Tirynthe et les fouilles en pays classique

La bibliothèque libre.
Tirynthe et les fouilles en pays classique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 76-99).
TIRYNTHE
ET
LES FOUILLES EN PAYS CLASSIQUE

Tirynthe, le palais préhistorique des rois de Tirynthe, par Henri Schliemann. Paris, 1885.

Nous ne sommes plus au temps où une femme d’esprit, bien connue des lecteurs de la Revue, disait plaisamment : « Tirynthe est un petit tas de grosses pierres. » Il est vrai qu’elle fit amende honorable et retira son expression ; car presque toutes les anciennes acropoles de la Grèce sont petites et fortifiées de grosses pierres. Celle-ci, d’ailleurs, avait eu d’assez hautes destinées, un grand renom : c’est là qu’était ne Hercule, dieu-soleil, héros destructeur des monstres et des brigands. A l’époque où cette aimable dame tenait un propos si injurieux pour le berceau d’Héraclès, on n’allait pas aisément d’ici à Tirynthe. De Paris, nous mettions trois jours pour gagner Marseille; huit ou neuf, de Marseille au Pirée, en touchant à Malte. Du Pirée on pouvait, en douze heures, se rendre à Nauplie, et de là, à cheval, on atteignait Tirynthe, A présent, on va de Paris à Athènes en moins de quatre jours, par Brindisi ; bientôt les navires traverseront l’isthme de Corinthe, et cette ville, où tout le monde n’allait pas, sera un lieu de passage. Déjà à Corinthe est une station du chemin de fer qui vient d’Athènes, par Eleusis et Mégare, et qui, se continuant jusqu’à Nauplie, passe au pied de Tirynthe. Le voyage est court, facile et charmant. Si l’état de paix se rétablit chez les Orientaux et si les Hellènes réussissent à combler les vides de leurs revenus publics et privés, la Grèce sera bientôt sillonnée de chemins de fer ; on pourra visiter sans peine tous les « tas de grosses pierres » que ses anciens habitans ont laissés.


I.

Sous la domination des Turcs, les recherches locales, en pays classique, étaient bien malaisées. On ne trouvait dans ces provinces ni sécurité, ni moyens de vivre. Cet état de choses existe encore dans les pays au nord de la Grèce et dans l’Asie-Mineure. En 1879, pendant les trois mois que j’assistai M. Schliemann dans ses fouilles de Troie, nous travaillions sous la garde de soldats bien armés et nous vivions en grande partie de conserves ; cela, à deux pas des Dardanelles, à quelques heures de Constantinople. Les Asiatiques qui avaient servi dans la dernière guerre, et que le gouvernement turc avait licenciés, n’avaient point regagné leurs foyers; ils s’étaient répandus par petits groupés dans les provinces d’Europe et d’Asie; là, ils tenaient les campagnes dans la terreur et pillaient les boutiques, en pleine ville de Smyrne, en plein jour. Avec l’indépendance, la Grèce n’avait pas conquis du premier coup la sécurité ; mais elle l’obtint peu à peu, en proportion de sa prospérité croissante et de l’action du pouvoir central dans les provinces. Aujourd’hui, elle est un des pays du monde où les savans trouvent le plus de facilités pour leurs travaux.

Barthélémy, dans son Voyage du jeune Anacharsis, sans avoir vu la Grèce, en avait admirablement préparé l’étude. L’expédition de Morée, comparable à l’expédition d’Égypte, accomplit une grande tâche. Outre la carte topographique du Péloponèse et de quelques îles, elle établit ce qu’on nomme en langage technique la synonymie, c’est-à-dire la correspondance exacte des anciens noms et des noms modernes pour les montagnes, les cours d’eau, les villes, les villages. Par là elle donna une base à toute recherche ultérieure d’archéologie et d’histoire. Cet énorme travail fut si bien fait que depuis lors presque rien n’a été changé dans les résultats obtenus par elle. Si je rappelle ici l’œuvre magnifique de l’expédition de Morée, c’est parce que les érudits de nos jours font parfois trop aisément le sacrifice de leurs devanciers. Cette mission française avait en outre donné l’exemple et démontré l’importance des fouilles. Elle avait peu de temps et peu d’argent à y consacrer : d’ailleurs, ce genre de recherches s’écartait du but qui lui avait été assigné. Cependant elle fouilla dans la petite plaine triangulaire d’Olympie ; elle avait moins pour objet d’y découvrir des monumens que de constater l’existence en ce lieu désert d’un site célèbre et l’épaisseur de l’alluvion produite jadis par la débâcle du lac de Phénéos. D’après elle, cette alluvion avait dû ensevelir les édifices sacrés; c’est ce qui fut vérifié. Ainsi, l’expédition française avait donné le mouvement; elle avait dégagé heureusement un angle du temple de Jupiter et assuré d’avance le succès des fouilles opérées par une mission allemande dans ces dernières années.

En 1847, quand fut installée l’école d’Athènes, créée l’année précédente, on ne pratiquait pas encore de fouilles dans les pays grecs ; on avait seulement déblayé et réparé quelques édifices chancelans. Les artistes, les historiens, les érudits faisaient des voyages de reconnaissance comme en font à présent les touristes et les amateurs. On s’en tenait aux restes d’antiquité visibles à la surface du sol; on n’allait pas au-dessous. Ce procédé élémentaire pouvait néanmoins fournir une assez belle moisson; car, outre l’aspect des lieux, qui ne change pas, et la géographie, qui tient tant de place dans l’histoire, des ruines imposantes, des édifices presque entiers et souvent peu connus s’offraient au voyageur. Le comte de Stakelberg avait publié un beau travail sur le temple de Phigalie et donné un exemple fécond. Le colonel Leake avait publié des descriptions précises, signalé une foule de ruines importantes et tracé les routes pour y parvenir. Seulement, en bon Anglais, il avait fait ses voyages au galop et dévoré l’espace. Il fallait moins de fougue et plus de patience pour mener à bien une étude approfondie sur quelque point que ce fût.

L’Ecole française d’Athènes fut le lieu où se firent, pour la première fois, des études de ce genre, c’est-à-dire d’un caractère réellement scientifique. On peut le dire sans rien ôter à la valeur des travaux de Lenormant ou d’Ottfried Müller, ni à celle de grandes œuvres comme le Jupiter olympien de Quatremère de Quincy. Ce bel ouvrage était fait, en grande partie, avec les textes des anciens auteurs; il contenait beaucoup d’hypothèses qui, depuis lors, ont été contredites par les faits. L’établissement en Grèce d’une administration régulière, imbue des principes de la civilisation, permit au gouvernement français de créer dans Athènes un centre d’études permanent. Quand nous y arrivâmes au printemps de 1847, la villa Médicis nous avait déjà devancés, et nous trouvâmes le savant et regretté architecte Paccard occupé à relever dans tous ses détails le Parlhénon. Peu après, il envoya à Paris une œuvre d’archéologie qui était en même temps une œuvre d’art; car elle faisait connaître dans sa réalité le plus parfait des monumens antiques et en donnait une belle et judicieuse restauration. La Revue des Deux Mondes en rendit compte dans un article qui, après quarante ans, n’est pas encore oublié et qui attira l’attention par la nouveauté des faits qu’il révélait. Alors, en effet, nos lecteurs apprenaient que ces édifices athéniens, quadrangulaires et en apparence rectilignes et verticaux, ne contenaient pas de lignes droites et se composaient d’un tissu de lignes courbes et de colonnes inclinées. Là aussi était résolue par les faits la question si controversée de l’architecture peinte : l’examen minutieux de Paccard venait de démontrer que ces beaux marbres blancs étaient, en effet, ornés de vives couleurs et rehaussés d’or, sinon dans leur totalité, au moins dans leurs parties essentielles. Peu après paraissait l’ouvrage anglais de Penrose sur les mesures du Parthénon.

