Thomas le rimeur

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Thomas le rimeur


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THOMAS LE RIMEUR

PREMIÈRE PARTIE.

Il est peu de personnages aussi renommés dans la tradition que Thomas d’Erceldoune, connu par le surnom de Rimeur : réunissant le talent de la poésie à celui de prophétiser, Thomas est encore en grande vénération parmi ses concitoyens, cinq cents ans après sa mort.

Donner une histoire bien avérée de cet homme remarquable, ce serait un travail difficile ; mais les curieux pourront encore nous remercier des particularités que nous avons rassemblées ici.

On convient généralement qu’Erceldoune fut sa résidence et probablement aussi le lieu où naquit cet ancien barde. C’est un village situé sur le Leader, à deux milles au-dessus de sa jonction avec la Tweed. On désigne encore une vieille tour comme le château du Rimeur ; les traditions s’accordent aussi à dire que son surnom était Lermont ou Learmont, et que celui de Rimeur lui fut donné à cause de ses compositions poétiques. Il reste encore cependant quelques doutes à éclaircir à ce sujet. Dans une chartre que nous citons ici[1], le fils de notre poète se désigne par le titre de Thomas d’Erceldoune, fils et héritier de Thomas le Rimeur d’Erceldoune ; ce qui indiquerait que son père ne portait pas le nom héréditaire de Learmont, ou que du moins il était mieux connu et distingué par l’épithète qu’il avait acquise par son mérite personnel.

Je dois remarquer cependant que jusqu’à une époque très reculée ce fut une habitude commune, et même nécessaire parmi les clans des frontières, de désigner les parties contractantes, même dans des écrits importans, par les épithètes qui leur avaient été données pour des qualités personnelles, plutôt que par les surnoms de famille.

Il est plus facile de fixer l’époque à laquelle vivait Thomas d’Erceldoune. C’était à la fin du treizième siècle. Je serais assez d’avis de le faire vivre moins long-temps que ne le veut M. Pinkerton, qui suppose (dans ses Poètes écossais) qu’il vivait encore en 1300 ; ce qui est presque contredit par la date de la chartre déjà citée, où le fils du Rimeur dispose des propriétés de la famille.

On ne peut douter que Thomas d’Erceldoune ne fût un personnage remarquable et important de son temps, puisque peu de temps après sa mort nous le voyons célébré déjà comme prophète et comme poète. Il n’est guère possible de décider si le premier de ces deux titres lui fut conféré gratuitement par la crédulité de la postérité, ou s’il prétendit se l’attribuer de son vivant.

Si nous croyons Mackenzie, Learmont ne fit que mettre en vers les prédictions d’Elisa, nonne inspirée d’un couvent d’Haddington ; mais Mackenzie ne le prouve nullement ; au contraire, tous les anciens auteurs qui citent les prophéties de Thomas les donnent comme de lui.

Quelques doutes qui puissent s’élever parmi les savans, sur la source de la science prophétique du Rimeur, le vulgaire n’a jamais hésité à l’attribuer aux entretiens qu’il eut avec la reine des fées. Un conte populaire dit que Thomas fut emmené dans

sa jeunesse dans le royaume de féerie (fairy land), où il acquit toute la, science qui le rendit depuis si fameux. Après sept ans de séjour dans ces régions fantastiques, il obtint la permission de descendre sur la terre pour éclairer et surprendre ses compatriotes par ses talens prophétiques, mais en restant à la disposition de sa souveraine et ayant promis de retourner à elle aussitôt qu’elle l’exigerait.

En conséquence, pendant que Thomas se réjouissait avec ses amis dans son château d’Erceldoune, une personne vint lui annoncer avec toutes les marques de la crainte et de l’étonnement qu’un cerf et une biche avaient abandonné la forêt voisine et se promenaient librement dans le village : le prophète se leva au même instant, alla trouver les deux animaux, les suivit, et ne revint plus. Selon la croyance populaire, il habite encore le pays des fées. Quelque jour, à ce qu’on prétend, il viendra rendre de nouveau visite aux habitans de la terre ; en attendant, sa mémoire est en grande vénération. L’arbre d’Eildon, sous lequel il débitait ses prophéties, n’existe plus, mais la place est marquée par une large pierre, appelée la pierre d’Eildon ; un ruisseau voisin est désigné par le nom de Bogle-Burn (ruisseau des esprits), à cause des entretiens que le barde avait avec eux.

