Thorney-Hall, annales d’une ancienne famille/02

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THORNEY HALL
ANNALES D’UNE ANCIENNE FAMILLE.

DERNIÈRE PARTIE.


I.

Aux soucis d’une carrière incertaine, aux chances d’un aventureux début, d’autres soucis, d’autres chances devaient donc succéder. Je le compris lorsque mon frère Hugh m’eut révélé le but de ses patiens efforts et de ses courageux sacrifices. Reprendre possession du vieux manoir de Thorney, tel était son rêve ; mais se réaliserait-il jamais ? Autour de moi, bien des changemens s’étaient accomplis, bien d’autres devaient s’accomplir sans doute : rien cependant ne me paraissait autoriser l’orgueilleuse confiance avec la quelle Hugh envisageait l’avenir.

J’étais allée passer quelques semaines à Burndale, chez la tante Thomasine. Quand je revins à Londres, je reçus la nouvelle de plusieurs événemens qui ne devaient pas rester sans influence sur nos humbles destinées. La fille et le gendre de M. Flinte, ma cousine Blanche et le peintre Herbert, étaient revenus en Angleterre avec deux enfans : ils s’étaient établis à Islington, dans une petite habitation de ce vaste faubourg. M. Flinte refusait toujours de recevoir sa fille, de pardonner à son gendre, et bien qu’il les sût aux prises avec une gêne que n’allégeaient guère les minces produits du travail de M. Herbert, il leur déniait impitoyablement tout secours. Le docteur Larke et sa fille, cette gentille Mary que j’avais crue un moment destinée à faire le bonheur de Hugh, avaient transféré leur domicile à Blackheath. C’était presque un voyage à faire que de leur rendre visite. Hugh y était allé une seule fois, et ne les avait rencontrés ni l’un ni l’autre. On l’avait du reste assuré qu’ils se portaient bien. Je trouvai enfin, comfortablement installé chez nous depuis une dizaine de jours, le cousin Harley, qui se disait à Londres pour une affaire importante, mais qui passait le plus clair de son temps, soit à mettre en désordre ma boîte à ouvrage quand je travaillais, soit à puiser et m’apporter de l’eau quand j’arrosais les fleurs de notre petit jardin. Mon frère estimait que, pour un homme de trente ans, c’était là un singulier emploi de la vie ; mais le secret de cette paresse apparente ne m’échappait qu’à demi. J’avais affaire à un homme très tenace dans les idées qu’il s’était une fois mises en tête, et rempli d’ailleurs d’excellentes qualités, dont la moindre n’était pas à mes yeux l’amour persistant qu’il m’avait voué.

Que résoudre, et comment résister à tant d’obsessions ? Quand je vis qu’il était bien décidé à se faire aimer de moi, je cherchai les raisons qui pouvaient me rendre insensible à ses soins, et, n’en trouvant pas qui me parussent bonnes, je me mis à l’aimer de tout mon cœur. Hugh en fut ou en parut tout étonné. Tante Thomasine me piqua au vif en m’assurant qu’elle avait toujours prévu ce résultat. J’aurais peut-être dû, plus fidèle au roman de mes jeunes années, me laisser dévorer par la mélancolie ; mais j’étais devenue, comme le reste de ma famille, très positive, très peu rêveuse. Il fallait un emploi de chaque jour à mon activité régulière, passée à l’état d’impérieuse habitude. Mon frère n’avait plus grand besoin de moi. J’entrevis chez mon cousin toute une éducation à faire, une nature entêtée à dompter, une lutte attrayante à soutenir, un empire à réassurer. Harley m’a dit souvent depuis que, s’il eût soupçonné l’hypocrisie de mes tranquilles regards et de ma pâleur claustrale » il y aurait regardé à deux fois avant de se donner une compagne aussi énergique. Je n’en crois rien. Je suis certaine au contraire de l’avoir agréablement surpris, quand il entrevit pour la première fois l’ardeur et l’éclat de la flamme intérieure.

Notez que j’avais alors vingt-six ans bien comptés, ce qui mettait au compte de mon mari toute la poésie de notre hymen, — si tant est qu’il eût rien de poétique. Nous allâmes nous marier à Burndale, dans le cottage de notre vieille tante. Ensuite nous partîmes pour Edimbourg. Pendant que nous menions une de ces existences modestement heureuses qui ont l’inappréciable privilège de n’intéresser personne, mon frère fut choisi par M. Flinte pour aller surveiller des affaires entamées avec le Levant. Il passa trois années à Smyrne, et rien, durant ces trois paisibles années, ne pouvait nous faire prévoir les événemens qui allaient nous mettre aux prises, une fois encore, avec les plus dures épreuves de la vie.

À l’époque où mon frère dut revenir de son lointain voyage, nous nous rendîmes à Londres pour l’y recevoir. M. Flinte était très malade, dangereusement malade, au dire des médecins ; mais il repoussait bien loin leurs pronostics sinistres. Mistress Flinte, tombée peu à peu dans un grand abattement physique et moral, n’admettait pas plus que lui qu’il pût être sérieusement en péril. Elle me pria cependant de m’établir auprès du malade, avec lequel j’eus plus d’une conversation sérieuse avant l’arrivée de mon frère, retardée de trois ou quatre jours.

Un matin, de très bonne heure, un billet me fut remis de la part d’une personne qui, disait-on, m’attendait dans le vestibule. Ce billet était signé du nom de Herbert. Jetant à la hâte quelques vêtemens sur moi, je descendis auprès de ma cousine Blanche, que je reconnus aussitôt malgré le voile épais et le grand manteau sous lesquels elle s’était abritée. Mon cœur se serra quand, seule avec moi dans une chambre écartée, elle me laissa voir son visage déjà flétri, sa physionomie altérée par le chagrin. « C’est, depuis mon retour, la première fois, me dit-elle, que j’ai franchi le seuil de cette maison,… et j’y viens à la dérobée, comme pour y commettre un crime. Mon père se meurt, à ce qu’on m’assure, et il ne veut voir ni moi ni mes enfans… Je suis pourtant certaine qu’il me pardonnerait s’il savait seulement la moitié de ce que j’ai souffert… Il me trouverait assez punie, je vous assure, Grisell… »

Était-ce bien la belle et altière Blanche que j’avais devant moi, parlant à voix basse et si humblement, me suppliant de la laisser voir son père ?… Je la quittai pour aller plaider sa cause. M. Flinte me vit entrer sans le moindre étonnement, et me tendit le Times où il me priait de lui lire quelques documens importans relatifs à je ne sais quelle question de douanes. Lorsque je lui dis, avec tous les ménagemens possibles, ce qui m’amenait, que Blanche était dans ma chambre, qu’elle venait solliciter un pardon trop longtemps refusé, il parut surpris, mais non touché.— « C’est elle qui l’a voulu, » me répondit-il avec un regard sombre et irrité. — Je parlai de ses enfans, qui souffraient la faim. « A qui la faute ? » dit-il encore ; mais cette fois on eût dit que le remords étouffait sa voix. — Je l’ai prévenue ; je lui ai dit à quoi elle devait s’attendre. Elle a persisté ; ce n’est plus mon affaire… Et puis, ajouta-t-il, levant sur moi ses yeux pénétrans et volontiers ironiques, qu’avez-vous donc à gagner à ce que je reçoive ces gens-là ?

— Je ne calcule pas, mon oncle, je remplis un devoir.

— Vraiment ? reprit-il encore avec ce petit ricanement sec qui lui venait naturellement lorsqu’on lui parlait d’une action désintéressée. Eh bien ! en votre honneur, je lui ferai de nouveau la proposition qu’elle a déjà rejetée une fois… Qu’elle se sépare pour toujours de son mari, je la reprendrai chez moi, et sans lui garder aucun ressentiment.

— Vous n’y songez pas, m’écriai-je… Jamais je ne lui porterai ce message de votre part.

— Ce sont pourtant mes conditions ; Je n’y changerai pas un iota.

Cette phrase sacramentelle et le ton sur lequel elle fut dite ne me laissaient rien à espérer. J’insistai cependant, mais sans rien gagner sur l’obstiné vieillard. Mistress Flinte, à laquelle je voulus recourir, me refusa nettement son intervention, parfaitement inutile. « Elle répugnait d’ailleurs, me dit-elle, à toute émotion. Les médecins avaient recommandé pour M. Flinte, comme pour elle-même, la tranquillité la plus absolue. » Sur l’escalier, en redescendant auprès de Blanche, je rencontrai Harley ; Il me remit, sans rien dire, un billet de cinquante livres. Je devinai qu’il savait tout, et pour quel emploi il me donnait cet argent. Blanche, en le recevant de mes mains, crut que j’avais fléchi son père : je ne la détrompai qu’à demi, lui laissant espérer un commencement de favorable retour. Le lendemain, peut-être, on la recevrait. Elle partit, bénissant le ciel.

Je l’avais reconduite. Au bas de l’escalier, je m’entendis appeler. Croyant reconnaître la voix de Harley, je remontai en courant. Quelle fut ma surprise en trouvant mon oncle penché sur la rampe ! Il me saisit par le bras, et m’emmenant dans sa chambre : — Est-ce que cette femme,… cette femme que je viens de voir,… est-ce que c’est la Blanche ?… Cela ne se peut. — Cette femme est votre fille, répondis-je simplement. Il demeura muet pendant plusieurs minutes, m’écoutant à peine. Tous les pénibles détails dans lesquels je m’empressais d’entrer, maintenant que sa résistance semblait ébranlée, n’ajoutaient rien à l’impression produite par un simple coup d’œil jeté à la dérobée sur cette pâle image du malheur et du désespoir. Il me fit signe de m’éloigner, et je le laissai face à face avec sa conscience.

Ce que furent alors ses réflexions, on ne l’a jamais su. Quelques heures après, son domestique entra dans sa chambre et le trouva sur le même fauteuil où je l’avais laissé. Seulement il était mort et déjà froid. Une feuille de papier était devant lui ; dans ses doigts raidis, une plume qu’il avait mouillée d’encre… Qu’aurait-il écrit, si la mort le lui avait permis ? — Sans doute, quelques paroles de miséricorde.

Hugh arriva pendant que toute la maison était encore bouleversée par cette catastrophe. Mistress Flinte avait envoyé chercher sa fille. Harley et moi, nous étions retournés à notre hôtel, où mon frère nous vint rejoindre. Il était convenu que nous repartirions pour Edimbourg aussitôt après les funérailles ; mais l’homme de loi dépositaire du testament de M. Flinte désira que mon mari fût présent à l’ouverture de ce document. Il était de date déjà ancienne, et ses dispositions nous parurent fort extraordinaires. À l’exception d’une somme fixe, dont mistress Flinte aurait l’usufruit sa vie durant, mon frère Hugh héritait de tout. Blanche n’était pas nommée une seule fois dans les quelques lignes consacrées par son père à l’expression de ces dernières volontés. Tout ceci me choqua et me fit peur, non pas que j’eusse à douter de Hugh, à le croire capable d’usurper les droits de Blanche et de ses enfans : ses notions d’honneur m’étaient trop bien connues ; mais il me tardait de le voir, de savoir comment il comprendrait sa nouvelle situation.

Il rentra le soir même, plus harassé, plus éteint que jamais je ne l’avais vu auparavant. Se laissant aller sur un canapé, il demanda du vin, et but coup sur coup plusieurs verres pour se ranimer. Ni Harley ni moi ne songeâmes à le féliciter, et nous attendions avec impatience sa première parole. Enfin Harley lui demanda si les clauses du testament ne l’avaient pas quelque peu surpris.

— Sans doute, répondit-il sans la moindre hésitation… C’est une œuvre insensée… Mon oncle n’avait pas la tête à lui quand il traça ces lignes. C’est bien ce que j’ai dit à Holmes. (M. Holmes était le dépositaire du testament.)

— Et que vous a-t-il dit, lui ? repris-je.

— Qu’il n’y avait pas en Angleterre un homme plus raisonnable que M. Flinte, et que le fou, dans toute cette affaire, ce serait moi, si j’obéissais à de vains scrupules.

— Vous avez discuté, j’espère ?

— Discuté tant qu’il a voulu, mais mon parti était bien pris de tout remettre, et sans conditions, aux héritiers du sang.

— Bravo ! s’écria Harley.

— Bravo, tant que vous voudrez, reprit Hugh, mais Herbert, lui, n’est pas de votre avis. Il tient absolument à ce que sa femme partage avec moi par moitié… Il prétend qu’à tout événement, et alors même qu’elle serait rentrée en grâce auprès de son père, celui-ci m’eût fait une large part dans ses libéralités posthumes… Et il est entêté, cet Herbert… Il fallait voir ricaner M. Holmes… Je pense qu’il nous eût volontiers logés tous deux à Bedlam.

— En somme, à quoi évaluez-vous la succession ?

— A un peu moins de cinquante mille livres[1].