La restauration de Paccard, immédiatement suivie de celles de l’Erechthéum par Tétaz et des Propylées par Desbuisson, fit une révolution dans les idées. Depuis cette époque, notre villa Médicis envoie tous les ans un de ses pensionnaires à l’École d’Athènes et chaque année voit naître un travail nouveau fait sur le modèle de l’œuvre de Paccard. Malheureusement, ces études de haute valeur s’entassent à notre École des beaux-arts sans profit pour le public, qui ne les voit pas. Pourquoi n’en forme-t-on pas un musée ? Il serait incomparable et ferait le plus grand honneur à la France. J’émettrai aussi le vœu que nos pensionnaires ne recommencent pas sans fin ce qui a été bien fait par leurs devanciers. Ç’a été pour nous une grande joie quand nous avons vu ceux de ces dernières années diriger leurs efforts vers des monumens en dehors d’Athènes, par exemple, vers Délos et Olympie. Il est vrai que, jusque-là, nos architectes avaient suivi l’ancienne voie, qu’ils relevaient les édifices apparens et ne faisaient pas de fouilles. Du jour où, par des déblaiemens, d’intéressantes constructions antiques ont été rendues à la lumière, ils ont couru les étudier. Qu’a-t-il fallu pour cela ? Une seule chose : de l’argent.

Il y a quinze ans, à l’époque de la guerre allemande, on n’avait fait en pays grecque de très petites fouilles ; les restes d’antiquité visibles à la surface du sol avait presque tous été relevés. Depuis quelque temps, on ne fouillait guère que les tombeaux ; on y trouvait des bijoux précieux, des vases et d’autres objets mobiliers, qui avaient été ensevelis avec les morts. Vainement des inscriptions funéraires portaient-elles des imprécations contre les violateurs de sépultures : on n’en avait souci. Ces morts étaient si vieux ! il ne restait plus rien de leurs familles ni de leurs lois ; qui pouvait réclamer ? Et puis les choses qu’ils rendaient aux vivans avaient une valeur vénale aussi bien qu’un intérêt scientifique. On aidait donc les tombeaux ; il y avait, il y a encore une classe d’hommes habiles à en découvrir les emplacemens ; armés d’ume baguette de fer terminée en vis, ils sondent facilement le sol et sentent le couvercle de pierre ; la pioche et la pelle font le reste. La Grèce, les îles, les côtes d’Asie, Rhodes, Chypre ont été, avant 1870, remuées et trop souvent ravagées, sous prétexte d’archéologie, par la passion du lucre.

La Société archéologique d’Athènes, voyant approcher l’ère des grands travaux, avait conçu le projet de déblayer la ville sainte de Delphes, déjà touchée par M. Wescher. Elle avait pour cela organisé une loterie; mais celle-ci n’avait pas eu le succès qu’on espérait et la Société dépensait petitement le revenu de la somme recueillie. Par le fait, en 1870, les grandes fouilles sur le sol grec n’étaient pas commencées.

Pendant les premières années de ma direction à l’École d’Athènes, je ne perdais aucune occasion de faire entendre au gouvernement impérial que la matière allait manquer à l’étude, que tous les faits visibles étaient maintenant connus, que les découvertes nouvelles étaient dues au hasard ou à des spéculateurs, et, dans tous les cas, très bornées. L’empire n’aimait pas beaucoup la Grèce ; il s’intéressait peu à ses antiquités ; sur la fin, il avait de grands besoins et n’était point disposé à faire des sacrifices pour un genre d’études dont il ne sentait pas l’importance. Cependant j’avais pu obtenir une très petite somme à prendre sur le reliquat du budget de l’École; avec ces 2,000 francs, MM. Gorceix et Mamet avaient commencé à déblayer des habitations préhistoriques à Santorin, l’ancienne Théra ; ils en avaient rapporté une collection de vases et d’autres objets du plus haut intérêt ; cette collection est conservée à l’École française. Mais nous étions alors si mal en fonds que, sur les 2,000 francs, ces messieurs avaient dû payer leur voyage, leur séjour et les indemnités aux propriétaires de vignes.

Le temps de la guerre fut perdu. Après la guerre, l’assemblée nationale, sur la proposition de M. Thiers et de M. Jules Simon, alors ministre, décida la construction de notre école à Athènes. Peu après, sur ma demande appuyée par M. Simon et M. Barthélémy Saint-Hilaire, M. Thiers créa l’école archéologique de Rome; elle lut d’abord une succursale de l’école d’Athènes; elle prospère aujourd’hui dans son indépendance. Dans le même temps, je déblayai l’escalier pélasgique de l’acropole d’Athènes, connu sous le nom d’escalier de Pan, et aussitôt après un nouveau reliquat de 2,000 francs fut employé à Délos, où M. Lebègue, membre de l’école, mit au jour le temple-caverne d’Apollon. C’étaient là sans doute du petites fouilles; elles n’avaient pas remué beaucoup de terre, puisque le déblai revient à tant le mètre cube et que nous n’étions pas riches. Elles n’étaient rien en comparaison de celles d’Egypte ou d’Assyrie. Mais elles prouvaient par des résultats frappans que le sous-sol de la Grèce devait être exploré et qu’on avait lu certitude de ne perdre, à le remuer, ni son temps ni son argent.

À cette époque, se continuaient sur une foule de points en Occident d’autres recherches, très fructueuses en Danemark, en Suisse et en Italie, et qualifiées de préhistoriques. En France, l’empire avait créé, pour l’histoire de César, une collection d’antiquités qui furent réunies à Saint-Germain-en-Laye. Grâce à l’activité et à la science solide de son directeur, M. Al. Bertrand, ancien membre de l’école d’Athènes, la collection gallo-romaine devint bientôt un musée préhistorique. Ce musée est aujourd’hui l’un des plus importans, sinon le premier de toute l’Europe. Le moment était donc venu où les pays grecs devaient être fouillés à leur tour. C’est le docteur Schliemann qui le premier y fit de grands déblaiemens. Comme la Revue en a fait connaître en leur temps les résultats, nous n’avons pas à revenir sur les fouilles de Troie et de Mycènes; Nous devons toutefois consigner ici que celles de Troie ont été reprises en 1879, avec ma collaboration et celle du docteur Virchow. Leurs nouveaux résultats sont exposés en anglais dans l’ouvrage intitulé Ilios publié en 1880, et en français dans une édition récemment parue chez M. Didot. Quatre autres grandes fouilles ont été entreprises sur le sol grec, sans parler de celles de M. A. de Rothschild à Milet. Ce sont celle d’Olympie, faite par les Allemands avec des fonds prélevés sur l’indemnité de guerre ; celle d’Eleusis, par la société archéologique d’Athènes; celle de Délos, par l’École française avec la collaboration de notre Académie de France à Rome; enfin celle de Tirynthe par le docteur Schliemann.

Les résultats de ces vastes et coûteuses excavations sont doubles. Elles rendent à la lumière des constructions cachées sous terre ou totalement inconnues, même aux anciens. En second lieu, elles enrichissent nos collections d’une foule d’œuvres d’art et d’objets usuels, qui nous font pénétrer dans la vie d’antiques générations, quelquefois même de peuples entièrement disparus. Qui connaissait, autrement que de nom ou par les livres, les Phéniciens, les Pélasges, les Troyens, les rois de Mycènes et tant d’autres? Nos musées nous montrent aujourd’hui les armes qu’ils ont tenues, les ustensiles dont ils se sont servis, les parures dont ces rois ou leurs femmes ont orné leurs vêtemens, leurs doigts et leurs cheveux. Le pic rencontre aussi quelquefois la maison du pauvre. A Santorin, feu Gorceix[1] en a dégagé trois ; elles avaient été ensevelies sous plusieurs mètres de pierres ponces lancées par le volcan qui fit effondrer cette île, vers le XVIe siècle avant Jésus-Christ. Leur mobilier, qui n’était pas somptueux, consistait en quelques vases de terre ; il y avait aussi de l’orge et des lentilles, une petite scie de bronze et de la paille pour nourrir une chèvre, dont on a retrouvé les os. Tout cela est d’un grand intérêt pour nous modernes, qui deviendrons anciens à notre tour et dont les générations à venir chercheront sous terre les habitations et le mobilier.


II.