Le respect dont on entourait le lieu où habita Thomas d’Erceldoune s’étendit même à un certain degré jusque sur un homme qui choisit pour sa résidence la tour en ruines de Learmont, à une époque moderne : c’était une espèce d’herboriste appelé Murray, qui parvint à se faire pendant plusieurs années une réputation de sorcier par quelque connaissance des simples, la possession d’une horloge musicale, une machine électrique et un alligator empaillé, mais surtout par ses communications supposées avec Thomas le Rimeur.

Il eût paru impardonnable à l’auteur, en donnant la ballade suivante, de se contenter d’un simple commentaire, quand il s’agit d’un personnage aussi important dans nos traditions que Thomas le Rimeur.

Cette ballade est tirée d’un manuscrit que nous a confié une dame qui habite près d’Erceldoune ; elle a été corrigée et augmentée dans la copie de mistress Brown.

L’auteur s’est hasardé d’y ajouter une seconde partie qui forme une espèce de centon tiré des prophéties communément attribuées au Rimeur, et une troisième tout-à-fait moderne, fondée sur la tradition qui fait retourner Thomas au pays des fées avec le cerf et la biche.

Pour me concilier le suffrage des antiquaires, plus difficiles, j’ai ajouté à la seconde partie quelques remarques sur les prédictions de Learmont.


I.

Thomas était couché sur les rives de l’Huntlie : il aperçut soudain un spectacle merveilleux ; une dame brillante de beauté descendit de son palefroi auprès de l’arbre d’Eildon.

II.

Sa robe était de soie verte, son manteau d’un riche velours ; à la crinière flottante de son coursier pendaient cinquante-neuf clochettes d’argent.

III.

Thomas se découvre la tête, et fait une profonde salutation… — Salut, dit-il, puissante reine du ciel, car je n’ai jamais vu ton égale sur la terre.

IV.

— Non, Thomas, répondit-elle, non, ce titre ne m’appartient pas : je ne suis que la reine du pays des fées. Je viens ici pour te visiter.

V.

— Prends ta harpe, et suis-moi, Thomas, répétait-elle, et si tu oses approcher tes lèvres des miennes, ce baiser me rendra maîtresse de toi.

VI.

— Advienne ce que pourra ; heur ou malheur, dit-il, ce destin ne saurait jamais m’effrayer.

Thomas baisa ses lèvres de rose sous l’arbre d’Eildon.

VII.

— Maintenant, reprit-elle, Thomas, tu es obligé de me suivre ; tu me serviras pendant sept ans, qu’il t’arrive heur ou malheur.

VIII.

Elle remonte sur son palefroi couleur de lait ; elle prend Thomas en croupe ; et, docile à la main qui guide ses rênes, le coursier vole rapide comme le vent.

IX.

Ils voyagèrent bien loin : rien ne ralentissait l’ardeur du coursier, jusqu’à ce qu’ils atteignirent un vaste désert, laissant derrière eux la terre habitée par les hommes.

X.

— Descends, fidèle Thomas, descends, dit la reine des fées ; appuie ta tête sur mes genoux… repose-toi quelques instans, et je te montrerai trois prodiges.

XI.

— Ne vois-tu pas ce sentier étroit, embarrassé par les épines et les broussailles… c’est le sentier de la vertu ; peu de gens le cherchent.

XII.

— Ne vois-tu pas cette route qui serpente au milieu des fleurs ? … C’est le chemin du vice, quoique quelques-uns l’appellent le chemin du ciel.

XIII.

— Ne vois-tu pas ce joli sentier qui tourne dans la bruyère ? … c’est le sentier qui mène au beau royaume des fées, où nous devons, toi et moi, nous rendre cette nuit.

XIV.

— Mais, Thomas, tu retiendras ta langue, quelque chose que tu puisses entendre ou voir ; car si tu prononces une parole dans le pays des fées, tu ne retourneras plus dans ta terre natale.