— Ah ! soupira mon mari, c’est une jolie fortune à recueillir ainsi, toute venue ; mais j’imaginais que M. Flinte avait amassé plus que cela.

— Enfin, reprit Hugh, tout est réglé. Holmes dresse un acte pour assurer un tiers de l’héritage à Blanche, et un tiers à chacun de ses deux enfans. Je crois que son père lui-même, faisant trêve à ses ressentimens, eût ainsi arrangé le partage.

— On vous traitera de don Quichotte, dit Harley, mais j’estime que vous avez bien agi.

— Oui ; ma fortune est encore à faire, et cet événement-ci n’est rien moins qu’un bon pas rétrograde, répliqua mon frère ; mais à quoi serviraient ces muscles et ces nerfs, cette bonne trempe morale et physique, si la richesse me tombait ainsi sur la tête, comme une tuile ? Non : fait pour agir, je veux de l’action ; j’y trouve ma joie. Ma maison d’ailleurs sera plus solide, bâtie pierre à pierre, que si c’était un de ces châteaux aériens, comme il s’en forme dans les brouillards d’Espagne… Qu’en dites-vous, Grisell ?… Vous n’ouvrez pas la bouche.

— Je dis, mon frère, que votre sœur est fière de vous.

— Ta ! ta !… je n’ai obéi qu’au sentiment du devoir, et vous m’avez prêché depuis mon enfance qu’il n’y avait pas grand mérite à faire ce qu’on doit… Une tasse de thé, je vous prie, et ne parlons plus de tout ceci.

Quinze jours après, nous étions en route, non pour Edimbourg, mais pour la Suisse. M. Langley et Marian y habitaient la petite ville de Bienne. Une lettre de ma sœur était arrivée, me demandant de les aller voir, et sans tarder. Ces mots soulignés m’avaient fait réfléchir, et Harley s’étant décidé à m’accompagner, je résolus de partir dans le plus bref délai. La tante Thomasine fut prévenue, et l’intrépide bonne vieille voulut être du voyage. Nous nous mîmes-en route sans grandes appréhensions et comme pour une partie de plaisir, nous remémorant la gaie jeunesse de notre Rayon de Soleil, persuadés que nous allions la revoir comme en ses plus beaux jours et nous promettant bien de la ramener avec nous.

Je me suis souvent demandé depuis comment la vie, si pleine de déceptions, nous laisse si peu prévoyans de ce qu’elle nous garde presque à tous les détours du rude chemin qu’elle nous fait parcourir. Nous quittions une tombe à peine refermée, et, sans nous douter que nous marchions vers une tombe près de s’ouvrir, nous causions gaiement de Marian, de sa radieuse jeunesse, et de sa fille Ruth, en qui nous allions sans doute retrouver les grâces câlines, la gentillesse folâtre de notre Rayon de Soleil. Hélas ! du premier coup d’œil je compris le sens funèbre de ces mots soulignés : Venez sans tarder ! Marian, quand on nous fît entrer dans sa chambre, était étendue sur un divan près de sa fenêtre, ouverte sur ce lac, profondément encaissé de tous côtés par les roches grisâtres du Jura, et dans lequel, au midi, vient se réfléchir la chaîne brillante des Alpes. À ses pieds, accroupie plutôt qu’assise, se tenait une pâle enfant aux yeux noirs, vrai type de légende fantastique. Elle lisait tout haut pour sa mère, et sa voix argentine murmurait, au moment où nous entrâmes, les paroles du livre saint : « Que votre cœur ne soit point troublé. Vous avez cru en Dieu, croyez aussi en moi. » Marian, quand elle nous vit, poussa un cri de joie et se dressa sur son séant, les bras étendus vers nous. La petite lectrice s’arrêta, le doigt posé sur la page ouverte, et nous jeta un regard timide.

— Dieu soit loué ! vous arrivez à temps, nous dit Marian à voix basse. La tante Thomasine, après le premier baiser, fut obligée de sortir pour cacher ses larmes. De notre petit Rayon de Soleil, il restait à peine une faible clarté, vacillant à l’horizon déjà ténébreux.

Le soir vint : je restai seule avec Marian dans sa chambre, où il faisait déjà presque nuit. Harley et M. Langley, — redevenu le savant froid et grave que j’avais connu autrefois, — se promenaient sur une des hautes terrasses qui dominent le lac. La tante Thomasine s’était retirée. Ruth dormait paisiblement sur sa petite couchette. Marian regardait les nuages courir sur le ciel bleu, et prêtait l’oreille aux sons d’une musique lointaine.

— Venez ici, me dit-elle… Plus près encore…, que je voie votre figure.

Et je n’osais, car depuis quelques minutes les larmes m’avaient gagnée malgré moi.

— Parlez-moi de ma mère…, de mon père, dit-elle encore.

C’était rouvrir d’anciennes blessures, et cependant je reviens sans hésiter sur les derniers momens de nos parens bien-aimés. Je redis les paroles affectueuses qu’ils ont trouvées, en ces instans suprêmes, pour leur fille absente. Tandis que je parle, Marian, attentive et calmée, oublie sa main dans ma main. Son mari entre, il la questionne, et, dans l’accent presque joyeux des réponses qu’elle lui adresse, je distingue un doux sourire que l’obscurité me cachait. — Bientôt, Harry…, bientôt je serai tout à fait bien, lui a-t-elle dit… Et M. Langley l’a comprise, car il étouffe un sanglot.

Je sors, mais on me rappelle quelques instans après. Marian me demande de lui continuer l’Évangile de saint Jean, que je reprends où Ruth l’a laissé. Après quelques-uns de ces chapitres inspirés, j’arrive à ce verset final : « Vous aurez de l’angoisse au monde, mais ayez bon courage, j’ai vaincu le monde[2]… » On long soupir de ma sœur m’appelle auprès d’elle. Elle entr’ouvre les yeux, sourit, les referme, et se rendort… pour ne plus se réveiller ici-bas.

II

Je voulais partir de Bienne aussitôt après la triste cérémonie des funérailles ; mais M. Langley, repris tout à coup de son errante humeur, projetait un autre voyage en Orient. Comme en son absence je devais me charger de Ruth, il fallut bien ajourner à quelque temps pour cette pauvre enfant une séparation qui allait la rendre orpheline.

Ruth, élevée par son père et malheureusement isolée de tous rapports avec les enfans de son âge, était une créature étrange, quelquefois incompréhensible. Son caractère avait des aspérités et des obscurités qui nous déroutaient. Il fallut enfin quitter Bienne et retourner à Edimbourg. Ruth ne manifesta aucune répugnance à quitter son père. Une fois séparée de lui pourtant, elle tomba dans une tristesse et une langueur effrayantes, et rien ne l’en put tirer jusqu’au jour où l’arrivée d’un nouvel hôte, envoyé par le ciel, mit en émoi notre paisible existence. Ruth presque aussitôt se prit à aimer mon petit garçon avec une tendresse si vive, que parfois je me sentais, vis-à-vis d’elle, ces craintes jalouses si naturelles à l’amour d’une mère.

Les mauvais jours vinrent ensuite. Harley, qui d’ordinaire ne me cachait rien, devint peu à peu plus réservé. Mes questions sur l’anxiété secrète à laquelle il semblait parfois être en proie n’obtenaient plus que des réponses évasives ou futiles. Un matin, il m’annonça qu’il partait pour Londres, où ses affaires le retiendraient environ huit jours. À son retour, il devait tout m’expliquer. Son absence fut plus longue qu’il ne me l’avait fait prévoir. Quand je le revis, sa physionomie m’annonça dès l’abord qu’il apportait de mauvaises nouvelles. En effet, nous étions ruinés. Une de ces crises industrielles, contre lesquelles nul effort ne prévaut, minait depuis un an déjà la maison de commerce dans les opérations de laquelle tout notre avoir était engagé. La faillite, longtemps suspendue, venait d’être déclarée. Il ne restait pas à mon mari cent livres sterling qu’il pût dire à lui.

Je le vis près de fléchir sous le coup. Je le ranimai en lui présentant notre enfant, pour lequel il fallait tenir bon jusqu’à la fin. Ma petite fortune, que Hugh avait doublée le jour de mon mariage, fut mise tout entière à la disposition de Harley, qui se faisait scrupule de toucher à cette réserve, sur laquelle nos créanciers n’avaient aucun droit légal. Grâce à Dieu, tout fut payé ; notre nom demeura intact. Et cependant Hugh n’avait pu venir à notre aide. Il luttait, lui aussi, contre les difficultés du temps ; mais il luttait avec une espèce d’enthousiasme sauvage et de joyeuse énergie, tandis que Harley, moins jeune et moins confiant, se laissait abattre. Habitué à tenir grand compte de l’opinion, mon mari se sentait humilié d’avoir à déchoir devant elle : il lui en coûtait aussi de nous enlever, mon enfant et moi, aux douceurs d’une vie aisée, et de me voir de nouveau condamnée au travail. Moi, tout au contraire, j’allais de bon cœur à cette existence, dont j’avais, une fois déjà, connu les privations et l’austère monotonie. J’y allais plus forte et plus résolue que jadis ; n’avais-je pas un mari, un enfant, la confiance de l’un, les caresses de l’autre, et ne pouvais-je recommencer pour eux ce que j’avais fait pour mon frère ?

Si Harley m’en avait cru, nous serions restés à Edimbourg ; mais les susceptibilités de son amour-propre y étaient froissées à chaque instant, même par les marques d’intérêt que nos amis se faisaient un devoir de nous donner. Je ne comprenais guère ces révoltes de la vanité, mais je devais me conformer aux volontés de celui qui gagnait le pain de la famille. Il avait accepté une place de commis que Hugh lui procura chez un négociant récemment entré dans les affaires, M. Rivers. Il était donc, à son âge, redevenu subalterne après avoir dirigé. Aussi sa santé se ressentit-elle de notre changement de situation. Ce fut notre devoir et notre tâche, à Ruth et à moi, de lui en épargner les plus pénibles détails. Réduits, par la modicité du salaire qu’il recevait, à n’avoir qu’une seule domestique, nous profitions de ses absences quotidiennes pour faire nous-mêmes la besogne intérieure. Au retour, il ne trouvait autour de lui qu’ordre, repos, sourires, et maints soucis lui étaient épargnés par notre attention à ne lui rien laisser voir du travail que nous coûtait ce bien-être dont il jouissait sans trop s’en rendre compte. Lorsque je le vis se raffermir par degrés, reprendre de l’appétit, des forces, un peu de gaieté, je fus, à bien peu de chose près, aussi heureuse qu’avant notre ruine.

Mistress Herbert, que j’étais allée voir peu de temps après notre arrivée à Londres, m’avait reçue dans sa belle maison de Portland-Place, restaurée, remise à neuf, et meublée avec ce bon goût particulier dont les artistes ont le monopole. Rien ne ressemblait moins à cette même maison, telle que je l’avais vue jadis. Blanche avait recouvré en partie sa beauté fière et un peu maussade ; mais oublieuse des leçons du malheur, elle était redevenue l’enfant gâtée de l’heureuse fortune : elle se plaignait de sa santé, de ses fatigues, du vent d’est qui lui agaçait les nerfs. Quelques paroles de sympathie pour nos malheurs qu’elle m’adressa, nonchalamment étendue sur son canapé, me touchèrent assez peu. Aussi, ne me sentant pas fort à mon aise avec mon altière cousine, je me retirais après une courte visite, lorsque je fus prise au dépourvu par une assez étrange découverte.

— À propos, me dit Blanche, Hugh ne vient plus nous voir… Je crains bien qu’il ne s’oit fâché contre nous… J’en aurais vraiment du regret, car dans cette affaire du testament il s’est conduit à merveille… Bien, peu d’hommes à sa place eussent agi comme lui.

Je manifestai le regret que me causait la brouille dont me parlait Blanche, ajoutant que mon frère n’y avait jamais fait, en ma présence, la moindre allusion.

— Oh ! reprit Blanche, n’allez pas croire à la moindre brouille entre nous. Seulement, il y a quelques semaines, Hugh a prié Herbert de lui avancer, pour un ou deux mois, une somme assez forte dont il avait besoin. Or, comme nous nous imposons pour règle absolue, Herbert et moi, de rester étrangers à toute opération commerciale et de ne rien risquer de ce qui appartient à nos enfans, nous avons dû nous refuser à ce désir. Il a paru très contrarié de ce refus, et n’a pas reparu chez nous depuis lors. J’espère bien qu’il aura trouvé cet argent ailleurs. Il en paraissait très pressé, et Herbert ne doutait pas que ses affaires à ce moment ne fussent dans un état critique… Aussi aurions-nous fait l’impossible pour lui procurer au moins une partie de ce prêt… Par malheur il tombait dans un mauvais moment… Nous venions d’avoir énormément de dépenses à faire… Mais je tiens à ce que Hugh soit informé par vous que nous serons toujours heureux de le voir.