Disons maintenant dans quelles conditions s’opèrent ou doivent s’opérer les déblaiemens, quand on veut qu’ils produisent tout leur fruit. Je parle surtout des pays classiques où plusieurs civilisations se sont succédé ; car la fouille des tumuli de la France, par exemple, ne permet en général aucune hésitation ; il n’y a rien au-dessus d’eux, rien au-dessous. On les perce d’une tranchée ou d’un puits ; on nettoie leur cavité intérieure, quand elle existe et, d’ordinaire, le travail est terminé. Il n’en est pas ainsi dans le Levant. Là, un site choisi par une antique population a le plus souvent été adopté par celles qui l’ont successivement remplacée. Comme l’usage des caves sous les habitations est très moderne, on ne déblayait pas. Les nouvelles constructions s’établissaient sur les débris des constructions ruinées. Ainsi le sol allait s’exhaussant à chaque guerre, à chaque incendie total ou partiel d’une cité. A la fin, c’est-à-dire quand la conquête musulmane eut fait de l’Orient un désert, le sol des anciennes villes se trouva composé de couches superposées dans un ordre chronologique, répondant à autant de périodes du passé. Cet état des lieux est celui que nous trouvons aujourd’hui ; il est général et ne souffre que peu d’exceptions.

En présence d’un sol ainsi constitué, la situation du savant se complique. Il est clair que son rôle n’est pas terminé tant qu’il n’a pas traversé toutes les couches et atteint le sol vierge, c’est-à-dire la couche naturelle et non remuée sur laquelle la population première s’est établie. s’il s’arrête à l’un des étages, il fait comme une personne qui prendrait l’histoire de France à la bataille de Pavie, sans se préoccuper des événemens qui l’ont précédée et provoquée. Un examen attentif montre qu’une couche trouve le plus souvent son explication dans celle qui est au-dessous d’elle ; celle-ci représente les habitations et le mobilier d’hommes qui ont été en guerre avec ceux de la couche placée au-dessus et qui ont été vaincus et supplantés par eux. Mais quand une population en subjugue une autre, elle ne la détruit pas, elle l’asservit ; elle ne supprime pas ses habitudes, ses inventions, elle y ajoute les siennes. C’est à la longue seulement que la population subjuguée oublie ses propres usages et adopte ceux du vainqueur; encore est-ce toujours incomplètement. Dans les fouilles, une couche donnée représente donc deux choses : l’état de la population dont les habitations détruites avaient déjà formé la couche placée au-dessous et, en outre, ce que les vainqueurs y avaient ajouté quand ils ont été ruinés à leur tour. Ce principe est absolu. Ainsi, on voit telle forme de vase, tel procédé de fabrication, se continuer d’une couche à une autre et quelquefois se perpétuer dans toutes les couches. Mais chacune de celles-ci offre un élément nouveau apporté par le vainqueur. Dans les deux couches troyennes inférieures une certaine espèce de vases noirs ne se rencontre pas; elle apparaît dans la troisième couche, mêlée avec les vases des deux premiers étages ; elle signale l’arrivée sur cette colline d’hommes survenus tout à coup et qui y ont séjourné quelque temps.

Je présente les faits au lecteur dans leur plus grande simplicité et tels que nous les avons plusieurs fois constatés. Admettons qu’il en soit toujours ainsi et que la succession historique des couches soit claire et régulière, comme il vient d’être dit. On va donc, par des fouilles opérées sur beaucoup de points, créer autant de collections où les objets provenant d’une même couche seront mis ensemble et où les groupes seront disposés dans l’ordre de superposition locale où on les a trouvés. Supposons un musée établi dans ces conditions et de telle sorte que les groupes d’objets identiques, provenant de sites différens, soient placés à la même hauteur sur une tablette horizontale ; cela formera un damier ; on aura devant soi, dans le sens vertical, la succession des produits pour chacun des sites fouillés; dans le sens horizontal, leur existence simultanée dans plusieurs sites. Cet agencement du musée présentera le tableau historique d’un grand nombre de populations, avec leurs synchronismes démontrés par l’identité des produits. Tel serait l’idéal d’un musée des antiques si l’histoire de l’humanité s’était déroulée avec la simplicité d’allure que nous supposons. A-t-on du moins, dans la formation de nos musées et dans les livres qui les reproduisent, marché vers cet idéal? Oui, sans aucun doute. La création d’étages archéologiques est un principe partout adopté. Ces degrés portent le nom d’âges et sont caractérisés par la présence ou l’absence de certains produits : on distingue les âges de la pierre, du bronze, du fer, et dans chacun d’eux des subdivisions et des périodes de transition. Mais il n’est pas démontré que chacun de ces âges ait régné simultanément dans tous les pays, parce que les communications entre peuples ont été longtemps difficiles ou impossibles et que la civilisation n’a pas marché du même pas sur toute la terre. En outre, la régularité a été brisée dans l’histoire aussi souvent que dans la géologie. Il y a eu des populations sédentaires, comme celles de l’Inde, qui se sont développées sans changer de place; d’autres, comme les Phéniciens et les Pélasges, ont joui d’une mobilité extrême, se sont portées dans toutes les directions et ont laissé partout des traces de leur passage.

Nous savons d’ailleurs que, dans le commerce primitif, le transport des marchandises se faisait de deux manières : de proche en proche ou par des voyages directs. Pour élever des pierres au haut d’un édifice en construction, nos maçons font la chaîne le long d’une grande échelle, ou bien ils emploient un treuil qui tire d’un seul coup les matériaux. A Mycènes, on a trouvé de l’ambre; l’analyse chimique a démontré qu’il provenait de la Baltique; des découvertes multipliées, en Suisse, en France, en Danemark et ailleurs, ont fait connaître les routes de terre suivies par l’ambre du nord jusqu’au Golfe-Adriatique, où la navigation venait le recevoir. Ce commerce usait donc des deux moyens de transport. Les objets fabriqués sur quelque point de la Méditerranée étaient colportés directement par navires vers d’autres points. Les anciens auteurs nous ont appris, par exemple, que, dans les temps dits héroïques et nommés provisoirement préhistoriques, les Phéniciens et ensuite les Pélasges accomplissaient de grands voyages sur mer et faisaient passer d’une escale à une autre une foule d’objets de consommation, des vases, des étoffes, des tapis, des métaux, des bijoux et des ornemens de toute sorte. Durant des siècles nombreux, ces habiles et hardis marins n’ont pas seulement parcouru la Méditerranée; ils en sont même sortis par le détroit de Cadix et, s’aventurant sur les grandes vagues de l’océan, ils ont fait de fréquentes visites sur les rivages extérieurs de l’Afrique et de l’Europe.

Le curieux qui fait des fouilles et des collections est obligé détenir compte de cette diffusion du commerce. Supposez Paris détruit par une guerre et enseveli sous ses débris. Deux ou trois mille ans après, des amateurs y font des fouilles; ils déblaient le quartier des boulevards et y trouvent une quantité de vases et d’autres objets chinois ; ils en concluent que Paris a été occupé un temps par les Chinois, et peut-être en partie construit par eux. En y regardant de plus près et en s’informant, ils reconnaîtront peut-être que c’étaient là des articles de commerce, importés sur de grands navires par un canal unissant la Méditerranée à la Mer-Rouge; il pourra arriver qu’ils apprennent le nom de ce canal et que leurs fouilles, tombant sur un certain tombeau, leur découvrent que l’auteur du canal portait le nom de Lesseps. Alors, le mystère étant éclairci, l’hypothèse de l’occupation de Paris par les Chinois sera reléguée dans la nombreuse et décevante catégorie des illusions. Qui sait même si un curieux d’alors, un Botta, un Rawlinson, un Schmidt, ne rencontrera pas sous des décombres quelque salle de la bibliothèque Sainte-Geneviève ou de la Nationale? Il en déchiffrera ingénieusement les volumes, comme nous faisons de ceux d’Assurbanipal ; il lira la Revue des Deux Mondes et constatera, dans le présent article, que la fausse hypothèse d’une occupation de Paris par les Chinois avait été prévue. Un tel oubli, dira-t-on, est impossible, puisque l’humanité possède l’imprimerie. Peut-être; mais au temps de Touthmès III, ou d’Agamemnon, ou même de Gygès, on ne la possédait pas, et la Méditerranée était sillonnée de colporteurs. On ne doit donc pas conclure des objets mobiliers trouvés en un lieu aux hommes qui l’ont habité, ni aux constructions élevées par eux. L’île de Syra, au lieu de nous livrer quelques poteries phéniciennes, en serait couverte, que cela ne démontrerait pas l’occupation de Syra par les Phéniciens ; cela prouverait seulement que les Phéniciens y écoulaient abondamment leurs produits.

