-il une chasse éloignée ?
Mais que vient faire là ce sabre sans poignée,
Cette épée ébréchée et ce stylet rouillé ?
Dans les vieux magasins sans doute on a fouillé,
Et chacun a choisi l’arme la mieux trempée.
Robak examina ces fusils, cette épée,
Et, soupçonnant encor quelque folle équipée,
Il veut se renseigner : la ferme n’est pas loin,
Il y court ; il y voit deux vieilles dans un coin.
Il apprend que le Comte avec sa valetaille
Sont partis pour Dobrzyn en ordre de bataille.


Des hommes de Dobrzyn le courage est vanté ;
De ses femmes partout l’on connaît la beauté.
Qu’il en comptait jadis de batailleurs d’élite !
Lorsque le roi Jean Trois leva la pospolite,[7]
Dobrzyn put envoyer sauver Vienne avec lui
Six cents nobles armés. La bourgade aujourd’hui
A perdu sa splendeur. Jadis, grâce aux diétines,
Aux grands que l’on servait, aux guerres intestines,
Les Dobrzyński gagnaient facilement leur pain.
Maintenant à la terre il faut mettre la main
Comme les paysans. Mais la capote blanche

Les distingue des serfs en veste, et le dimanche
Ils mettent le kontusz ; leurs dames avec goût
Anoblissent aussi le rustique surtout :
De toile ou de percale elles font leurs jaquettes,
Ont, au lieu de sabots, des bottines coquettes,
Se gantent pour faucher et pour garder leurs bêtes.

Le type Dobrzyński n’est pas lithuanien :
Tout diffère chez eux : langue, taille et maintien. —
Tous Polonais pur sang, ils sont bruns, c’est la règle.
Ils ont sous un front haut des yeux noirs, un nez d’aigle.
La terre de Dobrzyn vit naître leurs aieux :
Depuis quatre cents ans qu’ils ont quitté ces lieux,
Leurs mœurs n’ont pas changé, leur langage est le même ;
Ils sont restés Mazours. Leurs enfants au baptême
Des saints mazoviens prennent toujours les noms :
Maciej et Bartłomiej sont leurs deux seuls patrons.
Le fils est Bartłomiej quand Maciej est le père ;
Si le fils est Maciej, ce sera le contraire.
Quant aux femmes, leurs noms sont Kachna, Maryna[8].
Pour distinguer voici ce qu’on imagina :
A chacun, homme ou femme, un sobriquet s’applique,
Flatteur dans certains cas, dans d’autres satirique ;
Les hommes en avaient bien souvent deux ou trois,
En signe de mépris ou d’estime. Parfois
Dobrzyn seul sous un nom connaît un gentilhomme,
Et dans le voisinage autrement on le nomme.
A l’instar de Dobrzyn, tout le monde appliquait
Ce système, et chacun prenait un sobriquet.
On en use à présent dans tout le voisinage,
Sans savoir que Dobrzyn les a mis en usage
Par un besoin réel : tandis qu’en d’autres lieux
Cette imitation n’a rien de sérieux.

Donc Maciej Dobrzyński, leur chef par droit d’aînesse,
Fut surnommé le Coq d’Eglise en sa jeunesse ;
En quatre-vingt-quatorze[9] il se rebaptisa
Sous le nom de Zabok[10] qu’il immortalisa ;
Dobrzyn l’appelle aussi le lapin[11] ; mais en somme
C’est Maciej des Maciej que partout on le nomme.

Tel il règne sur tous, telle aussi sa maison
Domine tout le bourg par sa position.
Elle ferait ailleurs assez piètre figure :
La porte est sans battants, le jardin sans clôture ;
Dans ses carrés déserts partout croît le bouleau ;
De Dobrzyn cependant c’est encor le château ;
Près des autres maisons elle a l’air magnifique,
Et, sur le côté droit, sa façade est de brique.
Elle a de plus hangard, écurie et grenier,
L’un sur l’autre entassés, c’est l’ordre coutumier ;
Le tout vieux et pourri. La maison est couverte
D’un toit que l’on croirait formé de tôle verte,
Tant l’herbe et le lichen y poussent verts et drus.
Sur la grange on dirait des jardins supendus
Remplis de crocus rouge et de tiges grimpantes
Et de molène jaune et de mauves rampantes.
Que de nids ! Les pigeons s’abritent sous le toit ;
Sous les fenêtres vit l’hirondelle ; et l’on voit
Des lapins blancs sauter près du seuil dans l’herbage :
Ce logis est moitié clapier et moitié cage.