— Oui, très heureux, ajouta mistress Flinte du fond de la bergère où elle était à moitié ensevelie… Nous avons toujours eu la meilleure opinion de lui, et j’espère bien qu’il parviendra…

Il était rare que mistress Flinte s’imposât la fatigue d’un aussi long discours, et je me hâtai de sortir, promettant de rapporter fidèlement à qui de droit ces affectueux messages. Je ne puis décrire l’espèce de soulagement que j’éprouvai en quittant ce magnifique salon, cette grande rue solennelle, et en me retrouvant dans ma chambrette, où Ruth m’attendait et où mon gentil marmot réchauffa de ses lèvres tièdes mes joues saisies par la bise d’hiver. Hugh arriva peu après, et quand je lui rendis les paroles de mistress Herbert :

— C’est vrai, dit-il, rougissant malgré lui ; j’ai été un peu désappointé de ce refus imprévu. Je ne savais, pour le moment, de quel bois faire flèche, et j’avais compté sur eux, me croyant quelques droits à leur bon vouloir : il paraît que je me trompais ; mais voyez-vous, Grisell, il faut s’y faire. Le monde est ainsi bâti… Du reste, ajouta-t-il gaiement, j’ai pu me passer d’eux, et dès-lors je leur pardonne. J’irai demain faire ma paix avec Blanche. Si par suite de leur étrange procédé je m’étais trouvé à terre, il est probable que je serais moins indulgent. Au surplus, il est bon d’apprendre à ne compter que sur soi-même, et surtout à se méfier de ceux qu’on a obligés. »

— Voilà, répliquai-je aussitôt, une amertume qui est de trop. Elle gâte pour moi votre magnanime résolution.

Hugh se prit à sourire, et nous en restâmes là. Je suis convaincue que, sans l’inutile révélation de Blanche, je n’aurais jamais su ce qui s’était passé entre eux. Jamais depuis il ne m’en a reparlé. Il alla, comme il me l’avait annoncé, faire sa paix avec les Herbert. Ma cousine vint nous voir à son tour et nous gratifia de quelques complimens de condoléance, qui furent assez froidement reçus ; puis, sans rompre nos relations, la différence de nos habitudes et de nos façons de voir empêchèrent entre nous toute liaison plus étroite.

Quatre années se passèrent sans événemens notables. Notre vie — j’emprunte cette expression à mon mari — glissait doucement dans son étroite rainure, et il semblait probable que nous arriverions ainsi jusqu’au bout. Hugh ne nous parlait jamais de ses affaires, mais il continuait à travailler en homme qui veut et doit réussir. Sa raison avait mûri, ses vues n’avaient pas changé. J’aurais voulu le voir moins absorbé en une seule pensée, plus accessible à ces douces faiblesses qui tempèrent heureusement les âpres aspirations de la volonté ; mais rien de pareil ne se laissait entrevoir en lui. À la vérité, ni sur ce sujet, ni sur d’autres, Hugh ne se montrait communicatif. Moins que personne il avait besoin d’encouragemens ou de sympathie ; aussi le voyait-on plus souvent avec ses aînés qu’avec les hommes de son âge.


III

Il entra un jour chez moi, et sans autre exorde :

— Eh bien ! Grisell, j’ai retrouvé Alan.

Un cri de joie m’échappa ; — vingt questions se pressaient sur mes lèvres.

— L’histoire est bien simple, reprit-il. Je l’ai rencontré dans Hyde-Park cette après-midi, et nous avons causé ensemble. Il est soldat dans un régiment en garnison à Londres.

— Pauvre Alan ! m’écriai-je, émue de compassion,

— Ne le plaignez donc pas, sœur, reprit Hugh ; il a choisi le genre de vie qui lui convient le mieux. C’est un beau garçon, je vous assure. Il a passé quelques années au Cap, et il espère reprendre bientôt campagne. Ne seriez-vous pas aise de le voir ? Il est en bas, et n’a pas voulu monter avant que vous ne fussiez prévenue.

Je n’en écoutai pas davantage et descendis l’escalier quatre à quatre. Alan était sur la porte ; je l’attirai par le bras dans notre petite allée, et là, pour mieux lui témoigner ma joie, je pleurai comme une folle. Je ne sais comment Hugh avait pu reconnaître son frère. J’aurais passé une journée entière à côté de ce grand jeune homme au teint bronzé, aux fauves moustaches, sans retrouver le frais visage de l’enfant opiniâtre dont le souvenir m’était présent. Nous le présentâmes à Harley, qui l’avait à peu près oublié, puis à mon petit Frank, qui, cinq minutes après, ne voulait plus quitter « son oncle le soldat. »

— Et Marian ?… Où est Marian ? demanda bientôt Alan, dont le regard nous cherchait l’un après l’autre.

— Voici Ruth Langley, la fille de notre chère sœur… Sa mère n’est plus, ajoutai-je, attirant à mes côtés l’enfant, qui tremblait.

Alan demeura silencieux : il avait espéré nous revoir tous. Hugh et Harley nous quittèrent bientôt. J’éloignai les enfans, et nous échangeâmes, mon frère et moi, les souvenirs du passé. Il me raconta son départ, les précautions qu’il avait prises pour se dérober aux poursuites, comment il avait rejoint les comédiens errans avec l’un desquels sa fuite avait été concertée d’avance, les misères de sa vie vagabonde, le dégoût qu’elle lui avait inspiré, sept mois entiers passés à Londres après qu’il eut dit adieu à ses nomades compagnons, momens critiques de sa vie où il avait essayé de vingt métiers sans en trouver un qui l’arrachât à la misère, — enfin son enrôlement et son séjour en Afrique, le seul temps dont il eût gardé bonne mémoire.

— Vous aimez donc votre métier ?

— Je l’aime en ce qu’il a de bien à lui : — l’activité, les chances bonnes et mauvaises, les périls courus et domptés… La vie de garnison m’est insupportable… Heureusement nous allons repartir bientôt…

— Donc, si on vous proposait de vous racheter ?…

— Allons donc, Grisell ! quitter mon métier ?… Non certes, je veux mourir « sous le harnais. » D’ailleurs à quoi serais-je bon maintenant ? Laissez-moi où je suis ; rien ne me vaut mieux et ne me séduit davantage.

Un regard jeté sur Alan m’assura qu’il disait vrai. Les rudes travaux de la guerre, la fatigue des voyages l’avaient laissé dispos, insouciant, gai comme un enfant. Il n’était ni vieilli comme moi par les soucis domestiques, ni sérieux et concentré comme Hugh ; Ah ! si notre bonne mère eût pu voir, comme je le voyais, notre enfant prodigue, l’objet de sa préférence ! Alan devina ma pensée. — Tenez, Grisell, vous me recevez comme ma mère m’eût reçu. Je reviendrai souvent vous voir… quand vous serez seule. Avec Harley, et même avec mon frère, je me sens comme étranger. Nous vivons en des mondes qui s’ignorent ; mais vous autres femmes, c’est différent… vous avez une faculté sympathique à laquelle rien ne demeure ignoré… A propos de Hugh, il a déjà l’air d’un homme riche, savez-vous ?… mais il me semble usé, fatigué, presque vieux…

— Il travaille tant !

— Ah ! oui ;… les années comptent double… Et veut-il toujours, comme par le passé, « relever la famille ? »

— Toujours, frère,… et il y parviendra.

— Bravo et bonne chance !… Parlons de M. Langley maintenant. Vous dites qu’il a épousé Marian ?… mais je vous croyais engagés l’un à l’autre.

Je ne répondis que par un geste négatif.

— Et il est mort sans doute, puisque sa fille est avec vous ?

— Mort ou vivant, nous ne savons. La dernière lettre que nous ayons reçue de lui était écrite au moment où il partait pour l’Égypte, avec le projet de remonter le Nil jusqu’à sa source. Depuis lors, pas la moindre nouvelle. Harley et moi, nous désespérons de le revoir ; mais Ruth ne veut pas se croire orpheline.

Pendant que j’achevais ce récit, Alan regardait sa montre : — Huit heures déjà !… je n’ai pas une minute à perdre, interrompit-il tout à coup. Esclave de la consigne ! — Et, après un baiser donné à la hâte, il me laissa seule au coin de mon feu, tout émue de cette brusque réapparition.

M. Rivers, chez qui Hugh avait placé mon mari, vint m’annoncer, à peu de temps de là, qu’il allait quitter les affaires. Le troisième né de cinq frères, M. Rivers avait dû chercher dans le commerce une fortune que l’héritage paternel ne pouvait lui assurer. Il y était cependant resté gentilhomme, et ceci dit, je n’ai peut-être pas besoin d’ajouter qu’il ne s’y était pas considérablement enrichi. Aussi quittait-il sans trop de regret une carrière où la nécessité plus que la vocation l’avait appelé. — J’y resterais, me dit-il, si j’avais l’énergie indomptable de votre frère ; mais il n’est pas dans le sang des Rivers de faire fortune. Je m’arrête donc à temps pour ne pas compromettre l’avenir de ma fille. — Vous connaissez Laura, ajouta-t-il (c’était le nom de sa fille qu’il m’avait présentée en effet deux ans auparavant). Elle a quitté sa pension, elle est rentrée chez moi : j’espère que vous viendrez l’y voir.

J’allai rendre visite à Laura Rivers et la trouvai aussi belle qu’on avait pu l’espérer ; mais ses manières me parurent gênées. Je revins chez moi avec cette idée qu’elle était un peu fière et un peu froide. — Vraiment ? me dit Hugh, à qui je communiquai cette impression. Je ne l’ai jamais trouvée ainsi. Puis il ne me reparla plus d’elle. Quelques semaines après cependant, il vint me voir à l’heure où il me savait ordinairement seule, et sans aucun préambule, — c’était son habitude, — il m’annonça qu’il allait se marier. — Devinez-vous avec qui ? ajouta-t-il. Et sa joie éclatait dans ses yeux.

— Oui, je devine… Laura Rivers.

— C’est cela même.

Puis il s’assit près du feu, et, bien que ma curiosité fût en éveil, je le laissai savourer tout à son aise ses réflexions couleur de rose. J’espérais bien qu’il finirait par m’en arriver quelques reflets ; mais au moment où, lasse de son silence, j’allais hasarder une question, il se leva, prit son chapeau, et sortit aussi brusquement qu’il était entré.

J’allai dès le lendemain chez ma future belle-sœur. Là peut-être je saurais quelque chose de plus. Nouvelle surprise. On m’introduit dans la chambre de Laura, où elle était assise près d’un métier à broder. Elle se lève, me tend la main, se rassied aussitôt, très rouge et toute tremblante. On juge de mon embarras ; mon compliment s’en ressentit, et je ne crois pas qu’on en ait jamais tourné d’aussi embrouillé. Au moment où je parlais du bonheur que Hugh trouverait auprès d’elle :

— Croyez-vous ? me demanda-t-elle, levant sur moi ses yeux limpides. Un faible sourire accueillit ma réponse affirmative, et bientôt, baissant la tête sur son métier, la belle boudeuse, abritée derrière un rempart de boucles blondes, me déroba de nouveau la rougeur de ses joues brûlantes, rougeur que trahissait un bout d’oreille vivement carminé.

Tout ceci était mystérieux pour moi, et me semblait peu flatteur pour mon frère. Par cela même qu’elle appréciait si mal le mari qu’elle semblait accepter ainsi à contre-cœur, Laura me donnait une assez pauvre idée de son jugement. En la quittant, je passai chez mistress Herbert, qui me fit ses reproches ordinaires sur la rareté de mes visites. Elle entama aussitôt après la question du mariage projeté. On lui en avait parlé déjà, et elle ne le trouvait pas, sous le rapport de la fortune, égal à ce que mon frère pouvait prétendre. Je lui répondis par son propre exemple, et je l’entendis avec plaisir me déclarer « qu’elle n’avait jamais regretté d’avoir épousé un homme moins riche qu’elle. » L’égoïsme ne l’avait donc pas envahie tout entière. Revenant ensuite à mon frère : — Il va sans doute se mettre sur un grand pied de représentation. Laura Rivers aime le monde, elle est faite pour y briller.

Encore un mystère. Cette timide enfant, faite pour les succès du monde ! Chacun la voyait donc à un point de vue différent ? De tous les jugemens portés sur elle, quel était le vrai ?

À une soirée de famille que nous donna bientôt M. Rivers, j’eus occasion de constater que la fiancée de mon frère était fort à son avantage dans un salon. Elle chantait avec goût et sans prétention ; elle causait bien, et je remarquai qu’on faisait volontiers cercle autour d’elle. Mon frère, arrivé un des derniers, s’était à peine approché d’elle, que tout changea d’aspect. Elle l’accueillit avec un embarras évident, ne répondit que par des monosyllabes à tout ce qu’il lui dit, et lorsqu’il lui demanda de chanter, elle se laissa conduire au piano, exécuta les morceaux qu’il avait placés devant elle, et alla reprendre sa place avec une docilité passive qui m’eût exaspérée. Jamais elle ne lui parlait sans rougir, jamais elle n’arrêtait les yeux sur lui. Je me retirai convaincue qu’elle ne l’aimait pas.