On voit combien se complique la situation de l’archéologue quand il fouille un sol classique, et de quelle prudence il doit s’armer dans le classement des objets qu’il rencontre et dans la définition des étages qu’il traverse. A un autre point de vue, son rôle est encore plus délicat. Voici, par exemple, un homme qui vient en Asie-Mineure explorer un site fameux. D’après l’histoire, ce site a vu passer de nombreux envahisseurs qui l’ont occupé tour à tour. Ils y ont sans doute laissé des traces de leur présence ; une couche de débris devra porter témoignage pour chacun d’eux. L’archéologue fait un sondage, il creuse un puits; il examine avec le plus grand soin la terre qu’il en retire et les restes qu’elle contient. Déjà les faits indiqués par la tradition se laissent entrevoir ; il peut déblayer le sol, presque sur du succès. La pioche et la pelle, les brouettes et les tombereaux se mettent en mouvement. A la surface sont des restes byzantins; on n’y regarde pas, on les ôte; la première couche se dégage.

C’est une couche hellénique avec quelques débris romains ; on enlève les terres, on démolit les murs de maison et l’on fait place nette pour descendre à une deuxième couche. Celle-ci est traitée de même et donne une nouvelle moisson; c’est l’étage de la belle période hellénique, du temps d’Alexandre et des républiques qui avaient précédé son expédition; on y trouve non-seulement des objets portatifs, grecs et étrangers, mais aussi des murs de maison, des restes de remparts et de temples. s’arrêtera-t-on à ce niveau ? Non, sans doute, puisque le principe est de pénétrer Jusqu’au sol vierge, déjà atteint par le puits. On descendra donc et l’on ôtera pour cela des bâtisses, intéressantes peut-être, mais qui font obstacle au déblaiement. On atteint alors une couche antérieure au VIIIe siècle; les outils et les armes y sont de bronze ou de pierre dure, les parures d’or, les maisons de pierres non taillées, de boue et de briques séchées au soleil ; c’est l’âge héroïque avec son luxe et sa grossièreté. Pourtant il y a encore quelque chose au-dessous, qu’il ne faut pas laisser inexploré. Mais si je démolis les constructions de l’âge héroïque, quelle garantie les savans auront-ils de la sincérité de mon travail ? Je dois les conserver, au moins dans la mesure du possible et n’en détruire que ce qu’il faudra pour faire apparaître le plus bas des étages, celui qui repose sur le rocher.

Cette fois la fouille est terminée. Mais quelle responsabilité pèse désormais sur celui qui l’a faite! Auparavant, la terre de la colline contenait et sauvait de la destruction deux classes d’antiquités également précieuses, des objets mobiliers et des constructions ; pour avoir les premiers, il a sacrifié les secondes ; il a démoli les habitations des hommes et leurs remparts pour en retirer leurs poteries, leurs armes et leurs bijoux. Ces objets sont réunis en collections et savamment distribués dans les vitrines d’un musée; mais le voyageur qui vient plus tard visiter ces ruines, qu’il croit rendues à la lumière, n’y trouve plus que des excavations, avec quelques petits murs que le temps aura bientôt effacés. Il se retire, disant avec Lucain : etiam periere ruinœ.

Il est vrai, diront nos érudits ; mais, grâce à ces sacrifices inévitables, nous possédons d’admirables collections, qui vont grossissant de jour en jour et par lesquelles nous pouvons résoudre des problèmes que l’histoire n’avait pas même entrevus. En outre, l’histoire est souvent hypothétique ou mensongère ; elle ne représente que l’opinion des historiens ; souvent les faits qu’elle raconte sont controuvés. Quand nous voyons avec quelle peine nous parvenons à saisir la vérité dans les faits qui nous sont contemporains, quelle défiance ne devons-nous pas avoir devant ceux que les historiens d’autrefois nous racontent? Au contraire, l’archéologie, appuyée sur les collections, donne une suite de faits réels qui finissent par former une chaîne et un réseau et se substituent aux fictions de l’histoire. Un jour viendra où les musées seront nos véritables bibliothèques historiques.

Cet argument est vrai et autorise dans une certaine mesure le sacrifice de petites constructions gênantes, sans lequel on ne pourrait atteindre aux restes les plus profonds et les plus curieux de l’ancienne humanité. Cette recherche est nécessaire à la science; car, au-delà de ces couches profondes, il n’y a plus que les dépôts géologiques, l’homme des cavernes, l’homme quaternaire et, s’il n’y a pas ici d’illusion, l’homme des dépôts tertiaires. Cela forme dans la science un enchaînement admirable. Si l’un des anneaux manquait, la déduction scientifique serait interrompue. Les couches profondes explorées par les archéologues appartiennent, en effet, à l’âge du bronze et se relient à l’âge de la pierre polie et par lui aux premiers tâtonnemens de l’humanité.

Il faut donc détruire. C’est une question de mesure. Il faut conserver en collection systématique tous les objets mobiliers ou transportables. Mais ni les particuliers ni les états ne doivent oublier que ces objets eux-mêmes sont moins en sûreté chez nous que sous terre et que nos collections sont exposées, sinon condamnées d’avance à la destruction. Rappelons-nous Alexandrie : César brûlant le Musée, Omar la bibliothèque. En 1871, les Tuileries brûlaient et le Louvre allait prendre feu ; si la flamme avait poussé vers lui, les collections disparaissaient pour jamais. Les incendiants ne reprendront-ils pas un jour leur sinistre besogne ? Qui garantira contre leur criminelle folie tant de trésors accumulés ? Qui sauvera Berlin et son musée Schliemann dans la grande et peut-être prochaine lutte où tous les ressorts de l’Europe, trop fortement tendus par l’Allemagne, se débanderont ? Et, si un jour, la Grèce commençait seule contre la Turquie une lutte inégale, que deviendraient l’or et le bronze de Mycènes et cette masse énorme d’antiquités que la nouvelle Athènes contient ? Les Perses civilisés ont brûlé la ville, en ont détruit les édifices sacrés ; que sera-ce des Osmanlis et des bachi-bouzouks ?

Enfin, ni les villes, ni les états ne sont éternels ; un jour à venir, il ne restera plus rien de l’antiquité. Notre science même en aura préparé la destruction. Nous n’avons qu’un seul moyen d’en sauver au moins le souvenir ; c’est de la publier par la photographie et par tous les procédés que la presse met entre nos mains. Ce n’est point par des publications de grand luxe qu’il faudrait la reproduire, mais par des moyens moins coûteux et plus populaires, qui répandraient des images exactes dans le monde entier. Cela est nécessaire aujourd’hui à cause de la diffusion de la science et du nombre croissant des personnes qui s’intéressent à ses résultats. Je ne fais que poser ici la question, sans essayer de la résoudre.

Mais j’appelle l’attention du lecteur sur une autre face des études archéologiques ; je veux dire sur l’interprétation des monumens. Aujourd’hui, chacun donne la sienne ; quand on a soulevé un coin du voile, on s’imagine apercevoir tout ce qu’il cache. Des livres, d’apparence savante, sont pleins d’hypothèses et d’erreurs nées de la précipitation ; ces erreurs se répandent, car il est plus difficile de les dissiper que de les produire. L’interprétation des choses antiques exige avant tout une grande mémoire et une faculté supérieure d’analyse et de synthèse, qualités plus rares qu’on ne le pense. Il faut ensuite établir en nombre infini des comparaisons entre les objets réunis dans les collections publiques et privées ou laissés sur place. Pour les siècles les moins reculés, on est soutenu par l’histoire ; pour les siècles précédens, on est aidé par les traditions; au-delà, le savant n’a plus à compter que sur sa science acquise, ses efforts personnels et sa sagacité. Mais alors l’esprit de système et les idées préconçues menacent de fausser les interprétations. Ainsi, c’est aujourd’hui une mode en Allemagne (car la science allemande est sujette à cette maladie intermittente de la mode) d’amplifier le rôle des Phéniciens et de voir partout, non-seulement des poteries, mais aussi des constructions phéniciennes. Quand on aura attribué aux Phéniciens tout le possible et qu’il sera manifestement faux de leur attribuer quelque chose de plus, alors il se produira un revirement, on leur retirera une grande partie de ce qu’on leur confère aujourd’hui et l’on y reconnaîtra la main d’autres races d’hommes ou d’autres peuples.