XV.

Ils remontèrent sur le palefroi, et voyagèrent bien loin. Ils traversèrent des rivières, ayant de l’eau jusqu’au genou, et ne voyant ni soleil ni lune, mais entendant le mugissement de la mer.

XVI.

Il était nuit, et la nuit était sombre et sans étoiles : Ils marchèrent dans une mer de sang ; car tout le sang qui se répand sur la terre va se mêler aux ruisseaux de cette contrée.

XVII.

Ils arrivèrent enfin dans un jardin vert. La reine cueillit une pomme sur l’arbre, et l’offrant à Thomas : — Reçois, dit-elle, ce fruit pour ta récompense ; il te donnera une langue qui ne pourra jamais mentir.

XVIII.

— Je ne pourrai donc plus disposer de ma langue, dit Thomas ; vous me faites là un don précieux ! Je ne pourrai donc plus acheter ni vendre en quelque lieu que je me trouve ?

XIX.

— Je ne pourrai donc plus parler à un prince ou à un seigneur, ni demander aucune grâce à une belle dame !

— Silence ! reprit la reine en l’interrompant ; il en sera comme j’ai dit.

XX.

Thomas fut revêtu d’un manteau de drap uni ; il chaussa des sandales de velours vert, et pendant sept ans on ne le vit plus reparaître sur la terre.



SECONDE PARTIE

Ce sont surtout les prophéties attribuées à Thomas d’Erceldoune qui ont consacré sa mémoire parmi les enfans de sa nation. L’auteur de sir Tristrem serait allé depuis long-temps joindre dans la vallée de l’oubli Clerk de Tranent, qui écrivit les aventures de Schir Gawain. Mais, par bonheur, la même superstition qui fait que les lazzaroni de Naples regardent Virgile comme un magicien, a élevé le barde d’Erceldoune au rang de prophète.

Peut-être lui-même y prétendit-il pendant sa vie. Nous savons du moins que déjà peu de temps après sa mort on parlait de ses connaissances surnaturelles. Ses prédictions sont citées par Barbour et par Winton, vulgairement appelé Barry l’aveugle.

Aucun de ces auteurs cependant ne donne le texte des prophéties du Rimeur ; mais ils se contentent de raconter en historiens qu’il a prédit les événemens dont ils parlent.

La plus moderne des prophéties attribuées à Thomas d’Erceldoune est citée par M. Pinkerton d’après un manuscrit. C’est une réponse supposée faite à la comtesse de March, cette héroïne renommée par la défense du château de Dunbar contre les Anglais, et appelée dans le dialecte familier de son temps la noire Agnès de Dunbar. Comme je n’ai jamais vu le manuscrit où sir Pinkerton a puisé cet extrait, et que ce savant en fixe, la date au règne d’Édouard <span title="Nombre Ier écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">Ier, je me hasarde avec peine à le déclarer apocryphe.

Si j’osais me permettre une conjecture, je dirais que cette prophétie avait été arrangée en faveur des Anglais contre l’indépendance de l’Écosse. Il en est de même de celle qu’on supposa pour le régent duc d’Albany.

Le nom de Thomas d’Erceldoune a servi plusieurs fois d’autorité, et outre ces prophéties, publiées sous son nom, Gildas, personnage fictif, est supposé lui devoir toute sa science ; car il conclut en ces termes : — Voilà ce que m’a révélé dans des temps de malheur le véridique Thomas sur les collines d’Eildon.

Dans le recueil des prophéties écossaises réunies par Hart, le prophète Berlington dit aussi : — Merveilleux Merlin, et toi., Thomas, interprète de l’avenir !

Puisque ce nom se présente, je demanderai la permission aux antiquaires d’appeler leur intention sur Merdwynn-Wyllt ou Merlin le sauvage, auteur des prophéties écossaises, qu’on ne doit point confondre avec Ambroise Merlin, l’ami d’Arthur.