Le lendemain, il ne tint qu’à moi de penser le contraire. Ma future belle-sœur vint me voir. Après une heure de conversation officielle, il me parut que la glace commençait à se fondre. Laura se plaignit à moi de la réserve que Hugh gardait vis-à-vis d’elle. — Il ne me parle jamais que de bagatelles, me disait-elle avec un dépit évident… Il me traite comme une enfant… Il semble croire que je ne le comprendrais pas… Ce n’est pas aimer, cela… D’ailleurs comment m’aimerait-il ? Ce n’est pas lui qui m’a demandée… Mon père m’a offerte à lui, continua-t-elle en rougissant, et laissant quelques larmes monter jusqu’à ses paupières. Et puis, je ne suis pas son égale, moi ; je ne lui apporte rien… Il aurait pu trouver mieux.

On devine par quels raisonnemens j’essayai d’apaiser ces petites révoltes d’un cœur romanesque. — Enfin, m’avisai-je de lui dire, croyez-vous en lui, en sa probité ?

— Certainement.

— Ne vous a-t-il jamais dit qu’il vous aimait ?

Un regard de bon augure et un sourire auquel on ne pouvait se méprendre furent sa seule réponse.

— Vous doutez donc de sa parole ?

— C’est de moi que je doute. Je veux tout ou rien… Je veux ce que je donne, ajouta-t-elle, de plus en plus rouge. Tenez, mistress Harley, vous me trouvez peut-être bizarre et peut-être bien hardie ; mais que voulez-vous, je n’ai ni mère, ni sœur, ni personne à qui je puisse me confier.

— Vous aurez votre mari, répondis-je, et je sais par expérience ce qu’il vaut comme confident.

— Ah ! vous vous moquez de moi ?

— Dieu m’en garde, mon enfant.

— Vous croyez donc, là, bien sincèrement, que je suis aimée ?

Cette question m’était faite d’un ton plus doux et avec plus d’abandon.

— A la bonne heure, reprit Laura quand j’y eus répondu. Vous me renvoyez plus heureuse que je ne suis venue. Et maintenant…, maintenant, continua-t-elle tout bas, promettez-moi de ne pas répéter à Hugh un seul mot de ce que je vous ai dit aujourd’hui.

— Je vous le promets.

— Adieu donc, ma sœur !

Et, m’embrassant une fois encore, elle me quitta.


IV

— J’emmène Grisell à Burndale… Nous allons voir la tante Thomasine, dit mon frère, entrant un matin chez moi… Mon petit Frank commençait à s’insurger, et mon mari ouvrait la bouche pour demander quelques explications, lorsque d’un coup d’œil Hugh le fit taire. Je ne voulus pas chercher à pénétrer le sens de ce coup d’œil mystérieux.

Nous partîmes donc le lendemain, et la diligence nous laissant à douze milles de Burndale, nous primes une chaise de poste pour achever la route. C’était au commencement de la moisson ; il faisait chaud, et les chevaux gravissaient péniblement les rudes montées. Du haut de l’une d’elles, nous vîmes tout à coup en face de nous, se détachant sur le fond vert des massifs de feuillage, les murailles grises du vieux château de Thorney. Hugh, qui jusqu’alors, contrairement à ses habitudes, avait été assez bavard, garda tout à coup le silence, et, se rejetant au fond de la voiture, posa la main sur ses yeux. Cependant, après être descendus dans le vallon, nous montions lentement la route tortueuse qui allait passer sous les murs du parc. Tout à coup la voiture tourna dans le parc lui-même, dont les grilles étaient ouvertes à deux battans.

À ce moment, Hugh, se penchant de manière à me regarder sous mon chapeau : — Eh bien ! Grisell, me dit-il… sont-ce des rêves ?

La vérité m’apparut éblouissante : — Randal de Thorney ! m’écriai-je.

— Oui, Randal de Thorney… Les revoilà debout !

Comme pour attester la vérité de cette parole solennelle, la tante Thomasine nous attendait en effet debout sous le porche. Son accueil, digne de nos ancêtres, me parut, même en ce moment où mon cœur palpitait d’une orgueilleuse joie, une sorte d’anachronisme. Simplicité, cordialité, abandon, voilà ce que mon cœur et ma raison préfèrent à tout le reste. Tante Thomasine, vêtue d’une ancienne robe de brocart, au lieu de cette mousseline à carreaux lilas qu’elle portait d’habitude, me faisait l’effet d’un vieux portrait détaché de son cadre. Ruth partageait mon embarras, et marchait timidement sur mes talons. — À qui est cette grande maison ? demandait-elle à voix basse.

— C’était celle de votre bisaïeul. Maintenant elle appartient à Hugh, répliqua solennellement la vieille tante, et il fallut la suivre de corridor en corridor, de vieille salle en vieille salle, devant les lambris de chêne dont elle nous faisait admirer les sculptures, devant les vitraux coloriés dont elle nous expliquait les sujets. Tout était sombre, fané, tout sentait le moisi dans l’antique demeure. Les fenêtres étroites et hautes, envahies par les jets des plantes grimpantes qui tapissaient les murs extérieurs, ne laissaient arriver dans la pénombre des grandes pièces voûtées qu’un jour éteint et douteux. Poussant une lourde porte, et nous introduisant dans une chambre entièrement close : « C’est ici, nous dit la tante, que mourut le squire Ralph… » À ces simples mots, la légende tragique me revint en mémoire et me glaça le cœur. « Rien n’y a été dérangé depuis lors, reprit la tante. » De fait, la longue table massive pesait encore sur le tapis en lambeaux ; les antiques fauteuils de cuir, épars çà et là, n’avaient pas même été poussés contre les murs. Au-dessus de la cheminée était le portrait d’un jeune homme en riche, costume de velours rouge. « Ralph-Philip Randal, » murmura la tante, déchiffrant péniblement l’inscription placée au bas de ce cadre. La date est 1729. C’était avant son premier mariage… Voici, ajouta-t-elle d’un accent plus pénétré, voici le fauteuil où il fut trouvé mort, avec des papiers, des actes, des contrats épars autour de lui. Dans sa main était une miniature que sa dernière convulsion avait brisée ; à ses pieds, les débris d’un petit flacon… C’est tout ce qu’on sait de sa déplorable fin.

Je sentais la main de Ruth frémir et se glacer dans la mienne. Hugh s’avança vers une fenêtre et l’ouvrit toute grande. Son geste semblait dire : Maintenant que je suis le maître ici, l’air et le soleil y pénétreront sans obstacle. — Tante Thomasine parut presque contrariée de cette hardiesse inattendue. — M. Nevil, nous dit-elle, a eu le bon esprit de ne rien déranger ici… et, comme vous voyez, Hugh a tout acheté, meubles, peintures, en l’état où chaque chose se trouvait au moment de la vente.

Nous fûmes bientôt las de cette funèbre inspection. Hugh m’emmena du côté des jardins ; mais, s’arrêtant tout à coup sous le vestibule : — Sans vous, Grisell, me dit-il, je ne me serais jamais vu le maître de Thorney… Je vous dois tout ceci… Croyez que je ne l’oublierai jamais.

Les jardins étaient dans le plus complet désordre. La mousse dévorait les arbres fruitiers ; semées par le vent, arrosées par les pluies, mille végétations hétérogènes encombraient les allées. Quand nous fûmes arrivés sur une terrasse qui dominait toute la vallée, Hugh me fit part de ses arrangemens projetés, qui tous se rapportaient à Laura Rivers. Il mettrait en état, pour elle, la grande chambre octogone jadis habitée par miss Grisell, cette fière Randal qui, pour sauver l’honneur du nom compromis par son frère, avait vendu le château. Il dessinerait sous sa fenêtre des massifs de fleurs… — Est-ce que vous comptez vous établir complètement ici ? lui demandai-je en l’interrompant.

— Oh ! non… ceci est encore impossible. Je n’ai pu acheter que les murailles habitées par nos aïeux. Leurs champs ne sont pas rentrés dans mes mains. Le château étant mis en vente, il fallait se décider, sous peine de le voir passer en des mains étrangères. Nous nous bornerons, pour le moment, à quelques réparations d’intérieur et à remettre les jardins en bon état. La tante Thomasine quittera son cottage, et viendra résider ici à demeure. Nous n’y passerons, nous, chaque année, que quelques mois de la belle saison…

Cher Hugh ! je l’examinais le soir de ce même jour avant le souper, tandis que tante Thomasine, les doigts veufs de son tricot, s’endormait dans son oisive majesté, et tandis que Ruth, triste encore des légendes sinistres dont on avait rebattu ses jeunes oreilles, osait à peine détourner les yeux de l’âtre flamboyant. Il avait vieilli, mon pauvre frère. Çà et là parmi ses noirs cheveux courait un fil argenté. Son front, où plus d’une ride était à jamais empreinte, me rappelait le portrait de Pierce Randal, l’érudit de la famille, celui dont Hugh avait rêvé jadis la renommée universitaire. Il n’y pensait guère en ce moment. Le nom de Laura était à chaque instant sur ses lèvres muettes, et je l’y devinais comme s’il l’eût prononcé. Tout entier à son doux rêve, il se leva soudain et se mit à marcher de long en large, sans prendre garde au léger cri de la tante Thomasine, réveillée en sursaut par le craquement de ses bottes sur le parquet sonore.

— Savez-vous ? dit-elle quand elle eut tout à fait repris possession d’elle-même. Il faudra demain aller à Burndale. Le docteur Larke sait que nous sommes ici, et serait blessé de ne pas nous voir.

— Et Mary ? demandai-je à ma tante.

— Mary ? c’est la gaieté même, et ses enfans sont de vrais écureuils. Elle a trouvé le mari qui pouvait le mieux lui convenir… C’est le calme, l’immobilité en personne, ce M. Close !

Mary s’était en effet mariée, peu de temps après moi, à l’un des professeurs de l’école jadis dirigée par le docteur, et je ne l’avais pas vue sans quelque désappointement donner ainsi raison aux pronostics de mon frère. Nous allâmes dès le lendemain faire notre visite à M. Larke, établi chez son gendre. Celui-ci me parut un beau garçon des plus insignifians ; mais sa femme ne le voyait pas des mêmes yeux que moi : elle n’en parlait jamais que comme d’un homme à part, intelligent, instruit, doué des plus belles qualités de l’esprit et du cœur. Elle-même était devenue une vraie matrone, radieuse et belle, charmante de gaieté, bonne et dévouée, et dont la voix harmonieuse, le rire éclatant, faisaient plaisir à écouter. Tante Thomasine n’était pas de mon avis. Elle trouvait parfaitement absurde qu’une femme intelligente daignât adorer « un grand benêt doucereux » comme M. Close. Hugh n’intervint pas dans le débat. Je l’ai rarement vu plus obstinément silencieux que pendant notre excursion à Burndale.

En revenant, nous nous arrêtâmes devant l’église. Le bedeau, après s’être assuré qu’il avait affaire au nouveau propriétaire de Thorney, se montra fort complaisant et fort communicatif. Je l’aurais dispensé des histoires peu édifiantes qu’il racontait au sujet du squire Ralph ; en revanche, il nous parla, et en termes qui me touchèrent, de mon grand-père Percival Randal. Il tenait de sa mère à lui, — elle avait été au service de miss Grisell, — que cette noble demoiselle, belle et gaie en son jeune temps, avait dû épouser un militaire, lord d’Arley, tué en duel par un rival éconduit. Étrange histoire à apprendre, les pieds sur les restes glacés de celle qui en avait été l’héroïne ! Nous étions en effet, à ce moment même, dans le caveau mortuaire de la famille. Nous passions en revue les plaques de marbre noir, les pâles effigies, et nous lisions l’une après l’autre les épitaphes plus ou moins fastueuses. Celle de Pierce Randal était un morceau d’exquise latinité ; sur la pierre qui recouvrait le squire Ralph, il n’y avait qu’un nom et deux dates. Grisell Randal et Godfrey, son frère bien-aimé, dormaient sous la même tombe.

— Je passerais ici des journées entières, — murmurait la tante. Je n’en aurais certes pas dit autant. Mon cœur se rattache aux vivans, à ce qui les touche, à ce qui leur cause joie ou douleur, bien autrement qu’à la mort et au souvenir des gloires éteintes.

— Le caveau est rempli, ou peu s’en faut, fit remarquer notre guide. Il n’y a plus de place que pour un cercueil.

À ces mots, la tante tressaillit et leva vers Hugh un regard chargé de muettes suppliques. Elle fut comprise et immédiatement exaucée.