On a beaucoup de latitude, quand on a franchi dans le passé les limites de l’histoire. Certainement les archéologues futurs qui fouilleront Paris et qui attribueront aux Chinois le quartier des boulevards, s’efforceront d’étayer leur opinion sur des faits pris en d’autres lieux. Par des fouilles bien conduites, ils découvriront des chinoiseries dans d’autres quartiers. De riches curieux, même de jeunes érudits défrayés par leurs gouvernemens, creuseront la terre sur les emplacemens de Lyon, de Marseille et d’autres villes ; ils y trouveront des œuvres d’art chinoises et fixeront les étapes suivies par les Chinois pour arriver jusqu’ici. Puis ces fouilles si curieuses se multiplieront ; tous les pays d’Europe offriront des résultats analogues et l’on triomphera en disant que les Chinois ont joué partout un premier rôle dans notre civilisation. C’est faux, mais probable ; car c’est ce qui se passe en ce moment pour les Phéniciens.

Les études comparatives et sans parti-pris d’archéologie et d’histoire, l’analyse des légendes et des mythes, la recherche de leurs origines et de leur signification, dominent toute interprétation des faits et en retour reçoivent souvent des faits une lumière inattendue. Ces recherches sont elles-mêmes éclairées par l’analyse comparative des langues. En effet, les mythes et les légendes font pour ainsi dire toute l’histoire et la philosophie des temps antéhistoriques, connue ils en sont la religion. Les noms et les termes employés dans les mythes étaient originairement des noms communs et des termes de la langue vulgaire, ayant chacun sa signification. Comme il n’y avait pas alors d’écriture, des figures symboliques on tenaient lieu et l’on plaçait ces figures, peintes, gravées ou sculptées, sur une multitude d’objets. Ce sont ces objets que les fouilles profondes rendent à la lumière, bijoux, vases, pesons de fuseau, ustensiles divers, pierres tumulaires, peintures murales. Les figures de divinités et les tracés symboliques s’y rencontrent en nombre immense. Leur interprétation exige la connaissance, non empirique, mais scientifique, des langues et des mythologies, surtout des langues, car ce sont elles qui donnent la signification des symboles.

Sans pousser plus loin cette analyse, le lecteur comprendra, au point où les études archéologiques sont parvenues, quelle étendue de connaissances cette science exige. Certainement en cela elle ne le cède point à l’histoire naturelle, dont les musées, depuis si longtemps en voie de formation, occupent aujourd’hui de si vastes espaces. Rien ne se ressemble mieux, quant à la méthode et à la disposition, que la collection d’antiquités du Louvre et le muséum du Jardin des Plantes. Mais, de même que les animaux exposés au muséum sont des formes inertes dont l’interprétation est fournie par la physiologie comparée, de même, les antiquités du Louvre requièrent une interprétation dont la mythologie comparée et la linguistique fournissent les élémens. Il faut conclure de là qu’un archéologue peu versé dans l’étude des mythes et des langues sera exposé à commettre les plus graves erreurs et pourra se contenter du rôle de collectionneur expérimenté.


III.

Étudions, comme un exemple instructif, les intéressantes découvertes faites à Tirynthe par le docteur Schliemann ou avec des fonds qu’il a fournis. Mais rappelons-nous d’abord que, suivant les idées qui viennent d’être exposées, il a été le premier à promulguer et à faire prévaloir deux principes essentiels et parfaitement justes : c’est que les plus anciens restes de terres cuites sont antérieurs aux plus anciennes constructions et plus durables qu’elles; en second lieu, que dans les fouilles il faut descendre jusqu’au sol vierge. Nos lecteurs connaissent depuis longtemps ce chercheur persévérant; ils savent que chaque année il consacre une partie notable de ses revenus à quelque recherche archéologique. Il dirige les travaux ; quand il en est empêché ou quand il se défie de sa compétence, il demande le concours d’autres personnes ; il se charge ensuite de la publication en Angleterre, en Amérique, en Allemagne et en France, des résultats obtenus. Ses livres ne reproduisent pas toutes les antiquités découvertes, mais seulement les plus caractéristiques ; ils sont accompagnés de cartes, de vues perspectives, de coupes et de plans. Si par un accident ses collections étaient détruites, ses livres en conserveraient du moins les images les plus importantes et les descriptions. Sa première publication des antiquités troyennes contenait, dans un gros atlas de photographies, presque tous les objets trouvés ; mais ces photographies étaient mauvaises, l’ensemble en était fort coûteux; il s’en tint donc à l’autre système, qui a été suivi dans le volume de Tirynthe,

Les fonds de ce riche Américain ont été appliqués en beaucoup d’endroits, à Ithaque, à Athènes, à Marathon, à Orchomène de Béotie, mais surtout à Troie, à Mycènes et à Tirynthe. A Marathon, il n’a rien trouvé. A Athènes, il a seulement démoli la tour florentine d’Acciaioli, qui couvrait l’aile droite des Propylées. Ithaque semble n’avoir conservé que de bien faibles traces de la légende d’Ulysse. Le déblaiement d’Orchomène n’a été que commencé. C’est donc à Troie, à Mycènes et à Tirynthe que ses grandes fouilles ont eu lieu. La Revue a rendu compte en leur temps des deux premières. Je rappellerai seulement que celles de Troie ont été plusieurs fois reprises et ont fourni de nouveaux et précieux documens. Les objets recueillis à Troie ne s’élèvent pas aujourd’hui à moins de vingt mille, dont les pesons de fuseau, plus ou moins ornés de gravures, forment le tiers. La masse de la collection troyenne est à Berlin, où elle figure sous le nom de musée Schliemann. Celle de Mycènes, ayant été tirée d’un sol appartenant à l’état grec, est restée à Athènes, conformément à la loi. C’est la plus riche des collections locales par la quantité de parures d’or dont les squelettes mycéniens étaient couverts. C’est celle-là surtout que les Turcs pilleront et détruiront s’il leur arrive un jour de reprendre Athènes.

Pour recueillir tant d’objets, précieux à plusieurs titres, et composer ces belles collections qui font faire un pas à la science, notre archéologue a toujours poussé ses explorations jusqu’au sol vierge. Il a rencontré la succession de couches signalée ci-dessus. Pour pénétrer à la seconde, il a dû enlever la première, puis la seconde pour atteindre la troisième, et ainsi de suite jusqu’au rocher. Il a donc beaucoup détruit. s’il n’avait laissé des massifs inexplorés et ce qu’en terme du métier on nomme des témoins, on ne voit pas ce qui aurait survécu de ces anciennes cités, sauf les petits murs des premiers habitans. Mais était-il possible d’agir autrement? Le lecteur jugera. Jusqu’aux temps helléniques et récens, les maisons étaient dépourvues de fondations solides ; on les élevait sur des décombres. Ce sol mouvant provenait des terrasses et des murs de pisé des habitations antérieures, dont la partie basse seulement était faite de pierres hourdées de boue. Entre ces petits murs anciens et le pied des maisons nouvelles, il y avait une couche épaisse et meuble de décombres. Comment plonger dans ces matières dépourvues de cohésion sans que les bâtisses supérieures s’écroulent? Toute personne qui visitera le site des anciennes villes explorées se rendra compte de cette impossibilité en regardant de face les tranches verticales des massifs.