Fordun nous apprend que ce personnage a habité Drummelziar, où il errait dans les bois comme un autre Nabuchodonosor, pleurant le meurtre de son neveu. Dans le Scotichronicon il est rapporté une entrevue entre saint Kentigern et Merlin, surnommé alors Lailovren à cause de son genre de vie. Le saint lui commande de raconter son histoire ; il dit alors que la pénitence qu’il accomplit lui a été imposée par une voix du ciel. Selon sa propre prédiction, Merlin périt à la fois par le bois, la terre et l’eau ; car étant poursuivi à coups de pierres par des paysans, il tomba dans la Tweed, et fut transpercé par un pieu aigu qui avait été fixé à cet endroit pour placer un filet.

Sude perfossus, lapide percussus et unda,
Hœc tria Merlinum fertur mire necem.
Sicque ruit, mersusque fuit, lignoque pependit,
Et fecit vatem per terna pericula verum.

Mais dans une histoire en vers de Merlin de Calédonie, compilée par Geoffroy de Monmouth sur les traditions des poètes gallois, ce genre de mort est la destinée d’un page qu’une sœur de Merlin, qui désirait faire passer son frère pour un faux prophète, parce qu’il avait découvert ses intrigues, envoya sous trois déguisemens lui demander de quelle mort il périrait. La première fois Merlin répondit à celui qui le consultait qu’il périrait en tombant d’un rocher, la seconde qu’il mourrait par un arbre, et la troisième en se noyant ; ce qui arriva en effet au page, à peu près comme Fordun veut qu’il soit arrivé à Merlin lui-même.

En opposition avec les autorités galloises, Fordun confond ce second Merlin avec le Merlin d’Arthur. Mais il conclut en nous assurant que plusieurs auteurs en reconnaissaient deux.

Le tombeau de Merlin est montré aux étrangers à Drummelziar, dans la vallée de Teviot, sons une antique aubépine. Au couchant du cimetière, le ruisseau appelé Pansayl tombe dans la Tweed, et la prophétie suivante courut, dit-on, au sujet de la réunion des eaux de la Tweed et du Pansayl.

Quand la Tweed et le Pansayl se réuniront au tombeau de Merlin, l’Écosse et l’Angleterre n’auront plus qu’un monarque.

Le jour du couronnement de Jacques VI la Tweed déborda, et joignit en effet le Pansayl, au tombeau du prophète.

La mémoire de Merlin était en vénération en Écosse sous le règne de Jacques V. Waldhave, sous le nom duquel un livre de prophéties fut publié, se représente lui-même comme étendu sur le sommet du Lomond-Law, lorsqu’il entendit une voix qui lui criait de se tenir sur la défensive. Il tourne la tête, et aperçoit un troupeau de lièvres et de renards, poursuivis sur les montagnes par une espèce de sauvage auquel on avait de la peine à donner le nom d’homme. À la vue de Waldhave, le chasseur abandonne ces animaux qui fuyaient devant lui, et l’attaque avec une massue. Waldhave se défend avec son épée, jette le sauvage par terre, et refuse de le laisser se relever, jusqu’à ce qu’il lui ait juré par le Law et la cabane qu’il habite de ne lui faire aucun mal. À cette condition, il lui permet de se remettre sur ses pieds, et s’étonne de son aspect extraordinaire.

Il était fait comme un homme qui a ses quatre membres ; mais une barbe si épaisse couvrait son menton et ses joues ; ses cheveux étaient si touffus, qu’il faisait peur.

Il répond en peu de mots à Waldhave ce que Fordun lui fait dire à saint Kentigern.

Les prophéties de Merlin, comme celles de Thomas, semblent avoir été très-recherchées sous la minorité de Jacques V ; car, parmi les amusemens que sir David Lindsay procurait à ce prince pendant son enfance, il compte :

Les Prophéties du Rimeur, de Merlin et de Bède.

(Sir David Lindsay, Epître au Roi .)

Avant de terminer cette espèce de dissertation sur les prophéties de notre pays d’Écosse, il est juste de remarquer que plusieurs vers qui passent pour des boutades prophétiques de Thomas sont encore en faveur parmi le peuple. C’est ainsi qu’on répète souvent ce qu’il a prédit au sujet de l’ancienne famille de Haig de Bemerside :

— Advienne que pourra, Haig de Bemerside aura toujours un enfant mâle.