— À vous cette place unique ! lui dit mon frère. Pour moi et les miens, je veux le plein air du dehors, le soleil, la pluie, le vent, comme si nous vivions encore. Sous ce fardeau de pierre, je dormirais mal, ce me semble.

— Chère tante, ajoutai-je, espérons que vous ne vous presserez pas trop de venir occuper ce domaine auquel vous attachez tant de prix.

— Auparavant, dit-elle, je voudrais voir Hugh marié, père de famille, et sa vieille race en voie de complète renaissance… Au surplus, que la volonté de Dieu s’accomplisse !


V

Il me tardait fort de quitter les antiques splendeurs de Thorney-Hall, et d’aller retrouver mon petit Frank, dont je m’étais séparée pour la première fois. Le marmot vint se jeter dans mes bras avec des cris de joie et des baisers qui me ravirent ; mais il ne parlait plus que guerre et combats, il ne jouait plus qu’armé de pied en cap. Dieu sait si j’en remerciai Alan, qui lui montait l’imagination par ses récits belliqueux, bien autrement attrayans que mes sermons pacifiques ! Mon oncle le soldat ne fit que rire des appréhensions auxquelles il me voyait en proie.

Harley, resté sans emploi régulier depuis que M. Rivers s’était retiré des affaires, venait de trouver une place. Hugh n’aurait pas mieux demandé que de le prendre avec lui et de le mettre à la tête de ses commis ; mais mon mari n’aurait pas accepté cette position en sous-ordre auprès d’un aussi proche parent. À ses nouvelles fonctions était attaché un salaire encore moindre que celui dont il avait joui chez M. Rivers ; mais j’avais pris mon parti de notre médiocrité toujours plus humble, et pourvu que les goûts si simples de mon mari ne fussent pas contrariés, pourvu qu’il nous fût permis d’élever nos enfans jusqu’à l’âge où ils pourraient se suffire, j’étais bien résolue à ne m’inquiéter d’aucune privation, d’aucun travail.

Cependant le temps passait, et Hugh ne se mariait pas. Laura était allée voir, assez loin de Londres, des parens de son père, et son retour était ajourné de semaine en semaine. Mistress Herbert vint un jour me voir et me donna l’éveil, en plaisantant, sur ce qui pouvait se tramer contre mon frère. « Elle ne serait nullement étonnée, disait-elle, que le mariage se rompît… Laura n’était qu’une enfant légère et coquette. M. Rivers s’était trop pressé de conclure pour elle. On parlait des assiduités d’un certain capitaine Martin, fort bien accueilli par miss Rivers, et patroné auprès d’elle par la famille au sein de laquelle on la voyait si heureuse de prolonger son séjour. »

Je ne laissai rien voir à Blanche des terreurs qu’elle m’inspirait, et me gardai bien de traiter avec Hugh ce sujet délicat. Il était assez préoccupé depuis quelque temps, et j’avais tout lieu de croire que le sujet de cette préoccupation était précisément la conduite de sa fiancée. On apprit enfin qu’elle était de retour, et le jour même Hugh vint me trouver dans la soirée.

— Avez-vous vu Laura ? lui demandai-je.

— Oui, cinq minutes, me répondit-il. Elle allait sortir.

— Pour aller où ?

— Elle ne me l’a pas dit. Je n’ai pas eu le temps de le lui demander.

Je ne pouvais me tromper sur ce qu’exprimait en ce moment la physionomie de Hugh. Je connaissais ces éclairs fauves de son regard abrité sous ses sourcils froncés, et ces lèvres comprimées qu’il desserrait à peine pour laisser s’envoler une réponse contrainte. Cette fois cependant il éclata.

— J’ai fait une folie, Grisell !… Il fallait rester jusqu’au bout de glace et de diamant… Cette enfant ne se soucie plus de moi… On me l’a complètement aliénée.

— Prenez garde, objectai-je, ce n’est qu’une enfant…

— Justement ; c’est ce qui m’a gagné le cœur. J’ai cru à ce beau regard virginal, à cette fraîche innocence… Mais elle ne se jouera pas d’un homme tel que moi… La femme que j’aimerais le plus ne fera pas de moi son esclave… Ah ! ce voyage d’Alderbeck !… pourquoi le lui a-t-on laissé faire ?

— Songez…

— Je songe qu’elle n’a répondu, depuis deux mois, à aucune de mes lettres,… et qu’en me revoyant, au lieu de m’expliquer son silence, elle n’a pensé qu’à se défaire de moi… Voyons cependant, conseillez-moi, Grisell. À votre avis, que dois-je faire ?

Je l’engageai à revoir Laura dès le lendemain, à lui dire qu’elle l’avait affligé, surtout à lui laisser voir ce qu’elle était pour lui. Hugh m’écoutait sans m’interrompre ; mais sur ses lèvres frémissantes se peignait sa souffrance indignée. Il y avait lutte, au dedans de lui, entre la passion vraie que la capricieuse jeune fille lui inspirait et la honte de céder à cet entraînement qui l’humiliait.

— Grisell, me dit-il enfin, mon parti est pris, Laura sera ma femme sans plus de retard,… ou je lui rendrai sa parole.

Ces derniers mots lui coûtèrent beaucoup ; il ne les articula qu’avec effort et d’une voix incertaine. Puis, me serrant la main à me faire crier : — Vous saurez demain soir, reprit-il, ce qui sera arrivé. Quoi qu’il advienne du reste, vous pouvez compter sur moi.

En le voyant souffrir ainsi, je sentais mes larmes près de couler. Nos vies étaient si fortement tissues l’une à l’autre, que, joie ou douleur, nous mettions tout en partage. Le lendemain, Hugh ne parut pas. Je ne le revis qu’après trois jours.

— Vous me reprochez peut-être de vous avoir oubliée, me dit-il avec un calme parfait. — J’augurais bien de ce commencement, mais, le voyant en rester là et faire effort sur lui-même avant de continuer, je sentis mes espérances s’évanouir. — Je n’ai pu voir Laura que ce matin, reprit-il. Elle n’était jamais chez elle… Aujourd’hui elle m’a reçu… Elle était seule… Il est inutile d’insister sur ce qui s’est passé ; — tout est fini entre nous.

Tout est fini ! que de choses enfermées dans ce peu de syllabes ! que d’espérances évanouies ! que de rêves anéantis ! Et pas une question à faire, je le savais, pas une consolation à offrir. Ces natures profondes, calmes, silencieuses dans la douleur, sont des énigmes pour moi. Je ne puis les comparer qu’à ces ondes mystérieuses que des rochers à pic ceignent et abritent du jour. Aucune image à leur noire surface, toujours immobile. La pierre que vous y jetez s’enfonce dans l’abîme sans éveiller un écho. Vous en êtes réduit à les sonder par la pensée, et à vous figurer, le long des sombres parois, une tenture de roseaux enlacés ; puis, tout au fond du gouffre, loin, bien loin de tout regard et de toute lumière, quelques fragmens de nef brisée, quelques ossemens d’une blancheur sinistre.

Tout est fini !… Quand mon frère eut prononcé ces trois mots, sa figure redevint calme, comme le miroir des eaux après la pierre engloutie. Il se mit à me parler de nos affaires courantes, de Harley, des enfans, d’Alan, qui allait partir avec son régiment pour l’île de Malte. Quand mon mari fut rentré, on causa de la crise européenne, des bouleversemens politiques. Hugh demeura fort tard avec nous et prit congé en souriant. Harley ne s’était aperçu de rien.

Persuadée qu’il y avait là-dessous quelque inexplicable malentendu, j’attendis quelques jours, et je fis part de cette opinion à mon frère. Il demeura incrédule à cette insinuation et me raconta très simplement sa dernière entrevue avec Laura, les récriminations, les reproches dont elle l’avait accablé sans vouloir jamais préciser aucun grief, ses allures capricieuses, et l’empressement avec lequel elle l’avait pris au mot quand il avait fait allusion à une rupture possible.

— Je n’ai vu en elle ce jour-là, me dit-il, qu’une enfant gâtée, opiniâtre, exigeante, susceptible, et nullement la jeune fille que j’étais habitué à regarder comme un cœur d’élite.

Après ce récit, je n’étais pas convaincue. Cette susceptibilité de Laura, je me l’expliquais en me rappelant ce qu’elle m’avait dit elle-même de la peine qu’elle avait éprouvée à se voir offrir par son père, alors qu’elle eût voulu être demandée par Hugh. J’aurais bien voulu pouvoir parler de ceci à mon frère, mais j’étais liée par une promesse formelle. J’en vins d’ailleurs à croire que je me trompais peut-être lorsque, peu de jours après, Blanche me parla du mariage de miss Rivers avec le capitaine Martin, mariage, disait-elle, sur le point de s’accomplir. Hugh était présent. Il accueillit cette nouvelle avec un demi-soupir que j’entendis seule, j’en suis certaine. Je ne fus pas étonnée d’apprendre le lendemain que « ses affaires » l’appelaient sur le continent pour deux ou trois mois.

Hugh était encore absent, lorsque M. Rivers mourut, assez inopinément, et après quelques jours de maladie. L’étonnement fut général, lorsqu’on apprit qu’il laissait des affaires très embarrassées. Il avait engagé la presque totalité de ses capitaux dans une entreprise par actions dont le mauvais succès l’avait ruiné. On pensait que ce désastre pécuniaire avait accéléré sa fin. Laura dut repartir pour Alderbeck, où ses parens lui offraient un asile au moins temporaire ; mais, au dire de Blanche, fort au courant de bien des choses, — de choses qui, par parenthèse, n’existaient pas toujours, — elle allait trouver dans sa famille un tout autre accueil que par le passé.

— Cependant, lui dis-je, ce mariage dont vous m’aviez parlé…

— Ah ! répondit-elle avec quelque hésitation, il paraît que je n’étais pas bien renseignée… Le capitaine Martin avait effectivement demandé sa main avant qu’elle n’eût tout perdu… Il a cru de son devoir, même après, de renouveler sa demande ; mais il a été refusé après comme avant. Et il y a de quoi s’étonner, car le capitaine est un parfait gentleman, un homme très agréable ;… mais Laura est si capricieuse !… Hugh est bien heureux de lui avoir échappé.

Je crus devoir faire part à mon frère de tout ce que je venais d’apprendre. Il ne me répondit pas ; mais lorsque nous nous revîmes, il me pria de ne plus revenir sur un sujet qui lui était pénible. — Il eût été heureux, me dit-il, que sa femme lui dût tout ;… mais encore fallait-il que cette femme l’aimât. Laura n’ayant aucune affection pour lui, elle avait usé d’un droit légitime en lui refusant sa main. Tout mortifié qu’il en eût été d’abord, il se plaisait maintenant à reconnaître qu’elle n’avait eu aucun tort, et il l’honorait trop pour imaginer que le changement de sa fortune eût pu rien changer à la résolution que son cœur lui avait dictée. Ceci me fut dit sans la moindre amertume, et il m’eût été fort difficile de décider si mon frère gardait ou non quelque tendre souvenir à miss Rivers. Il s’était rejeté avec un redoublement d’ardeur dans le mouvement des affaires, et je ne l’entendais jamais causer avec mon mari que de trois pour cent, d’actions de la Banque, de fret, d’arrivages, si bien qu’en les écoutant tous deux, je me prenais à trembler que l’âme de mon frère, endurcie, comme tant d’autres, par l’abus des calculs et l’avidité du gain, ne devînt peu à peu inaccessible à de plus douces préoccupations. Ses spéculations, du reste, réussissaient presque toutes. Il agrandissait peu à peu, autour de Thorney, le cercle de ses acquisitions, et faisait au vieux château — - la tante Thomasine me tenait au courant — des réparations coûteuses, dont il ne me parlait jamais, sans doute pour ne pas réveiller le souvenir du temps où il m’initiait au mobile secret de tous ces embellissemens.

Blanche Herbert, attentive à ces accroissemens de fortune, s’était mis en tête de marier Hugh. Elle le raillait sur cette propriété qu’il étendait sans savoir pour qui ; elle lui représentait plus sérieusement qu’il devait songer à perpétuer son nom. Mon frère la laissait dire, et ne lui refusa même pas d’être présenté par elle à une jeune et riche veuve, qui fit, pour le captiver, tous les frais imaginables ; mais à cause de cela même il demeura parfaitement insensible, et j’en vins à penser que, si la plaie secrète n’était pas encore cicatrisée, mon frère pourrait bien mourir célibataire. Cependant à ce moment-là encore je n’aurais pas voulu en jurer.


… Hugh achevait un jour la lecture d’une lettre de la tante Thomasine. — Elle a pourtant raison, s’écria-t-il : voici bientôt trois ans qu’on ne nous a vus à Thorney ! Il faut y aller tous. Enfans, mari, toute la bande, je vous emmène avec moi.