Dire qu’il fut jadis château-fort ! Son passé
En vestiges guerriers est encor retracé.
Aussi gros qu’une tête, un gros boulet de fonte
Au milieu du portail gît dans l’herbe ; il remonte
Au temps des Suédois. Quand la porte roulait
Encore, un des battants s’arrêtait au boulet.
Dans la cour, du milieu de l’herbe et de l’absinthe
Sortent de vieilles croix ; or, en terre non sainte,
Ces croix prouvent qu’ici des assiégés jadis,
Subitement frappés, furent ensevelis.
Et plus loin, du grenier, du hangar, de la grange
Les murs sont tachetés d’une manière étrange :
Dans chaque tache on voit une balle de fer
Ainsi que dans un fruit gâté se glisse un ver.

Qui donc a fait sauter ou criblé d’éraillures
Aux portes du logis crochets, clous et serrures ?
Ce sont des Sigismonds les sabres bien trempés,
Par qui crochets et clous pouvaient être coupés
Sans les endommager, tant leur lame était forte.
Un blason brille encore au dessus de la porte ;
Mais des rangs de fromage ont caché l’écusson,
Où plus d’une hirondelle a bâti sa maison.
Puis voici l’écurie, et, parmi les voitures,

Comme en un arsenal, de vieux restes d’armures.
Au plafond sont pendus quatre casques géants ;
Mais Mars les a cédés à Vénus, et, dedans,
Ses oiseaux roucoulants nourrissent leur nichée.
Une cotte de maille à l’auge est attachée
Avec un vieux haubert, et le palefrenier
Pour ses jeunes poulains en fait un râtelier.
C’est ainsi que parfois la cuisinière accroche
Une rapière au poêle et la transforme en broche,
Et que d’un drapeau[12] turc elle a fait un balai.
Bref, l’active Cérès, bravant Mars exilé,
Avec Flore, Pomone et Vertumne, domine
Sur la grange, la cour, la ferme et la cuisine.
Mais ces déesses vont s’exiler à leur tour :
Mars revient.

Mars revient. A Dobrzyn a paru dès le jour
Un messager ; il va de demeure en demeure
Réveiller tout le monde. On se lève avant l’heure,
Et de rassemblements fourmille tout le bourg :
A l’auberge, à la cure on parle, on crie, on court.
On pérore en un coin, dans l’autre on se querelle ;
L’un veut délibérer et l’autre monte en selle.
Les femmes, les enfants sortent tout endormis.
« Aux armes ! Mais pourquoi ? Contre quels ennemis ? »
Il faut attendre encor. Cependant à la cure
Un conseil orageux depuis trois heures dure :
Enfin, faute d’accord, pour clore les débats,
Tous au père Maciej vont soumettre le cas.

Ancien confédéré de Bar[13], vieillard solide
De soixante douze-ans, il est resté valide.
Amis comme ennemis se rappellent encor
Son sabre de Damas au manche incrusté d’or,
Dont il hacha menu maint fusil, mainte pique,
Et qu’il nommait pour rire ou sa Verge ou sa Trique.
Puis il entra bientôt dans le parti du roi
Avec Tyzenhauz auquel il avait foi ;
Mais de Targowitsa le roi suivant la ligue,
Maciej l’abandonna, détestant cette intrigue.
C’est pour avoir changé de parti si souvent
Qu’il a reçu le nom de Coq tournant au vent.
Girouette et Maciej semblaient la même chose.

De tous ces changements vous demandez la cause ?
Peut être aimait-il trop la guerre… Étant battu
Dans un camp, vite à l’autre il disait : « Me veux-tu ? »
Peut-être agissait-il aussi par politique,
Et tournait-il au vent de la chose publique.
Qui le sait ? En tous cas, un seul fait est certain :
Il ne poursuivait pas les titres et le gain,
Et ne soutint jamais le parti moscovite.
Au seul aspect d’un Russe, il s’emporte, il s’irrite.
Depuis qu’ils sont chez nous, pour n’en pas rencontrer
Il fait l’ours[14] : nulle part il ne veut se montrer.