Le grand-père du propriétaire actuel de Bemerside eut douze filles avant que sa femme pût lui donner un garçon. Le peuple tremblait pour la réputation de son prophète favori ; Sir M. J. Haignaquit enfin, et Thomas le Rimeur fut prophète plus certainement que jamais.

Une autre prédiction mémorable dit que la vieille église de Kelso, construite sur les ruines de l’abbaye, s’écroulera qu’elle sera pleine. Il y a trente ans que, pendant un sermon qui avait attiré une assemblée nombreuse, il tomba un morceau de plâtre de la voûte. L’alarme devint universelle, et heureux les fidèles qui se trouvèrent les plus voisins de la porte. J’espère, pour la conservation d’un des plus beaux monumens de l’architecture saxo-gothique, que la prédiction de Thomas ne s’accomplira pas de long-temps.

Corspatrick (Côme Patrick), comte de March, mais prenant plus souvent le titre de comte de Dunbar, joua un rôle important pendant la guerre d’Écosse sous Edouard <span title="Nombre Ier écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">Ier.

Comme Thomas d’Erceldoune avait fait à ce seigneur la prédiction de la mort d’Alexandre, j’ai cru devoir l’introduire dans la ballade suivante. Tous les vers prophétiques sont tirés du recueil publié par M. Hart.


I.

Lorsque sept années se furent écoulées, un jour que le soleil brillait sur le lac et la rivière, Thomas se retrouva sur les bords de l’Huntlie, comme s’il se réveillait après un songe.

II.

Il entendit les pas bruyans d’un coursier ; il vit étinceler une armure ; un vaillant chevalier se dirigeait d’une course rapide vers l’arbre d’Eildon.

III.

C’était un chevalier de grande taille et qui semblait de la race des géans ; il piquait les flancs de son palefroi avec des éperons d’or d’une forme élégante.

IV.

— Sois le bienvenu, dit-il à Thomas, sois le bienvenu ; révèle-moi quelque étrange merveille.

Thomas répond : — Que le Christ veille sur toi, brave Corspatrick, généreux comte de Dunbar ; sois trois fois le bienvenu)

V.

Descends près de moi, brave Corspatrick, et je te découvrirai trois grands malheurs qui menacent la belle Écosse, et qui doivent changer ses habits de fête en habits de deuil.

VI.

Un orage gronde en ce moment depuis les collines de Ross jusqu’à la mer de Solway.

— Tu mens, tu mens, vieux magicien ! car le soleil brille sur la terre et sur les flots.

VII.

Thomas mit la main sur la tête du comte, et lui fit voir un rocher du côté de la mer, où un monarque était étendu sans vie sous son coursier, et ses nobles chevaliers essuyaient leurs yeux humides.

VIII.

— La seconde malédiction que je t’annonce s’accomplira sur les collines de Branxton : au milieu des fougères de Flodden flottera une bannière rouge comme le sang, sous laquelle marcheront des Chefs valeureux.

IX.

— Un roi d’Écosse viendra à leur rencontre ; il porte le lion sur son écu ; une flèche empennée, lancée par une main ennemie, le renversera sur le champ de bataille.

X.

En voyant couler le sang de la blessure, il dit encore à ses guerriers : — Pour l’amour du ciel, faites face à ces soldats du Sud, et forcez la victoire à vous suivre ! Pourquoi perdrais-je aujourd’hui mes droits ? Ce n’est pas aujourd’hui que je dois mourir.

XI.

— Maintenant, comte, tourne les yeux du côté de l’orient, et tu verras un spectacle de malheur : quarante mille soldats armés de lances sont rangés en bataille près du lieu où la rivière se perd dans la mer.

XII.

— C’est là que le lion perdra sa dorure, entièrement effacée par les léopards. Que de noble sang sera versé ce jour-là auprès de Pinkyn !

XIII.

— C’est assez, dit le comte, me montrer de revers ; fais-moi voir maintenant quelque heureux événement, ou sur ma foi, tu maudiras le jour où tu rencontras Corspatrick.