Les trois citadelles ci-dessus nommées appartiennent à l’âge du bronze. Elles sont donc antérieures aux poèmes d’Homère, même à l’Iliade, qui parle du fer en plusieurs endroits. Les chants de l’Iliade sont de dates postérieures à l’invasion dorienne. que l’on place généralement au XIIe siècle avant Jésus-Christ. Mais les événemens chantés dans l’Iliade (ceux du moins qui ne sont pas des mythes) ont eu lieu avant cette invasion. Ces trois citadelles et la période du bronze à laquelle elles appartiennent sont par conséquent plus anciennes que l’invasion des Doriens. De combien l’ont-elles précédée? c’est ce que l’examen scientifique des collections dira peut-être. Il dira aussi, je pense, quelle race d’hommes, quel peuple a fabriqué les objets qu’elles renferment ; il distinguera, s’il y a lieu, les diverses provenances et les produits de l’industrie locale. J’avoue que, sur tous ces points, je considère comme prématurées beaucoup d’assertions émises dans le présent volume ; et quelques-unes peuvent déjà être tenues pour erronées. Il est vrai que ces inductions hasardées ne doivent pas être portées au seul compte du docteur Schliemann. Sur les quatre cents pages dont se compose le volume de Tirynthe, cent soixante-cinq seulement sont de lui ; il y a quarante-cinq pages de tables ; le reste a été rédigé par des architectes ou érudits allemands. Ainsi l’ouvrage est le résultat d’une collaboration, où les auteurs n’ont pas toujours été d’accord entre eux. Quant aux faits, ils ont été certainement bien observés et reproduits avec exactitude. Les fouilles de Tirynthe se faisaient en pays civilisé, sous les yeux des Grecs, amoureux jaloux de ce que leurs ancêtres ont laissé, au bénéfice des musées grecs et sous la surveillance éclairée d’un inspecteur que j’ai vu à l’œuvre à Délos, de feu Stamatakis. Les fouilles ont été bien faites et le volume imprimé en donne fidèlement les produits. Quant aux interprétations, elles ne doivent pas s’improviser, ni surtout être inspirées par un esprit de système.

Ceux de nos lecteurs qui n’ont pas vu la Grèce voudront savoir ce que c’est que Tirynthe, lieu qui n’a pas la célébrité de Mycènes ou de Troie. La plaine d’Argos s’ouvre vers le sud. En venant de la mer, on a sur la droite le port de Nauplie ; sur la gauche, le marais de Lerne ; sur la gauche aussi, à quatre kilomètres du rivage, on voit la citadelle d’Argos ; au fond de la plaine, on aperçoit Mycènes, qui domine le passage conduisant à Corinthe. Tirynthe est sur la route de Nauplie à Mycènes, non loin du rivage. C’est une petite colline isolée, haute de vingt mètres environ et couronnée par une fortification cyclopéenne. L’enceinte, allongée du sud au nord, est longue d’environ trois cents mètres. Les pierres dont elle est formée pèsent de trois à quatre mille kilogrammes ; ce sont les plus gros blocs que l’on rencontre dans les murailles de ce genre, et c’est par leur masse qu’ils avaient étonné également les anciens et les voyageurs modernes. Un autre fait attirait l’attention : c’était une galerie régnant dans l’épaisseur du mur oriental et percée de six ouvertures. Cette galerie et ces baies ont une forme ogivale ; mais ce ne sont pas en réalité des ogives, puisqu’elles n’ont pas de clé de voûte et que leur forme aiguë provient du rapprochement progressif des pierres à chaque assise. Dans l’enceinte, on ne remarquait à la surface aucune ruine ; on voyait seulement que le sol était formé de débris. Après des sondages qui avaient ramené du fond quelques objets anciens et fait connaître l’épaisseur du remblai, M. Schliemann entreprit, en 1884, sous la surveillance du gouvernement hellénique, le déblaiement général de l’enceinte et le dégagement des murs. Ce travail fut repris, l’année suivante, par lui-même et par ses collaborateurs allemands. Il a été très bien fait. Voici, en résumé, ce qu’il a fourni à la science.

Le long du mur oriental monte, du nord au sud, un chemin qui bientôt s’engage entre deux fortes murailles et franchit une porte analogue à la fameuse Porte-aux-Lions de Mycènes. La rampe atteint, vers le sud, le haut de l’acropole, et, tournant à droite, pénètre dans l’enceinte par un propylée. Parlons d’abord de la fortification ; car on annonce sur ce point des faits qui vont bouleverser beaucoup d’idées, s’ils se vérifient. Jusqu’à présent on avait, avec les auteurs anciens, regardé ces murs, dits cyclopéens, comme formés de blocs choisis (c’est l’expression grecque), mais non travaillés, posés les uns sur les autres par assises irrégulières, sans mortier d’aucune sorte. On croyait, en outre, que les vides laissés aux angles de ces blocs avaient été simplement remplis par des pierres plus petites. Tout cela était une illusion qui durait depuis plus de deux mille ans. Les blocs, paraît-il, ont été détachés d’une montagne voisine, taillés, même sciés, quoique bien durs. En outre, ils ont été unis par un mortier de terre rouge délayée, qui joignait en même temps les petites pierres de remplissage. Ce mortier ne s’aperçoit pas du dehors, mais on le distingue dans la profondeur des jointures. Ces faits ont besoin d’être vérifiés ; nous attendrons qu’ils aient été de nouveau et plusieurs fois constatés par des personnes compétentes, car ils étaient inattendus et ils intéressent l’histoire de l’architecture. Nous les signalons aux voyageurs.

Le mur qui fait face au sud n’a pas moins de seize à dix-sept mètres d’épaisseur ; il a été dégagé. On a trouvé dans sa masse un escalier descendant à une galerie semblable à celle de l’est, éclairée à son extrémité par une sorte de meurtrière ; elle est percée de cinq portes donnant dans cinq chambres sans fenêtre, qui paraissent avoir été des magasins pour l’usage de la citadelle. Par un déblaiement, on s’est assuré que la galerie de l’est, déjà connue, et ses six ouvertures, donnaient également dans des chambres noires ménagées dans l’épaisseur du rempart. Voilà donc un problème résolu. Des tours ou saillies du rempart contiennent aussi des chambres obscures, dont l’usage est incertain. Le rempart de l’ouest présente en outre une forte saillie en ligne courbe ; on y a déblayé une petite porte avec un long escalier sinueux, analogue à l’escalier de Pan de l’acropole d’Athènes ; c’était la sortie de derrière de la fortification. Ensuite, le mur se continue vers le nord et enceint toute la colline.

Revenons au propylée. La surface de l’acropole est partagée naturellement en trois gradins ou plateaux, dont le plus élevé est celui du sud; le point culminant est sur ce dernier. Le propylée donne entrée sur ce plateau supérieur. C’est un mur en double T, percé d’une porte et orné en avant et en arrière de deux colonnes. L’ensemble était couvert d’un toit ou d’une terrasse. On entre par cette porterie sur une esplanade, dont le mur de la fortification forme le côté sud. Sur le côté nord de cette place est un second propylée plus petit que le premier, mais élevé sur le même plan. On passe entre ses colonnes et l’on pénètre dans une cour carrée. À droite, en entrant dans la cour, on voit les restes d’un grand autel dans Taxe d’un édifice placé en face, au nord. Cet édifice quadrangulaire, plus profond que large, est sur le plan ordinaire des temples grecs : des degrés, un pronaos orné de colonnes, un vestibule ou première salle, enfin une salle fermée ou naos. Celle-ci avait sa charpente soutenue vers le milieu par quatre colonnes en carré, comme la salle postérieure du Parthénon. Au milieu, entre les colonnes, est un espace circulaire que l’on a pris pour un foyer, mais qui a pu être affecté à un tout autre usage. Autour de l’édifice règne un couloir qui l’isole sur trois côtés. A droite est un autre édifice semblablement disposé, mais plus petit, plus simple de plan, sans communication directe avec le premier et pourvu d’une cour sur le devant. À droite et à gauche de ces deux bâtimens existaient des pièces beaucoup plus petites ou dépendances, enchevêtrées les unes auprès des autres et d’un accès souvent difficile.

Voici quelques renseignemens sur ces constructions. Leurs murs ont à peu près un mètre de haut ; ils sont en pierres, unies par de la boue ; les jambages des portes et les arêtes sont taillés. Au-dessus d’un mètre, les murs étaient en larges briques de pisé, pareilles à celles de Troie. Toutes les colonnes étaient en bois et portées sur une pierre aplanie et saillante. Les portes, formées de madriers, roulaient sur un sabot de bronze dans une cavité du seuil ; un de ces sabots a été retrouvé. Nous ignorons ce qu’étaient les toitures, si elles étaient inclinées ou en terrasse ; nous savons seulement qu’elles n’avaient pas de tuiles, car il ne s’en est pas trouvé dans les déblais, et c’est un principe admis que les terres cuites sont indestructibles. Outre ses colonnes, l’édifice principal était orné intérieurement de peintures murales ; on en a exhumé un fragment représentant un taureau à la course, sur le dos duquel survient un homme, qui s’appuie d’un genou et saisit la corne de sa main droite. Ces peintures étaient exécutées au pinceau sur un enduit de chaux pure, sans mélange de sable : procédé curieux, signalé pour la première fois en 1870 à Santorin par MM. Gorceix et Mamet et dont l’école française à Athènes conserve des spécimens. Les cours en avant des deux principaux édifices étaient ornées d’abris, que les auteurs du volume qualifient de portiques, terme un peu ambitieux.