Sous Jasiński[15] se fit sa dernière campagne
Ogiński vers Vilna l’entraîne ; il l’accompagne :
Sa verge y fit merveille et lui s’y distingua.
Plus tard il sauta seul des remparts de Praga[16]
Pour défendre Pociej[17] qu’on laissait sur la place
Percé de vingt-trois coups… Après ce trait d’audace
On crut morts bien longtemps et Maciej et Pociej,
Mais on vit revenir et Pociej et Maciej.
Le généreux Pociej voulut après la guerre
Donner à son sauveur un honnête salaire.
Il lui fit donc offrir, pour le dédommager,
Avec mille florins cinq feux en viager.
Dobrzyński répondit : « Je veux garder l’avance.
Que Pociej ait la dette et Maciej la créance ! »
Sans accepter le bien, sans prendre un sou vaillant,
Il revint à Dobrzyn y vivre en travaillant.
Il soignait ses troupeaux, il construisait des ruches,
Aux perdrix, pour les vendre, il dressait des embûches,
Et chassait le gibier.

Et chassait le gibier. Dobrzyn ne manquait pas
De vieux hommes prudents, versés dans les débats
Du barreau, qui savaient le latin, la chicane ;
D’autres avaient du bien. Mais Maciej le profane,
Maciej le gueux était le plus considéré,
Non pas comme sabreur justement célébré,
Mais comme conseiller toujours prudent et sage,

Possédant du pays et l’histoire et l’usage.
En fait d’agriculture il est grand connaisseur,
Aussi bon médecin que célèbre chasseur ;
Tous le disent versé (le curé seul le nie)
Dans l’art surnaturel de la sorcellerie.
En tous cas il prévoit les changements de temps
Et les annonce mieux que l’Almanach des champs.
Aussi rien d’étonnant qu’au moment des semailles,
Qu’au départ des bateaux, que pour les épousailles,
Les procès, la moisson, ou la vente d’un bien,
Sans consulter Maciej on ne fît jamais rien.
Le vieillard n’avait pas cherché cette influence ;
Même, de ses clients maudissant l’affluence,
Il les brusquait toujours, les renvoyait souvent ;
S’il donnait un conseil, c’était en s’esquivant.
Quand on le consultait sur un cas d’importance,
Il répondait trois mots, puis gardait le silence.
On croyait qu’il voudrait en cette occasion
Être le commandant de l’expédition ;
Car jadis il n’aimait rien tant que les batailles,
Et détestait surtout les Russes, ces canailles.

Le vieillard justement marchait seul dans la cour
En chantant à mi-voix : « Quand va naître le jour, »[18]
Heureux de voir le ciel s’éclaircir ; car la brume,
Au lieu de remonter, comme c’est la coutume
Quand il pleut, descendait. Le vent de ses grands bras
L’enlaçant, l’étendait plus bas, toujours plus bas ;
Tout à coup le soleil dans le brouillard éclate
En mille rayons d’or, d’argent et d’écarlate.
On croirait voir à Słuck[19] deux artisans subtils,
Dont l’un sur le métier étend les premiers fils
Et les lisse du doigt, et dont l’autre lui lance
D’en haut les fils d’argent et de pourpre, et nuance
La trame : tel le vent tapisse de vapeurs
La terre, et le soleil la brode de couleurs.
Maciej en se chauffant a fini sa prière ;
Il va chercher (c’est là sa tâche journalière)
Des feuilles de choux verts ; puis, devant la maison
S’assied, et siffle : alors a jailli du gazon
Un essaim de lapins : aux narcisses pareilles