XIV.

— La première des bénédictions que je te vais révéler s’accomplira près du ruisseau de Bannock-Burn[2]; c’est là que les Saxons maudiront leurs arcs, en voyant leurs flèches tromper leur adresse.


XIV.

— Non loin d’un pont qui n’existe pas encore, au lieu où l’onde du ruisseau est limpide et brillante, maint coursier roulera sur le sable et maint chevalier recevra le trépas.


XVI.

— Au pied d’une croix de pierre, les léopards verront échapper leur proie ; les corbeaux viendront se désaltérer dans le sang des Saxons, la croix de pierre disparaîtra sous les cadavres amoncelés.


XVII.

— Mais dis-moi, demanda le vaillant Dunbar, dis-moi, véridique Thomas, qui gouvernera alors l’île de la Grande-Bretagne, depuis le nord jusqu’aux mers du sud ?


XVIII.

— C’est d’une reine française que doit naître celui qui régnera sur la Grande-Bretagne. Il appartiendra au sang de Bruce jusqu’au neuvième degré.


XIX.

— Les mers les plus éloignées respecteront sa race ; les habitans de nos îles parcourront l’immense plaine de l’Océan avec des rênes de chanvre et des coursiers de bois.

TROISIÈME PARTIE.

Thomas le Rimeur fut célèbre parmi ses contemporains comme auteur du fameux roman de sir Tristrem. Il n’existe qu’une copie connue de ce poème jadis si généralement admiré ; on la trouve dans la bibliothèque des avocats d’Édimbourg.

L’auteur publia en 1804 une édition de cet ouvrage curieux : si elle ne ressuscite pas la grande réputation du barde d’Erceldonne, elle donne du moins un modèle de la poésie écossaise la plus ancienne qu’on ait jamais publiée. Elle nous avait déjà fait connaître quelque chose de ce roman poétique dans son Choix d’anciennes poésies, vol. I, pag. 165 ; ouvrage auquel nos prédécesseurs et la postérité sont également redevables, ceux-là parce qu’il est un monument de leur littérature, ceux-ci parce qu’ils y trouvent une histoire de la langue anglaise qui sera intéressante aussi long-temps que le génie et la science qui l’ont illustrée.

Il doit suffire ici de dire que le roman de sir Tristrem était tellement renommé, que peu de personnes étaient jugées capables de le réciter comme l’auteur lui-même.

Il paraît, d’après un manuscrit curieux du treizième siècle, qui contient un roman en vers de sir Tristrem., que l’ouvrage de notre Thomas le Rimeur était connu et cité par les ménestrels de la Normandie et de la Bretagne : arrivé à un passage du Roman où les rhapsodes de ces temps féodaux différaient dans leurs versions, le barde français cite expressément l’autorité du poète d’Erceldonne :

Plusurs de nos granter ne volent
Co que del naim dire se solent,
Ki femme Kaberdin dut aimer,
Li naim redut Tristram narrer,
E entusché par grant engin,
Quant il afole Kaherdin ;
Pur cest plaie e pur cest mal,
Enveiad, Tristran Guvernal,
En Engleterre pur Ysolt
Thomas ico granter ne volt,
Et si volt pur raisun mostrer,
Qu’ico ne put pas esteer, etc., etc., etc.

L’histoire de sir Tristrem, du manuscrit d’Édimbourg, diffère totalement du volumineux roman en prose compilé jadis par Rusticien de Pise et analysé par M. le comte de Tressan ; mais elle est d’accord dans toutes les particularités essentielles avec le poème que je viens de citer, et qui est d’une antiquité beaucoup plus reculée.


I.

— Pendant sept ans le soleil avait parcouru son cercle accoutumé, la guerre exerçait ses fureurs en Écosse, et le Ruberslaw montrait au Dunyon sa cime couronnée de la flamme rouge des signaux.

II.

Aux alentours de Coldingknow des pavillons s’élèvent dans la plaine. Les cimiers des casques et les fers des lances étincellent dans les touffes du genêt.

III.