En somme, toutes les constructions intérieures de Tirynthe étaient grossières, peu consistantes et peu durables. Si les blocs de la fortification étaient dressés et travaillés à la scie, on s’étonne que les habitations fussent si médiocres, que l’on se contentât de piliers de bois et de murs faits de terre délayée avec de la paille. Les prétendus palais des vieilles acropoles asiatiques n’étaient pas plus luxueux; mais les murs d’enceinte étaient faits aussi de pierres brutes, sans aucune trace de l’outil; il n’y avait pas de contradiction. Il y a donc ici, au moins dans les apparences, un contraste qui demande à être étudié. En voici un autre, qui peut s’expliquer sans doute : les plans sont supérieurs à l’exécution. Les propylées de Tirynthe, si grossiers qu’ils fussent, étaient faits sur un plan fort heureux ; ce plan était si naturel et si bien conçu dans sa simplicité, qu’il est par essence identique à celui des Propylées d’Athènes, œuvre d’un des plus grands architectes de l’antiquité. Les deux édifices principaux, surtout le plus vaste, offrent aussi un plan qui se retrouve dans tout le monde hellénique, à toutes les époques de l’art ; c’est celui des temples. Enfin, les hangars ou abris autour des espaces découverts sont du même type que les portiques des temps postérieurs et en contiennent l’idée mère. On voit, par ces exemples, que l’art devançait le métier ; l’architecte concevait des plans que la main-d’œuvre ne réalisait qu’imparfaitement. C’est cette insuffisance de l’exécutant et de l’outil qui probablement explique aussi la première de ces contradictions. On faisait le nécessaire pour construire une forteresse solide et impossible à escalader. Quant aux constructions intérieures, on y consacrait moins de temps et de dépenses; on s’y contentait du bois, de la brique crue ou mal cuite et des terrasses, c’est-à-dire de matériaux médiocres, sauf à les rehausser par des enduits et par des peintures appropriées.

Les fouilles de Tirynthe ont sans doute été bien faites. Je regrette pourtant qu’on ait fait disparaître de l’acropole une petite église byzantine déjà ruinée. Comme les chrétiens d’autrefois bâtissaient ordinairement, sinon toujours, leurs chapelles sur les points déjà consacrés par des religions païennes, celle-ci était l’unique témoignage qu’un ancien culte eût existé sur cette acropole. A quel saint cette chapelle était-elle dédiée? c’est encore un point qu’il eût été bon d’élucider, s’il est possible; car le saint moderne répond le plus souvent à l’ancienne divinité du lieu. Ici nous la connaissons, cette divinité : c’était Hercule ; la tradition le faisait naître à Tirynthe ; c’est d’ici qu’il partait pour accomplir ses travaux. Il y a là toute une légende des plus curieuses, légende qui se lie à une grande portion de la mythologie grecque et revêt dans tous ses détails un caractère solaire bien marqué. Nous ne voulons pas entraîner nos lecteurs dans les dédales infinis des anciens mythes. Nous rappellerons seulement que toutes les histoires locales de la Grèce commencent par des légendes mythologiques ; les dieux païens sont les personnifications des forces de la nature, de ses phénomènes, de ses lois; les héros ou demi-dieux sont des formes secondes des grandes divinités. C’est là un principe de science qui semblait n’avoir plus besoin de démonstration. Si l’on veut savoir à quoi s’en tenir sur les légendes de Tirynthe, on peut étudier les tableaux généalogiques dont le savant Heyne a fait suivre son édition d’Apollodore. On y verra que Persée, petit-fils du Jour, est un personnage solaire, comme Hercule; que son oncle Prœtus, prétendu fondateur de Tirynthe, est un mythe solaire. On s’assurera, par une simple analyse linguistique, que les Cyclopes sont des êtres dérivés du dieu-soleil et que la Lycie, d’où ils sont venus, est le même séjour de la lumière que celui où Persée voyageait sur un cheval ailé. Ces forts Cyclopes, nous savons leurs noms : ils s’appelaient Argès, Stéropès et Brontès, ce qui veut dire en bon grec Éclair, Foudre et Tonnerre. s’ils ont été des hommes réels, il faut avouer que leurs parrains leur avaient agréablement choisi des noms ; à moins que ceux de Tirynthe n’en aient porté d’autres, comme Polyphème l’Illustre, Hyperbios le Très-fort. Ce sont là de charmantes frivolités, comme les Grecs en savaient dire. Mais comment est-il possible, au point où en est la science, qu’on ait pris ces légendes à la lettre et qu’on ait examiné sérieusement, en comparant les vieilles constructions, si les Cyclopes de Tirynthe étaient réellement venus de chez les Lyciens d’Asie-Mineure ?

M. Schliemann permettra aussi à ses lecteurs de ne pas voir des palais dans les constructions supérieures de Tirynthe. Il sait, comme nous, que l’Odyssée est un roman et la demeure d’Alcinoüs un palais des Mille et Une nuits. Quant à l’Iliade, est-ce donc un évangile? Non, puisqu’elle contient des erreurs, par exemple, au sujet du fer. C’est un procédé empirique, et qui n’a rien de scientifique en lui-même, de recueillir çà et là des textes dans les épopées et ailleurs et de les grouper de manière qu’ils s’appliquent à des ruines données. Car on les adapterait aussi bien à un palais de Pompéi, même à une grande maison de Paris ou de Berlin. Je n’attache aucune importance aux dénominations données par les collaborateurs de M. Schliemann aux constructions de Tirynthe. Pour eux, le plus grand édifice, c’est le mégaron des hommes, l’autre est le mégaron des femmes, les petites pièces éloignées sont le mykhos ou lieu retiré, affecté à différens usages. Enfin, on construit par ce procédé tout un système d’interprétation, dans lequel une seule chose ne trouve pas de place : cette chose oubliée, c’est le dieu. Mais où donc en Grèce sont les acropoles dépourvues de dieu ? Il y avait des temples, des autels, des sanctuaires sur les montagnes et les collines, aux sources des ruisseaux, le long des rivières, sur les promontoires, dans les ports, partout enfin. Hercule seul, à deux pas de Lerne, eût été omis aux lieux mêmes où il avait eu son berceau ! Cela n’est point conforme au génie grec, et la chapelle démolie est une preuve qu’un culte avait existé sur l’acropole tirynthienne. Plus on y pense, plus on se persuade que le bâtiment central, dont le plan est celui d’un temple, dont les murs sont plus épais que tous ceux des salles voisines et dans lequel on a trouvé une peinture murale figurant un homme qui maîtrise un taureau, était bien ce temple d’Hercule, exigé par les idées religieuses des anciens. L’édifice voisin était aussi un temple; les salles existant à droite et à gauche pouvaient servir au culte, aux seigneurs peut-être, à leur famille et même aux défenseurs de la citadelle. Mais que l’acropole ait été occupée par un prince et qu’un hobereau ait pris la place d’un dieu, cela est difficile à accepter.