Dans leur molle blancheur s’allongent leurs oreilles ;
Sur le velours de l’herbe en rubis scintillants
On voit étinceler leurs petits yeux brillants.
Chacun d’eux, repliant ses pieds, se pelotonne
Et regarde… Bientôt cette troupe gloutonne
Bondit vers le vieillard et ses feuilles de choux.
Ils grimpent sur ses pieds, sautent sur ses genoux.
Maciej, aussi blanc qu’eux, les aime avec tendresse ;
Il lisse leur peau tiède et sa main les caresse ;
Il lance en même temps avec son autre main
Du millet aux moineaux attirés par le grain.
Et Maciej contemplait ces deux hordes gourmandes,
Quand les lapins soudain se sauvent, et les bandes
De moineaux effrayés s’envolent sur le toit…
Car des hôtes nouveaux vers eux marchaient tout droit.
C’étaient les députés venus du presbytère
Demander à Maciej un conseil salutaire.
On le voit, on s’incline, et tous l’ont salué
Des mots sacramentels : « Que Jésus soit loué ! »[20]
— « Ainsi-soit-il ! » répond Maciej ; et puis, à peine
Ont-ils dit en deux mots quel sujet les amène,
Il les presse d’entrer. Tous s’assoient sur le banc,
Et l’un d’eux pour parler s’avance. Cependant
La foule d’assistants s’accumulait sans cesse ;
Avec les Dobrzyński vient aussi la noblesse
D’alentour : on en voit de tous les environs
En charrette, en bryczka, cavaliers et piétons.
Dans la cour les premiers ont rangés leurs voitures ;
Les seconds aux bouleaux attachent leurs montures.
Ils ont déjà rempli chambres et corridors :
D’autres par la fenêtre écoutent du dehors.


  1. On appelle en Lithuanie okolica ou zaścianek (que nous traduisons par bourgade) une colonie nobiliaire, pour la distinguer des villages ordinaires ou sioła, habités par des paysans.
  2. Mlle Thècle Hreczecha, fille du Woïski.
  3. Mot à mot: « il est aux Horeszko la dixième eau sur le kisiel. » Le kisiel est un mets lithuanien, espèce de gelée qui se fait avec de l’avoine, et qu’on délaie avec de l’eau jusqu’à ce que toutes les parties farineuses en soient extraites : de là ce proverbe intraduisible.
  4. Armoirie de la Samogitie, comme le Cavalier (Pogoń) est l’emblème de la Lithuàbie.
  5. Odszczekać, m. à m. désaboyer, c’est à dire aboyer le contraire de ce que contenait l’exploit. Vieil usage, d’après lequel tout calomniateur devait ainsi désavouer son mensonge.
  6. Après de nombreuses équipées, Wołodkowicz fut arrêté à Minsk et fusillé par décret du tribunal.
  7. Quand le roi devait proclamer la levée en masse (pospolite ruszenie), il faisait planter dans chaque paroisse une grande perche avec un balai ou wic attaché au sommet : cela s’appelait rozdać wici (distribuer les balais). Tout homme en âge de combattre, appartenant à la noblesse, était tenu, sous peine de perdre son titre de noble, d’aller immédiatement se ranger sous la bannière du palatinat.
  8. Bartłomiej-Barthélémy ; Maciej-Mathieu ; Kachna-Catherine ; Maryna--Marie.
  9. C’est l’année de l’insurrection de Kosciuszko.
  10. Mot à mot : sur le flanc. Allusion au mouvement de la main pour saisir le sabre.
  11. On verra plus loin la raison de ce surnom.
  12. Il s’agit du bountckouk turc, enseigne en queue de cheval.
  13. La confédération de Bar dura de 1768 à 1771.
  14. Mot à mot : « il reste chez lui comme l’ours quand il suce sa patte dans la forêt. »
  15. C’est Jasiński (v. L. I) qui souleva Vilna en 1794.
  16. Lors du fameux massacre ordonné par Souvarov.
  17. Le comte Alexandre Pociej, revenu en Lithuanie après la guerre, aidait ses compatriotes, qui se rendaient en France et donna des sommes considérables à la caisse des légions.
  18. Kiedy ranne wstają zorze, pièce de vers célèbre de Karpiński, très populaire en Pologne, et devenue une sorte de prière du matin, ainsi qu’une autre pièce qui en fait le pendant et qui est une prière du soir.
  19. Ville célèbre par sa fabrique de draps — (v. L. I).
  20. Niech będzie pochwalony Jezus Chrystus. C’est le salut ordinaire, auquel on répond : na wieki wieków. Amen. (Dans les siècles des siècles : ainsi soit-il