Le Leader, roulant ses ondes vers la Tweed, entend résonner l’ensenzie[3] sur ses rives ; les chevreuils tressaillent et fuient depuis Caddenhead jusqu’aux bois lointains de Torwoodlee.

IV.

On donne un grand festin à Erceldoune, dans l’antique château de Learmont : des chevaliers de renom et des dames vêtues de manteaux brodés d’or sont conviés au banquet.

V.

Ils n’attendirent pas vainement à table la musique et les agréables récits, les coupes remplies d’un rouge nectar, et les quaighs[4] couronnée de la mousse argentée de l’ale.

VI.

Quand le festin fut terminé, le prophétique Thomas se leva la harpe à la main (harpe magique qu’il avait obtenue pour prix de ses chants dans le royaume de féerie).

VII.

Le silence règne parmi les convives ; immobiles et muets, les harpistes pâlissent d’envie ; les lords armés s’appuient sur la garde de leurs épées, prêtant une oreille attentive.

VIII.

Le prophète commence ses chants magiques sur un mode élevé ; aucun des bardes qui sont venus après lui n’a osé les continuer.

IX.

Des fragmens de ses nobles récits flottent encore sur le fleuve des années, comme on voit après la tempête les débris d’un naufrage surnager sur les vagues.

X.

Il chanta la table ronde d’Arthur et le chevalier du Lac ; il dit comment le courtois Gawaine combattit avec valeur, et versa son sang pour l’amour des dames.

XI.

Mais ce fut surtout Tristrem et ses exploits que célébrèrent ses mélodieux accons. Aucun chevalier du temps d’Arthur ne surpassa le chevalier de Lionel.

XII.

Il reçut une blessure empoisonnée en soutenant les droits d’un oncle sans courage ; ce fut pour le roi Marc qu’il immola le farouche Morolt sur le rivage d’Irlande.

XIII.

Aucun secret ne pouvait arrêter les progrès du poison ; l’art d’Esculape échouait lorsque la main de lis de l’aimable Isolde[5] sonda la fatale blessure.

XIV.

Sa douce main et ses tendres paroles eurent plus de vertu que les simples ; et, pendant qu’elle se penchait sur sa couche, Tristrem la paya de ses soins en lui donnant son cœur.

XV.

Présent funeste ! hélas ! une destinée ennemie a déjà condamné Isolde à être la reine de Cornouailles ; elle est promise en mariage à l’oncle de Tristrem.

XVI.

Le barde aimé des fées célèbre en vers mélodieux leurs amours et leurs malheurs ; il chante les fêtes où brillèrent tant de nobles chevaliers et de belles dames.

XVII.

La garde joyeuse jetait partout son brillant éclat, et les merveilles du vallon enchanteur d’Avallon furent décrites par le ménestrel.

XVII.

Il n’oublia pas Brengwain, Segramore, ni la science magique de Merlin. — Qui pouvait chanter comme Thomas les charmes puissans de ce fameux enchanteur ?

XIX.

Ses accords séduisans et variés firent passer tous les cœurs d’une passion à un autre, jusqu’à ce que les convives se crurent transportés autour du lit de Tristrem mourant.

XX.

Les cicatrices de ses anciennes blessures se sont ouvertes ; son cœur souffre une cruelle agonie ! où est la main blanche d’Isolde, où sont ses douces paroles ?

XXI.

Elle arrive, elle arrive ! les amans volent comme l’éclair ; … elle arrive, elle arrive !… Elle n’arrive que pour voir expirer Tristrem.

XXII.

Elle mêle dans un baiser son dernier soupir au sien ; le couple le plus aimable qu’eût produit la Bretagne est réuni par la mort. —

XXIII.

La harpe s’est tue… ses derniers sons meurent doucement à l’oreille : les convives silencieux restent immobiles et penchés ; ils semblent écouter encore.

XXIV.

Bientôt la douleur éclate en faibles murmures ; ce ne sont pas les dames seules qui soupirent ; mais, honteux à demi, maint rude guerrier essuie ses joues basanées avec son gantelet de fer.

XXV.

Les vapeurs du soir sont suspendues sur les ondes du Leader et sur la tour de Learmont : chaque guerrier va chercher le repos dans le camp ou dans le château.