Je n’appellerai plus l’attention du lecteur que sur un point capable de soulever aussi la controverse. Depuis longtemps, personne n’admettent plus la réalité des Cyclopes et l’on nommait pélasgiques les forteresses qu’on avait qualifiées auparavant de cyclopéennes. Comme les Pélasges avaient occupé la Grèce et les îles avant l’arrivée de leurs congénères aryens, les Hellènes, on pensait que ces Pélasges avaient dû se fortifier dans le pays, soit les uns contre les autres, soit contre les envahisseurs venant de la mer. Beaucoup de traditions locales appuyaient cette induction; à Athènes même, la primitive enceinte de l’acropole portait le nom de Pélasgicon. Le nom de ces Pélasges ou Pélasdes se lisait, sous la forme de Pelesta, dans des inscriptions hiéroglyphiques du temps de Thoutmès III, plusieurs siècles avant la guerre troyenne. On les retrouvait au temps de Ramsès II, du grand Sésostris, à la tête d’une vaste confédération de peuples aryens, répandus dans la Grèce, sur les rivages d’Asie et dans les îles. On savait qu’aux temps héroïques les Pélasges avaient pris un grand empire sur la mer, qu’ils y avaient fait concurrence aux Phéniciens et avaient fini par les supplanter. On savait que, sous le nom de Philistins, en 1254, les Pélasges crétois avaient anéanti Sidon et que Tyr, seconde capitale des Phéniciens, n’avait été fondée qu’en 1209. Enfin lors de l’invasion dorienne, un peu postérieure aux faits de l’Iliade, les Phéniciens n’occupaient plus que trois îles, Thasos, Milo et Théra. Les peuples de race aryenne l’avaient emporté sur tous les points.

D’autre part, on avait toujours vu dans les Phéniciens un peuple de marchands faisant le commerce par mer. Ils avaient des comptoirs sur tous les rivages de la Méditerranée ; M. Schliemann prend la peine d’énumérer tous leurs établissemens. On se défiait d’eux, parce qu’ils trompaient sur la marchandise et enlevaient les garçons et les filles ; Homère en est témoin. Ils n’étaient pas conquérans et ne pénétraient guère dans l’intérieur des terres. A quoi bon? Les hommes recevaient de main en main les produits lointains et l’échange se faisait sur les bateaux. Les Phéniciens ne colportaient pas seulement les produits de leur pays ; ils faisaient une sorte de cabotage d’un port à un autre, de sorte qu’à l’extrémité de leur course ils n’avaient pour ainsi dire plus de marchandises phéniciennes dans leur navire. Même dans les pays où ils sont demeurés le plus longtemps, les fouilles mettent au jour des produits dont l’origine phénicienne est bien difficile à démontrer. Ainsi l’île de Kimolos a fourni à celle de Théra des poteries qui n’ont rien d’asiatique et dont les analogues se trouvent aussi ailleurs. Il se peut que ses vases aient été transportés par des navires phéniciens ; mais ils ont pu l’être aussi bien par des Pélasges, même avant l’époque reculée où Théra s’effondra sous la mer. C’est pourquoi, en matière de provenance et jusqu’à plus ample informé, le scepticisme est la première vertu de l’archéologue.

Supposons néanmoins, ce qui n’est pas, que les poteries de Théra, de Rhodes, de Cypre, de Tirynthe et de cent autres sites méditerranéens soient d’origine phénicienne. Le plus qu’on en puisse conclure, c’est que le commerce phénicien était fort étendu et que la Phénicie avait de grandes fabriques de poterie. Mais de la présence de ces vases sur tant de points conclure que les Phéniciens ont occupé tous ces pays et qu’ils y ont construit les forteresses dites cyclopéennes, c’est conclure sans preuve et franchir un abîme ; car c’est un principe de critique en ces matières, que des objets mobiliers on ne peut passer aux constructions et d’un commerce local déduire la possession de la contrée. On doit pousser le doute encore plus loin : les Phéniciens auraient par exemple occupé la Sicile et y auraient bâti une forteresse dans le genre cyclopéen, en déduira-t-on qu’ils ont bâti toutes les forteresses du même genre? Ce raisonnement du particulier au général est inadmissible ; il rappelle ce voyageur qui, ayant été mordu d’un chien sur les bords de l’Ilissus, en concluait que l’Ilissus est tout infesté de chiens et qu’il n’y faut pas aller ; en réalité, l’Ilissus est garni de lauriers-roses et de fleurs.

Il est donc probable que, même après les heureuses fouilles de ces deux dernières années, Tirynthe continuera d’être tenu pour une forteresse pélasgique et les Phéniciens pour des marchands colporteurs, non pour des constructeurs de forteresses. Il faudra bien tôt ou tard que les hypothèses hasardées, qui alternent comme les saisons, soient enfin soumises à l’examen de savans à la fois archéologues et linguistes, versés également dans la connaissance des langues sémitiques, des langues aryennes et des choses de l’Egypte. Ils pourront donner le vrai sens des mythes et des légendes et rendre à chaque race d’hommes, à chaque peuple, ce qui lui appartient légitimement dans le passé. Alors ces savans feront œuvre de science. Mais tant qu’on ne regardera qu’un côté. des choses, on courra le plus grand risque de se tromper par exclusion. Nous pouvons déjà dire, à l’encontre de ceux qu’on nomme « sémitisans, » que presque tous les mythes et les légendes des pays grecs sont d’origine aryenne et s’expliquent par les langues, les mythes et les légendes de la race aryenne. On affronte les plus grandes chances d’erreur si l’on s’écarte de ce principe. Encore faut-il que les « aryanisans » prennent la peine de tirer parti de leur savoir et appliquent la linguistique à la mythologie, comme on a appliqué l’algèbre à la géométrie pour le plus grand bénéfice de toutes les sciences.

Pour toutes ces raisons, beaucoup d’assertions émises dans le livre de Tirynthe sont ou contestables ou tout à fait inadmissibles. Le principal auteur n’en a pas moins fait nue œuvre aussi louable que les précédentes. Ses collaborateurs et sans doute aussi lui-même ont cru rendre à la lumière un palais homérique comme celui d’Alcinoos ; ils en ont été si persuadés qu’ils l’ont annoncé dans le titre même de leur ouvrage. L’interprétation est toujours libre tant que la démonstration n’est pas faite, et nous croyons qu’ils se sont trompés, qu’il n’y a pas là une demeure princière, mais un groupe de constructions afférentes au culte héroïque d’Hercule. Pour nous, le mythe servant de base à ce culte est solaire ; les princes tirynthiens et les cyclopes appartiennent à la mythologie. De plus, le mythe argien d’Hercule est étranger aux religions sémitiques. Ni la forteresse, ni les édifices intérieurs ne sont l’œuvre des Phéniciens ; nous croyons avec l’antiquité que les murs ont été élevés par les Pélasges et que les autres constructions l’ont été soit par les Pélasges, soit même par les Hellènes. Nous n’affirmons rien néanmoins et nous nous tenons sur la réserve jusqu’à ce que ces difficiles problèmes soient méthodiquement élucidés.

Mais nous louons sans réserve M. Schliemann, non seulement de ce qu’il continue chaque année de consacrer à ces recherches coûteuses une partie de ses revenus, mais de ce qu’il a soin d’en publier les résultats dans d’excellentes conditions typographiques. Sa passion avouée pour Homère l’a conduit à porter ses efforts sur les villes que les lettres et les arts de la Grèce ont le plus illustrées. Troie et Mycènes sont les points culminans de l’épopée antique ; on ne les connaissait pas, on les supposait tout autres qu’elles n’étaient en réalité. Aujourd’hui on les connaît. À Mycènes, on a même retrouvé dans leurs tombeaux toute une famille de princes et de princesses avec leurs armes, leurs diadèmes et leurs parures. Les fouilles de Tirynthe étaient un complément naturel de celles de Mycènes ; elles ont résolu certains problèmes d’architecture primitive ; elles ont mis l’Argolide en rapport avec plusieurs autres points de l’ancien monde, notamment avec les îles de l’Archipel et, par elles, avec l’orient de la Méditerranée. Elles ont établi par une preuve nouvelle que l’âge appelé héroïque est celui que, dans une autre branche d’études, on appelle l’âge du bronze. Réunies à d’autres fouilles, exécutées ailleurs et sans le concours de M. Schliemann, elles permettent de penser que cet âge, fort ancien en Égypte, a duré en Grèce jusqu’à l’invasion dorienne, et de supposer que la supériorité militaire des Dorions fut due à l’usage du fer, qu’ils connaissaient. Ainsi se forme un réseau de faits qui, dans quelques années, se changera en une histoire suivie. Chaque découverte, petite ou grande, est comme une de ces innombrables épingles que les dentellières disposent sur leur métier ; l’ouvrage qui en sort est une merveille.


EMILE BURNOUF.

  1. M. Gorceix est mort directeur de l’école des mines au Brésil.