À peine installés dans le vieux château, les invitations commencèrent à pleuvoir. Les acquisitions de Hugh le faisaient reconnaître pour un des leurs par tous les grands propriétaires des environs, qui, lors de notre premier voyage, s’étaient tenus sur la réserve. Notre premier grand dîner nous fut donné chez le colonel d’Arcy. On aurait pu se croire au moyen âge en entendant annoncer tous les vieux noms du comté : les Chaytors, les Hutton, les Nevil, les Wywill, les Scroope, les Powlett. — Tous ces nobles propriétaires m’étaient d’ailleurs parfaitement étrangers, et je me permis de les trouver parfaitement ennuyeux. En sortant de table, je vis avec bonheur, dans le salon, des enfans qui se roulaient sur les tapis, et avec lesquels je comptais bien me dédommager de mes voisins de table, lorsque mon attention se porta sur une jeune femme assise près d’un guéridon encombré de livres. Bien qu’elle détournât la tête, je n’hésitai pas à reconnaître Laura, et pour être plus sûre de mon fait, je questionnai une dame à qui je venais d’être présentée.

— Oh ! me dit-elle, n’y prenez pas garde, c’est l’institutrice. Elle se nomme Rivers, à ce que je crois.

Je m’avançai aussitôt vers la jeune fille, qui se leva un peu troublée et me tendit aussitôt la main. Je la trouvai singulièrement embellie, et le calme de ses manières, l’assurance modeste et ferme de son maintien, produisirent sur moi une impression très favorable. L’extrême simplicité de son costume, entièrement noir, faisait valoir la classique pureté de ses traits et l’élégance toute grecque de sa taille élancée. Mistress d’Arcy vint lui demander d’accompagner une dame qui allait chanter ; elle se mit au piano, et, le morceau fini, fut priée de chanter elle-même. Au moment où s’élevait sa belle voix, si richement timbrée, les gentlemen, quittant la table, arrivèrent auprès de nous. Le chant ne s’arrêta pas, la voix ne vacilla pas un instant ; mais la chanteuse rougit un peu, et je crus voir un léger frisson passer sur ses paupières. Mon frère venait d’entrer. Son oreille avait promptement reconnu cette voix ; un seul regard l’avait assuré qu’il n’était point dupe de quelque vaine illusion. Maintenant, appuyé au chambranle de la cheminée, il écoutait, la tête légèrement inclinée, les lèvres serrées l’une contre l’autre. Laura se leva du piano pour accompagner les enfans, que leur mère renvoyait à la nursery. L’un d’eux, bambin joufflu, sauta dans les bras de la jolie governess, et se suspendit à son cou. Au moment où elle passait devant Hugh, il leva les yeux sur elle ; mais elle tenait les siens baissés, et aucun regard ne fut échangé. Dans la soirée, toutes les fois que la porte s’ouvrait, Hugh y jetait un coup d’œil ; mais Laura ne reparut pas, et je crois fort que mon frère s’en alla désappointé.

Il ne fît aucune allusion à cette rencontre. Seulement je le trouvais plus rêveur que d’habitude. Quelques jours après, en allant avec les deux enfans et lui à un petit étang sur lequel mon fils apprenait à patiner, nous rencontrâmes, au détour d’un sentier, miss Rivers et les enfans de mistress d’Arcy. Nos marmots se mêlèrent aussitôt, sans se douter qu’ils nous gênaient fort, et comme, sans nous être donné le mot, nous allions au même endroit, il fallut bien marcher de conserve. Hugh et Laura s’étaient salués selon toutes les règles de la plus stricte politesse ; mais le soin de soutenir la conversation me fut laissé tout entier. Mon frère n’ouvrit pas la bouche, et miss Rivers se hâta, dès qu’elle put le faire sans affectation, d’emmener ses élèves. Je lui sus gré de son fier silence et de sa tranquille froideur. Ce n’était certes pas à elle de faire les premiers pas ; mais d’un autre côté Hugh s’y déciderait-il ? Je le désirais vivement, car il m’était démontré que mon pauvre frère, dans son ambition satisfaite, ne trouverait jamais de quoi combler le vide de son cœur. Il commençait à le comprendre, et accueillait d’un air passablement sardonique les complimens qu’on lui faisait sur l’espèce de « restauration » qui ramenait les Randal dans le Wensleydale. Tante Thomasine paraissait penser comme moi ; seulement elle avait jeté son dévolu matrimonial sur une certaine miss Blounte, qu’elle déclarait être « une femme faite tout exprès pour Hugh. » En effet, n’avait-elle pas, justement contigu aux terres de Thorney, un domaine admirable et admirablement gouverné ? Cette suggestion me trouva très rebelle, et nous engageâmes une discussion en règle, mon mari, ma tante et moi, tandis que Hugh se promenait, sans nous écouter, de long en large.

— Eh mais ! dit-il tout à coup, de quoi donc est-il question ? Vous me nommez à chaque minute.

— Nous vous marions, repartit Harley.

— Ah ! ce n’est que cela ? reprit Hugh. Et il se promena de plus belle.

Le lendemain et les jours suivans, mon frère fit de fréquens voyages à Wood-End (ainsi se nommait le domaine du colonel d’Arcy), pour y traiter de je ne sais quel échange de bois. Jamais je ne l’avais vu aussi jaloux de sa solitude, aussi importuné par tout empiétement sur ses longues réflexions. Enfin, au retour d’une de ces excursions, il m’emmena sur une terrasse, et, passant mon bras sous son bras : — Vous allez être bien contente, me dit-il ;… j’ai vu Laura.

— Eh bien ?

— Eh bien ! nous nous sommes expliqués… Il le fallait bien…, puisque nous retournons à Londres dans huit jours. Voyez-vous, Grisell, nous avions tort l’un et l’autre. J’ai fait ma confession le premier ; la sienne a suivi. Quand on s’aime, il n’y a pas d’orgueil qui tienne. Laura est mienne plus que jamais.

— Je n’ai jamais doute d’elle, répondis-je, et j’estime que vous avez pris le bon parti… Mais enfin d’où venaient ses rancunes ?

— D’une erreur qu’on a pris soin d’envenimer. Elle a cru voir de la dissimulation dans le silence que j’ai gardé vis-à-vis d’elle sur l’humble métier de mon père. Les cousines d’Alderbeck l’ont raillée de ce qu’elle allait épouser le fils d’un horloger, honteux de s’avouer tel. Elle a cru voir là une déception calculée. On a intercepté des lettres…, que sais-je ?… En revenant à Londres, elle se regardait comme offensée, et mes reproches l’ont trouvée disposée à me refuser toute explication. Il est clair que, dans tout ceci, les torts les plus graves sont à ma charge.

Et Hugh mit à s’accuser, à justifier Laura, une chaleur qui me fit sourire, d’autant que j’en savais, ce me semble, un peu plus long que lui sur ce sujet ; mais enfin l’essentiel était que la réconciliation fût complète. Elle l’était. Laura demandait à me voir. Je courus à Wood-End. J’y trouvai Laura heureuse comme on l’est au sortir d’un mauvais rêve, et ne s’inquiétant plus que du pardon à obtenir, de Hugh. — Ah ! me disait-elle, vous ne savez pas à quel point je suis changée. Croiriez-vous que mon plus grand bonheur à présent est de penser que je lui devrai tout, que je tiendrai tout de lui ?… Et cette idée faisait autrefois mon tourment.

Je ne pus m’empêcher de sourire en pensant qu’après tout, sous une autre forme, elle m’exprimait là un sentiment tout à fait analogue à celui qui les avait désunis pour un temps. L’ancienne obstination de Laura se retrouva tout entière quand je voulus obtenir son consentement à un mariage immédiat. Il fallut employer les grands moyens pour l’y décider, et Hugh s’en chargea.

Trois semaines après leur réconciliation, Laura quittait Wood-End pour venir prendre possession de Thorney-Hall, et deux heures après la cérémonie nuptiale, nous quittions le vieux château pour retourner à Londres, — nous, c’est-à-dire Harley, moi, les enfans et la tante Thomasine. Au moment où la chaise de poste franchissait la grille du parc : — Voilà, me dis-je, ma mission accomplie. Hugh a maintenant près de lui une affection qui lui tiendra lieu de la mienne. Le ciel veuille qu’il soit à jamais heureux !


VI

Qu’une paysanne épouse un lord, et vous connaissez d’avance les résultats probables de cette union mal assortie ? mais il est d’autres incompatibilités moins évidentes, et qu’une épreuve décisive met seule en relief. « Je serais bien trompée, m’avait dit mistress Herbert, si Laura mène jamais bien volontiers la vie de châtelaine, et si une leçon de deux ou trois ans a suffi pour déraciner en elle le goût du monde. » Cette insinuation maligne que je repoussai tout d’abord, il me fallut, au bout d’un an, m’apercevoir qu’elle pourrait bien n’être pas imméritée. Laura, de retour à Londres, oublia que son mari ne restait dans les affaires que pour arriver plus tard à pouvoir s’établir définitivement à Thorney-Hall, où il projetait des travaux immenses, des améliorations agricoles, des établissemens de charité, bref, tout ce qui sourit à l’homme intelligent et actif dans la vie qu’on peut mener aux champs. Habituée à briller dans les salons et se retrouvant sur le théâtre de ses anciens succès, elle se replongea peu à peu dans ce qui me semblait, à moi, — il est vrai que j’en jugeais peut-être à un point de vue trop restreint, une carrière de dissipations ruineuses. Hugh, aveuglé par son amour, n’y prit d’abord pas garde. Il commença par fournir, sans réflexion, à ces dépenses qu’aimait sa femme. Plus tard, et lorsque ses observations à ce sujet n’eussent pas été sans doute aussi bien écoutées qu’au début, il ne se sentit plus le courage de les présenter. Je m’expliquai parfaitement cette timidité par la différence fondamentale de l’éducation que lui et sa femme avaient reçue. Si supérieur qu’il fût d’ailleurs à la plupart des hommes du monde où il vivait maintenant, ils avaient sur lui, auprès de Laura, l’avantage immense de cette parfaite politesse, de cet élégant vernis que n’acquiert jamais celui dont la jeunesse a été constamment absorbée par de rudes travaux. Hugh portait l’empreinte de son laborieux passé ; Laura, au contraire, restait ce que sa jeunesse opulente l’avait faite ; elle en avait gardé la fierté naturelle, l’insouciance aristocratique, le mol abandon et l’habitude de regarder le plaisir comme la grande affaire de l’existence. Les choses en vinrent au point que Hugh dut parler, un beau jour, d’économies devenues indispensables. J’étais présente. Laura, dans ce moment-là même, arrangeait de belles plantes exotiques dans un vase de Chine. — Eh bien ! dit-elle, il faut vendre Thorney.

Vendre Thorney lui paraissait la plus simple chose du monde. Hugh s’arrêta court, surpris et blessé. Il ne dit rien cependant ; mais un instant après, comme il quittait la chambre, Laura l’ayant rappelé pour lui recommander de ne pas rentrer trop tard, à cause d’une grande soirée où ils devaient aller : — Sérieusement, lui dit-il, vous me conseillez de vendre Thorney ?

— Mais oui, dit-elle, — commençant néanmoins à se troubler, car l’accent avec lequel cette question lui était adressée avait quelque chose de particulier. — C’est de l’argent mort,… vous me l’avez dit vingt fois, et si nous en manquons… D’ailleurs je n’aurai plus à craindre de vous voir devenir un de ces hobereaux que j’ai en horreur.

— Le remède n’opérerait pas longtemps, répondit Hugh avec un peu d’amertume. — Je crains bien, Laura, poursuivit-il plus doucement, que nous n’ayons commencé par où il eût fallu finir… Et si cela continue, je serai bien pire qu’un hobereau, je serai un négociant ruiné.

Laura ne lui répondit que par un doux regard qui le suppliait de se taire, et par un tendre baiser qui en effet lui imposa silence.

Le soir même, je la vis arriver chez mistress Herbert, éblouissante de parure et de beauté. Je ne m’étonnai plus de l’orgueil que mon frère mettait à la produire et à l’entourer de luxe. Une si magnifique toile appelait un cadre d’or et de fines sculptures. Tout ce qu’il y avait là de jeunes gens à la mode fut bientôt groupé autour d’elle, et je la voyais avec peine s’enivrer de leurs hommages, faire avec eux assaut d’esprit et de vives reparties, tandis que Hugh, incapable de se plier à ces futilités et de parler ce jargon, causait gravement, à l’autre bout du salon, avec quelques vieillards, et faisait admirer d’eux sa vigoureuse intelligence, son coup d’œil net et sûr, ses appréciations solides et fortes.

Parmi les dandies empressés autour de Laura, le capitaine Martin, l’ex-prétendant à sa main, n’était pas le moins assidu. Sans avoir l’air d’y songer, Hugh ne le quittait guère des yeux. Au moment où nous sortions, le capitaine, arrivé en même temps que nous dans l’antichambre, s’empara du surtout de Laura, et se préparait à le lui poser sur les épaules ; mais j’eus le plaisir de voir Hugh s’interposer poliment, revendiquer ce soin officieux, et réprimer d’un seul geste ce qu’il pouvait y avoir d’un peu exagéré dans les attentions dont sa femme était l’objet.