XXVI.

Lord Douglas, étendu dans sa tente, rêvait au mélancolique récit de Thomas, lorsque des pas légers viennent, dans l’ombre, frapper l’oreille du guerrier.

XXVII.

Il tressaille et se dresse : — Debout ! Richard, debout ! dit-il ; lève-toi, mon page ; quel téméraire ose donc venir pendant la nuit au lieu où Douglas repose ?

XXVIII.

Le seigneur et son page sortent de leur tente ; ils se dirigent vers les flots du Leader, et voient sur ses rives un spectacle étrange : c’étaient un cerf et sa biche, blancs comme la neige qui tombe sur Fairnalie

XXIX.

Ils marchent de front au clair de la lune, levant fièrement la tête ; ils ne sont point effarouchés par la foule qui accourt pour les voir passer.

XXX.

Un jeune page léger à la course est dépêché au château de Learmont ; Thomas, entendant son message, se lève en sursaut, et s’habille à la hâte.

XXXI.

Pâlissant et rougissant tour à tour, il ne dit que ces trois paroles : — Le sable de ma vie est écoulé ; le fil de mes jours est filé ; ce prodige me regarde.

XXXII.

Il suspend sa harpe magique à ses épaules, à la manière des ménestrels ; ses cordes, que le vent fait vibrer, jettent un son mourant et mélancolique.

XXXIII.

Il part ; il tourne souvent la tête pour voir son antique château ; les rayons d’une lune d’automne versaient une douce lumière sur les créneaux noircis de la tour.

XXXVI.

L’onde argentée du Leader s’agitait en flots lumineux dans une perspective lointaine ; les sommets imposans du Soltra se groupaient en masses obscures.

XXXV.

— Adieu, château gothique de mon père, adieu pour long-temps, dit-il ; tu ne seras plus le rendez-vous des plaisirs, de la magnificence et du pouvoir.

XXXVI.

— Il n’y aura plus un pouce de terre qui porte le nom de Learmont, et le lièvre laissera ses petits sur ton foyer hospitalier.

XXXVII.

— Adieu, adieu, s’écria-t-il encore en détournant les yeux ; adieu, onde argentée du Leader ; adieu, château d’Erceldoune !

XXXVIII.

Le cerf et la biche s’approchèrent de lui pendant qu’il s’éloignait à regret ; et là, devant Douglas, il traversa le fleuve avec ses deux guides.

XXXIX.

Lord Douglas sauta sur son coursier noir comme le jais, et le lança dans les flots du Leader ; mais vainement les suivit-il avec la rapidité de l’éclair, il ne les revit plus.

XL.

Les uns dirent qu’ils avaient poursuivi leur voyage merveilleux du côté des collines, les autres du côté du vallon ; mais on ne vit plus parmi les hommes Thomas d’Erceldoune,

  1. Extrait du Cartulaire de la Trinité de Soltra.(Bibliothèque des avocats à Édimbourg.)
    ERSYLTON.
    Omnibus has lifteras visuris vel audituris Thomas de Ercildoun, filius et hæres Thomæ Rymour de Ercildoun, salutem in Domino. Noveritis me per fustem et baculum in pleno judicio resignasse ac per præsentes quietem clamasse pro me et hœredibus meis, Magistro domus sanctæ Trinitatis de Soltre et fratribus ejusdem domus totam terram meam cum omnibus pertinentibus suis, quam in tenemento de Ercildoun hæreditarie tenui, renunciando de toto pro me et hæredibus meis omni jure et clam coque ego seu antecessores mei in eadem terra alioque tempore de
    habuimus sive de futuro habere possumus. In cujus rei testimonio, præsentibus his sigillum meum apposui. Data apud Ercildoun, die martis proximo post festum sanctorum apostolorum Symonis et Judæ, anno Domini millesimo ducentesimo nonagesimo nono. — Ed.
  2. The burn of Breid
    Shall run fow reid.
    (Thoma’s Rhymes)

  3. Cri de guerre.– Ed
  4. Vases de bois formé de douves assemblées.– Ed
  5. L’Iseult du roman français. –Ed