À dater de cette soirée, il ne fut plus question d’économies. Sans être précisément jaloux de Laura, sans mettre en doute la parfaite loyauté de son affection, mon frère sembla décidé à ne reculer devant aucun sacrifice pour s’assurer le monopole absolu de cette tendresse, devenue son plus précieux trésor. Les fantaisies de Laura n’étaient plus seulement satisfaites au moment où elle les exprimait, mais devinées et réalisées d’avance. Sa reconnaissance était sollicitée chaque jour par une attention nouvelle. En face d’un dévouement si continuel, de prévenances si ingénieuses, de sacrifices si multipliés, toute émulation, toute concurrence était impossible. — Décidément, me dit un jour Blanche, le capitaine est en déroute complète. Il suivait Laura comme son ombre ; mais Hugh est un soleil toujours au zénith.

Laura me confirma la vérité de cette plaisanterie en me déclarant quelques jours après, — rare et sublime confidence ! — qu’elle était folle de son mari. — Je voudrais tant qu’une occasion s’offrît de lui prouver ma reconnaissance par quelque grand sacrifice, ajouta-t-elle. — Ma chère, lui répondis-je, les occasions dont vous parlez sont assez rares ; mais on en trouve tous les jours de non moins précieuses, qui permettent, par de petits sacrifices multipliés, de rendre heureux celui qu’on aime.

Ces paroles la rendirent pensive. — Vous avez peut-être raison, Grisell, reprit-elle après quelques instans de silence. Eh bien ! dites franchement… Ai-je fait tout ce qu’il fallait pour que Hugh fût heureux ?

— Répondez vous-même à cette question.

— Parfois je me dis que non… Et si maintenant… Elle s’arrêta.

— Eh bien !

— … Si je venais à mourir…

— Allons donc !… Pourquoi vous laisser aller à ces folles appréhensions ?… Hugh ne vous le pardonnerait pas.

— Lui ?… Vous vous trompez… Il me pardonne tout.

Hugh montait en ce moment, et je fis signe à Laura de ne pas continuer. Mon frère était un peu pâle. — Eh bien ! Laura, dit-il avec un soupir qu’il réprima de son mieux, j’ai trouvé un acquéreur pour Thorney.

Laura devint tout à coup très rouge : — Oh ! s’écria-t-elle, attendez quelques semaines encore. Pour Dieu, ne vous pressez pas !…

— Voilà qui est bien, mais il faut vendre, reprit Hugh.

— Et par ma faute ! dit Laura baissant la tête.

— Voulez-vous bien vous taire ! s’écria mon frère en l’attirant à lui.

La question ainsi posée, Laura obtint, comme à l’ordinaire, ce qu’elle voulait, et cette fois le hasard lui donna raison. Pendant le délai qu’elle avait obtenu, un sien parent fort avare vint à mourir, la laissant unique héritière d’une fortune assez considérable. Thorney était sauvé. Je n’aurais pas cru que cette heureuse péripétie me donnât autant de satisfaction. Il est vrai que je pris en grande considération le chagrin que la vente du domaine des Randal eût fait éprouver à Hugh. Quant à la tante Thomasine, je crois qu’elle en serait morte. Pauvre bonne vieille, elle ne sait pas de combien peu il s’en est fallu qu’elle ne vît une fois encore sortir de la famille cet édifice consacré à ses yeux par tant de glorieux souvenirs.

Peu de semaines après cet événement inattendu, Laura donnait le jour à un fils. Dieu sait quelle joie, quelles félicitations, quels projets ambitieux l’accueillirent I Hugh écrivit à la tante Thomasine et lui donna le programme des fêtes qui devaient annoncer aux habitans de Thorney la naissance de l’héritier présomptif. Laura, confinée dans son lit, trompait l’ennui des heures par mille et mille conjectures. Elle faisait et refaisait sur divers plans l’éducation de son fils ; elle lui choisissait une femme ; elle le voyait militaire quand il se démenait dans son berceau, magistrat quand il siégeait gravement sur les bras de sa nourrice. Un soir qu’elle et son mari avaient fait assaut de prévisions plus ou moins bizarres et s’étaient abandonnés à des rêves sans fin, la garde-malade entra dans la chambre, presque fâchée et protestant que « monsieur fatiguait madame. » Hugh, acceptant cette impérieuse gronderie, se leva pour s’en aller. — Restez encore, lui dit Laura tendrement ; et tandis qu’il était penché sur elle, lui donnant le baiser d’adieu, elle murmura tout bas à son oreille quelques mots qui ne vinrent pas jusqu’à moi. J’en pénétrai à peu près le sens en voyant mon frère, attristé tout à coup, remonter, sans me dire un mot, dans son appartement, où il s’enferma.

Le lendemain, Laura était plus faible qu’on ne devait s’y attendre. Cet état de langueur s’aggrava notablement en vingt-quatre heures. Dans la soirée du troisième jour, il nous fut démontré, à tous, qu’elle allait nous être enlevée.

Un de nous, immobile comme une statue devant cette implacable nécessité, semblait accuser la justice d’en haut et maudire Dieu. La pauvre jeune mère au contraire acceptait l’arrêt fatal et courbait humblement la tête sous la volonté du Père céleste. Son mari était près d’elle au moment où se voilèrent les beaux yeux qu’elle tenait fixés sur les siens. Lui seul entendit ses dernières paroles. Je le vis, après l’avoir doucement replacée sur l’oreiller d’où ses bras l’avaient soulevée, s’affaisser, privé de connaissance, auprès d’elle. Je posai à portée de sa main la Bible qu’elle lisait encore quelques heures auparavant, et les laissai l’un à l’autre…

Le soir même arrivaient les félicitations de la tante Thomasine.

Mon frère demeura quelque temps comme foudroyé. Il ne pouvait se faire à son isolement : il ne comprenait pas cette séparation subite et suprême. Assis près de son feu, en face de ce fauteuil maintenant vide, où jadis s’asseyait Laura, il lui venait à chaque instant d’étranges hallucinations qu’il me priait de lui expliquer. — Dites-moi, me demandait-il un jour très sérieusement, dites-moi pourquoi j’entends sa voix… pourquoi il me semble quelle est au piano et va chanter !…

J’admirai aussi l’étrange métamorphose que subissait peu à peu dans son imagination l’être regretté. D’une jeune femme assez imparfaite après tout, capricieuse en ses volontés, médiocrement raisonnable, et qui l’avait parfois blessé dans ses idées les plus arrêtées, il ne parlait plus que comme d’un être angélique et sans défaut, beauté sans tache au dedans comme au dehors. Admirable privilège du trépas ! le mal s’efface, et nos regrets épurent l’objet dont ils se font une idole.

Pierce — on donna ce nom à l’enfant de Laura — grandit sous les yeux de son père, et fut élevé dans le culte de la mémoire maternelle. C’était un brave et généreux enfant. — Un vrai Randal ! disait la tante Thomasine… Jamais un mensonge, jamais une couardise… adoré de tous, bêtes et gens… Le proverbe dit qu’il faut trois générations pour faire un gentilhomme… Voyez celui-ci !… Son grand-père était un ouvrier, son père un négociant, et il porte ses parchemins écrits sur son front. — Il y avait du vrai dans ce panégyrique de la vieille tante. Seulement nous ne pouvions nous entendre sur le sens du mot gentilhomme, car mon frère m’avait toujours semblé tel, et je ne trouvais nullement merveilleux qu’un pareil père eût un pareil fils.


VII

L’histoire des quatorze années qui suivirent peut se résumer, en ce qui me touche, par ces trois mots : Je suis seule !

Harley m’a quittée… il m’attend là-haut. Frank s’est séparé de moi en se mariant. Ruth Langley, dont j’avais fait ma fille, devenue la femme d’un missionnaire envoyé dans l’Inde, achèvera sans doute ses jours sous ce ciel meurtrier. Les circuits de ma vie m’ont ramenée à côté de mon frère, et nous continuons ensemble notre voyage attristé. Nous habitons Thorney, où Hugh, depuis trois années retiré du commerce, applique ses idées de perfectionnement agricole et travaille à répandre le bien-être parmi ses nombreux tenanciers. Ce nouveau genre de vie lui a coûté d’abord quelques regrets. Il était dépaysé, hors de son élément. Le tumulte des grandes affaires et leur incessante exigence manquaient à son énergie, à son activité. Maintenant il s’est aguerri, ou, pour mieux dire, apaisé. De temps en temps nous retournons ensemble la tête vers le chemin parcouru. Nous le voyons, comme la voie antique, bordé de tombeaux, et nous évoquons les fantômes chéris qui les habitent. Il est surtout des soirées de Noël où, nous rappelant les joyeuses réunions d’autrefois, notre isolement nous effraie. Le silence nous gagne peu à peu, pauvres vieillards serrés autour de l’âtre désert, et nos morts bien-aimés nous parlent tout bas.

La brillante jeunesse de Pierce tranche vivement sur ce fond assombri. C’est maintenant un bouillant jeune homme, épris de la gloire comme d’autres le sont d’une maîtresse. Quand il a été question de lui choisir une carrière : — Je me ferai simple soldat plutôt que de ne pas entrer au service, s’écriait-il.

— Eh bien ! mon garçon, vous serez militaire, lui répondit son père tout aussitôt.

À sa place je n’aurais pas été si stoïque. Heureusement Frank s’est trouvé un homme de paix nonobstant les effrayans pronostics de son oncle Alan. Au surplus, quand une vocation est si décidée, il est périlleux d’y mettre obstacle. Pierce entra donc dans l’armée, et à peine avait-il rejoint son régiment, que les premières rumeurs de guerre commencèrent à circuler. Il fut désigné des premiers pour être envoyé en Orient. La lettre où il nous donnait cette bonne nouvelle était remplie d’enthousiasme, et lorsqu’il vint peu de jours après nous dire adieu, cet enthousiasme avait encore augmenté. La profession des armes s’offrait à lui, dès l’abord, telle qu’il l’avait rêvée, et dans tout l’éclat de l’uniforme allant au feu, clairons sonnant, bannières déployées. La tante Thomasine en était éblouie comme si elle n’eût eu que seize ans, et elle éperonnait ce jeune étalon plein d’ardeur, dont la fougue au contraire demandait à être bridée de court. — L’enfant fera son devoir, lui disait parfois mon frère impatienté. — Son devoir sans doute ! répondait-elle ; mais, pour un Randal, ce n’est point assez !…

Hugh revint de Londres, où il était allé surveiller l’embarquement de son fils, beaucoup plus tranquille que je ne m’y attendais. Quelques mois se passèrent dans l’inaction. Nous étions devenus de vrais politiques, et la tante Thomasine, tacticienne formée à l’école des journaux, me sermonnait fort inutilement sur l’inconvénient qu’il y avait à retarder l’ouverture de la campagne. Mary Close l’écoutait, les yeux grands ouverts. Mary Close — on sait qui était sa mère — venait très trouvent de Burndale à Thorney, montée sur son poney à tous crins. C’était l’amie d’enfance de Pierce, — sa petite femme, s’il faut tout dire, — et, nonobstant les conseils prudens de la parenté, ces deux enfans, avant le départ de Pierce, s’étaient engagés l’un à l’autre en échangeant leurs anneaux. Mary, avouons-le, n’était pas aussi pressée que la tante Thomasine de voir enfin la campagne s’ouvrir. Elle ne déblatérait pas contre le ministère, et n’apprit pas avec tant de joie le débarquement sur les côtes de Crimée.

Le 3 octobre 1854, de grandes nouvelles arrivèrent à Thorney. La bataille de l’Alma était gagnée, Sébastopol était pris ! Tante Thomasine, arborant ses lunettes, nous donna lecture du journal. Mon frère écoutait, le front appuyé sur sa main.

Son régiment a donné, dit-il avec calme.

— Dieu merci ! ajouta la tante. Et s’il n’avait pas donné, Pierce serait tout de même allé au feu, j’en suis bien certaine, allez !

Mon frère se leva et partit pour Burndale. — Il faut bien, nous dit-il, que la petite Mary sache les nouvelles. — Cette affectueuse pensée, qui lui venait dans un moment de suprême anxiété, lui aurait, à elle seule, gagné mon cœur.

Bientôt arrivent d’autres nouvelles. Sébastopol n’est pas pris. On s’est, il est vrai, battu à l’Alma. Le chiffre des pertes est connu, mais pas de noms. Ah ! quelles angoisses ! Mary ne nous quitte plus. Hugh a besoin de l’avoir auprès de lui, et chacun d’eux se berce des espérances que l’autre affecte.

On a les listes. Le régiment de Pierce a horriblement souffert. Pierce lui-même est blessé,… grièvement blessé.

— Il n’est pas blessé à mort, fait remarquer la tante Thomasine, qui maintenant ne semble plus si résolue.

— C’est la chance de la guerre, dit Hugh, affermissant sa voix, qui tremble malgré lui. Il jette un second coup d’œil sur les listes : — Le régiment d’Alan a été aussi fort maltraité, reprend-il. Pauvre garçon ! nous l’avions presque oublié dans nos inquiétudes.

Un sanglot nous fait retourner la tête. C’est Mary qui pleure, à genoux près du canapé, d’où elle a glissé.

Le soir, sa mère vint la prendre, et mon frère partit pour Londres. Nous nous doutions un peu qu’il ne s’arrêterait pas là, et ne fûmes nullement surpris quand une lettre de lui nous apprit qu’il allait à Constantinople, et de là partout où Pierce aurait pu être transféré. Il écrivit aussi à « la petite Mary. »

Les listes définitives nous parvinrent enfin. Parmi les noms des simples soldats tombés morts sous le feu des Russes figurait obscurément celui d’Alan Randal. C’était bien ainsi qu’il voulait finir, au milieu du bruit de la bataille et des cris de victoire. Les détails donnés par la correspondance des journaux mentionnaient l’intrépidité hors ligne d’un jeune officier qui, atteint d’un boulet, survivait cependant à sa blessure. Ce jeune officier, c’était notre Pierce. Il avait le bras gauche emporté.

La tante Thomasine était si glorieuse de son petit-neveu, qu’elle acceptait très philosophiquement la perspective de le revoir mutilé. J’allai vers Mary, que je trouvai dans des dispositions presque analogues. Seulement son héroïsme était de moins bon aloi, car au moment où sa mère me disait d’elle : « C’est un cœur intrépide, une vraie femme de soldat, » la pauvre enfant se prit à fondre en larmes.

Les jours suivans, ce fut bien pis. On ne parlait plus tant de victoire et de gloire. On racontait les épouvantables souffrances des blessés, les ravages de la fièvre d’hôpital, les privations inouïes auxquelles l’incurie de notre administration militaire avait exposé nos malades. La tante Thomasine, l’oreille basse cette fois, commençait à voir la guerre et ses périls sous un aspect moins poétique et plus vrai.

Hélas ! hélas ! avec les feuilles d’automne, cette année-là combien de cœurs se flétrirent, combien d’espérances tombèrent ! Quand eurent cessé les carillons qui annonçaient la victoire, combien les plaintes gémissantes leur firent d’échos !

Le mois de novembre fut magnifique. Je n’ai pas oublié les soirées où nous restions, Mary et moi, sur les terrasses du château, jusqu’à ce que l’horloge du village sonnât le coup de minuit. Une sorte d’inquiétude nerveuse pesait sur elle. Une ombre sur le mur la faisait tressaillir, et je commençais à trembler pour sa santé, que débilitait évidemment cette longue et pénible attente ; mais je gardais mes craintes pour moi.

Nous attendions une lettre qui n’arrivait pas. Elle vint enfin, et nous ôta bien peu de nos incertitudes. Du moins pus-je clairement entrevoir que Hugh était loin d’être complètement rassuré. Il n’en fut pas de même de Mary : — Voyez, nous disait-elle, le congé de Pierce est obtenu. Il arrivera dès qu’on le jugera capable de supporter le voyage… Peut-être sont-ils en route en ce moment même !

— Heureuse jeunesse ! à qui rien n’enlève l’espérance, ce trésor des trésors, qui la fait plus riche que tous les rois de la terre !

Il fallut patienter un mois encore avant que nous parvînt une autre lettre de mon frère. Ma tante et Mary me dévoraient des yeux, lorsque je brisai le cachet ; elles cherchaient à en déchiffrer le contenu, pendant que je lisais, sur ma figure, à dessein rendue impassible. Hugh m’apprenait, en peu de mots, que nos chers voyageurs étaient arrivés la veille à Londres. Pierce était si exténué, qu’il leur faudrait y séjourner au moins huit jours avant d’entreprendre le voyage de Thorney. Le jeune malade s’attendait à guérir dès qu’il respirerait le bon air du Wensleydale.

— Dans huit jours ! rien que huit jours à présent ! s’écria Mary. Oh ! Pierce !… Pierce !… Donnez-moi la lettre, mistress Harley !…

— Puis, s’emparant de la précieuse missive, elle se réfugia dans sa chambre pour la relire tout à loisir… Simple cœur, gracieuse bonté, comment s’étonner qu’elle se fît aimer de tous ?

Le surlendemain, après le déjeuner, en me levant de table pour passer au jardin, je rencontrai le domestique qui nous apportait notre courrier. Je lui pris des mains le paquet de lettres ; puis, mue par une espèce de pressentiment, dont je me rends à peine compte, au lieu de revenir auprès de la tante et de Mary, je montai chez moi et m’enfermai à clé. Voici ce que m’écrivait mon frère ; sa lettre couvrait à peine un feuillet :


« Pierce est mort, chère sœur. Il s’est éteint hier au soir. Je ne puis assez rendre grâces à Dieu, qui a fait que j’étais là : mon fils n’a pas succombé seul, loin de tous les siens. Pas de souffrances ; une agonie presque sereine… Que dire encore pour consolation ?… Une mort honorable, celle du soldat qui a fait son devoir… Il n’avait qu’un regret, celui de n’être pas tombé, comme Alan, sur le champ de bataille. Notre perte est cruelle, ma pauvre sœur. Comment nous y ferons-nous ? J’arriverai quarante-huit heures après celle où j’écris. Faites les préparatifs nécessaires ; je veux qu’il repose où je dois un jour l’aller rejoindre. Si la petite Mary est près de vous, ne lui laissez rien ignorer, et, à moins qu’elle ne tienne à revoir celui qui n’est plus, ramenez-là près de sa mère. La douleur de cette enfant ajouterait à la mienne. Si cependant elle veut rester, qu’il soit fait selon ses désirs. »


Hugh n’était pas de ces hommes qui épanchent leur douleur en longues phrases ; mais sa main si ferme avait tremblé en traçant ces quelques lignes, complice indigne de son énergique volonté.

Je ne pleurai pas longtemps seule sur cette lettre navrante. Un pas furtif, un frôlement de robe, un léger coup frappé à ma porte, m’avertirent que Mary était là. Je n’eus pas besoin d’une seule parole : mes yeux noyés de larmes et le papier froissé dans ma main lui dirent tout. Aux cris perçans qu’elle poussa tout à coup, tante Thomasine accourut. Elle aussi devina d’un coup d’œil la fatale nouvelle.


— C’était à la tombée de la nuit, une froide soirée, un temps sombre et pluvieux. Nous avions forcé Mary à se mettre au lit ; sa mère était auprès d’elle. Ma tante s’était calmée peu à peu, mais tous les préparatifs m’avaient été laissés. Je m’en occupais machinalement, ne songeant qu’à une chose, la douleur de mon pauvre frère. Qu’éprouverait-il en nous revoyant ?

— Il est cinq heures passées, me dit ma tante. — Au même moment, l’église de Thorney se mit à sonner un glas, et, regardant aux fenêtres, je vis se mouvoir lentement sur la route une masse noire. Un des domestiques entra et alluma les cierges disposés autour de la chambre. Il s’approcha du lit, pour s’assurer qu’il était en état de recevoir le triste fardeau.

Nous descendîmes sous le vestibule. Les serviteurs étaient en deuil, et tous, serrés les uns près des autres, se parlaient à voix basse de leur jeune maître. Il savait si bien se faire aimer ! Au dehors, un groupe d’hommes, têtes nues sous la pluie, attendaient en silence. Le son de la cloche ébranlait nos nerfs, et la pauvre tante se mit à trembler si fort, que je dus la reconduire chez elle. Au moment où je redescendis, on venait de déposer le cercueil sous le péristyle. Mon frère était là. Il me serra la main sans détourner les yeux qu’il tenait fixés sur cette boîte de chêne, où toutes ses espérances avaient abouti. Il ne se laissa pas emmener, et voulut suivre pas à pas le cercueil, qui gravit lentement l’escalier. Les porteurs montaient avec précaution et complètement muets. On les eût dit terrifiés par cette douleur concentrée. Ils nous laissèrent seuls avec le mort.

Alors, pour la première fois, mon regard rencontra celui de mon, frère. Quelle tristesse dans celui-ci, et que l’autre devait mal consoler ! Puis, tandis que nous nous regardions sans parler, la porte s’ouvrit doucement, et donna passage à la petite Mary. Elle s’approcha du cercueil sans prendre garde à nous, et serait tombée à côté si mon frère, s’élançant, ne l’eût retenue à temps. Il la ramena presque sans connaissance vers sa mère, et je le suivis. De là il voulait encore revenir dans la chambre funéraire. — Non, lui dis-je doucement, pas ce soir, Hugh ! et je posai ma main sur son bras. Cette prière le trouva docile et il se laissa conduire au salon ; mais là, devant le portrait de Pierce sa douleur fit explosion, et tenant sa tête à deux mains : — Mon fils ! mon fils ! criait-il d’une voix sourde ; n’aurais-je donc pu mourir à sa place ?

Voir pleurer un homme m’a toujours consternée… Leurs larmes, à eux, semblent du plomb fondu qui glisse en laissant un sillon brûlant, leurs sanglots sont des convulsions ; leur douleur ne s’allège pas comme la nôtre en s’exhalant au dehors ; elle s’aggrave et s’irrite.

Le lendemain, il voulut lui-même ramener le drap qui pour jamais devait cacher le visage, encore plein de charme, de notre jeune héros. Ce devoir accompli, nous sortîmes de la chambre, Mary, lui et moi, pour n’y plus rentrer… Le jour suivant, nous allâmes prier sur la fosse où Pierce Randal est enseveli.


VIII

Mon frère lutte bravement contre sa douleur ; mais il fait peine à voir. Ses cheveux, qui grisonnaient, sont devenus tout à fait blancs ; sur son front, autour de sa bouche, des plis qu’on apercevait à peine se sont creusés en rides profondes. Je ne crois pas qu’il ait souri une seule fois depuis qu’il a vu son fils disparaître sous la terre du dernier asile. Tout espoir orgueilleux, toute ambition à terme viager, toute félicité dont on s’inquiète, n’existent plus pour lui. Ce qui lui reste est un ressouvenir des temps passés, se résumant par ces terribles paroles de l’Ecclésiaste : Tout est vanité.

Il a bien des années encore à passer sur la terre. Elle ne seront pas perdues. Il ne s’absorbera pas éternellement dans ses souvenirs en deuil. Le jour doit venir où il se redressera, non sans effort, et reprendra le labeur quotidien, l’œuvre bienfaisante. Le jour doit venir où il pourra parler de son fils, raconter ses dernières heures, citer les beaux traits de sa jeunesse. N’a-t-il pas déjà retrouvé dans sa mémoire la touchante histoire de ce père qui disait, pleurant son enfant unique : « Je n’échangerais mon fils mort contre aucun de ceux qui font encore la joie d’une famille chrétienne !… » Il ne pensera jamais à son pauvre Pierce qu’avec une légitime fierté, et, quand la douleur a vieilli, cela console un peu.

La petite Mary, elle aussi, se consolera. Cette fleur de jeunesse, sur qui les vents d’hiver ont soufflé trop tôt, n’est pas à jamais flétrie. Ce cœur aimant, où vivra longtemps l’image de son ami d’enfance, ne se refusera pas éternellement à une autre affection ; elle obéira aux lois de la nature sans qu’on la puisse accuser de légèreté ou de perfidie ; elle ne repoussera pas, victime obstinée, importune aux siens et ennemie d’elle-même, le baume salutaire que le temps verse à pleines mains sur toutes les blessures d’ici-bas.

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Au moment même où cette page noircie va s’échapper de mes mains, j’ai la sous les yeux, pelotonné sur un coussin, devant le foyer, un beau petit garçon, encore mal apprivoisé, dont les yeux noirs et un peu sauvages errent d’un visage à l’autre, cherchant à comprendre et à reconnaître. Il y a quelques semaines à peine que sa mère, en mourant, nous l’a légué. Encore un des orphelins qu’a faits la grande victoire ! — C’est le fils d’Alan.

Voilà l’héritier présomptif de Thorney-Hall.

Mon frère, qui, pensif, erre autour de cet enfant, le regarde avec une sorte de curiosité pénible. Il interroge ce petit visage bohémien, masque impénétrable de passions encore en germe, et semble se demander si les nobles qualités du sang des Randal suffiront à modifier, à épurer celui que sa mère y mêla.

N’importe. L’enfant peut justement revendiquer ce nom de Randal. La loi le lui donnera : Dieu fera le reste.


E.-D. FORGUES.


  1. 1,250,000 francs.
  2. Évangile selon saint Jean, chap. XVI.