Tolla (RDDM)/1

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Revue des Deux Mondes, 2e série de la nouv. période, tome 9, 1855 (p. 433-465).

TOLLA


I.

La famille Feraldi n’est pas princière, mais elle marche de pair avec bien des princes. Alexandre Feraldi, comte du saint empire, baron de Vignano, chevalier de l’ordre de Constantin, est un des soixante patriciens inscrits sur les tables du Gapitole. Il n’a jamais voulu entrer dans l’armée pontificale, où son père était lieutenant-colonel. Une santé délicate, l’instruction sérieuse qu’il a reçue au collège de Nazareth, et, par dessus tout, la nécessité de rétablir les affaires de sa famille lui a fait embrasser l’étude des lois et de la jurisprudence. Le temps n’est plus où l’on trouvait dans chaque Romain l’étoffe d’un soldat, d’un laboureur et d’un jurisconsulte ; mais les patriciens ont conservé le respect des trois arts glorieux qui firent la grandeur de leurs ancêtres. Le comte Feraldi, docteur en droit sans déroger, se maria en 1816 à Catherine Mariani, fille du marquis de Grotta Ferrata. Vers la même époque, deux de ses cousins-germains, du même nom que lui, épousèrent des princesses, une Odescalchi et une Barberini. Alexandre Feraldi ne fut pas insensible à l’honneur de ces alliances, qui relevaient le nom de sa famille. Trois mois après, une succession inespérée, qui vint le surprendre pendant la grossesse de sa femme, le mit pour toujours au-dessus du besoin, en portant son revenu à vingt-cinq ou trente mille francs. Jamais homme ne fut plus heureux que le comte Feraldi dans la première année de son mariage. Ce petit homme aimable, vif et sautillant, très brun, sans que sa physionomie présentât rien de noir, TOME IX. — l « f FÉVRIER 1855. ÎS très fin et très subtil, avec beaucoup de franchise et d’ouverture de cœur, remplissait de sa joie et animait de sa gaieté le palais un peu délabré de ses ancêtres. Sa femme, assez belle, mais d’une beauté sèche et pour ainsi dire indigente, l’aimait éperdûment. Ses amis le plaisantaient quelquefois sur l’excès de son bonheur. « Où s’arrêtera, disait-on avec emphase, la fortune des Feraldi ? Le Pactole coule dans leur jardin ; les rejetons des familles princières viennent se greffer sur leur arbre généalogique. Nous te prédisons, ô trop heureux Alexandre, que ta femme avant deux mois accouchera d’un pape. »

Le 1er septembre 1817, la comtesse mit au monde une fille qui fut baptisée sous le nom de Vittoria. Un an plus tard, Vittoria eut un frère qu’on appela Victor. Le triomphant petit comte Alexandre n’avait pas trouvé de noms plus modestes pour ses enfans. C’était plaisir de l’entendre demander si son fils Victor avait pris le sein, et si sa fille Vittoria avait mangé sa bouillie. La comtesse et les gens de la maison appelaient tout bonnement le petit garçon Toto et la petite fille Tolla.

Le palais Feraldi est situé dans un des plus nobles quartiers de Rome, à deux pas de l’ambassade de France. Il n’est ni très grand ni très beau : il n’a ni la vétusté originale du palais de Venise, ni l’immensité du palais Doria, ni la majesté du palais Farnèse ; mais il a un jardin. Tolla fut élevée au milieu des arbres et des fleurs. Une grande allée, abritée contre lèvent du nord par une muraille de cyprès, était sa promenade d’hiver. A l’âge de sept ou huit mois, elle fit la connaissance d’un vieux citronnier en fleurs qui devint son meilleur ami. Elle tendait vers lui ses petits bras ; elle arrachait à belles mains les longues fleurs et les gros boutons violacés, et elle les portait à sa bouche. Le médecin de la maison, le docteur Ely, permit que dès les premiers jours d’avril on la gardât une heure ou deux au jardin, étendue en liberté sur un tapis, à l’ombre de son citronnier, ou sous un chêne vert, autre ami vénérable. L’été venu, c’est au jardin qu’elle prit ses premiers bains, dans une eau que le soleil avait eu soin de chauffer. La liberté, le mouvement, le grand air et les parfums généreux qui s’exhalent des arbres, tout concourut à fortifier ce jeune corps : Tolla grandit avec les plantes qui l’environnaient, sans effort et sans douleur. Une promenade au jardin l’endormait en quelques minutes ; en s’éveillant, elle souriait à la vie, à ses parens et à « on jardin. Le travail des premières dents, si redouté des mères, se fit en elle sans qu’on s’en aperçût, et un beau matin la comtesse, qui la nourrissait, poussa un cri de surprise en se sentant mordue par deux petites perles bien aiguisées.

Tous les ans, au mois d’août, le comte s’embarquait pour Capri, où il possédait un beau vignoble. Tandis qu’il surveillait ses vendanges, la comtesse allait vivre à Lariccia, en bon air, dans une jolie villa où de mémoire d’homme personne n’avait pris les fièvres. Son mari venait bientôt l’y rejoindre. Ils y restaient avec leurs enfans jusqu’aux froids, et ne retournaient jamais à Rome avant d’avoir vu cueillir les olives.

Tolla passa à Lariccia les plus beaux jours de son enfance. Elle y était plus libre qu’à Rome, quoiqu’on l’eût placée sous la haute main du petit Menico, fils d’un fermier de son père. Menico, c’est-à-dire Dominique, avait cinq ans de plus que Tolla et six ans de plus que Toto, mais il n’abusa jamais de l’autorité que lui donnaient son âge et la confiance de la comtesse. Il ne savait rien refuser à Tolla. En dépit de toutes les recommandations de prudence et d’abstinence qu’on ne lui avait pas ménagées, il hissait lui-même sa petite élève sur tous les ânes du village, et il maraudait à son intention dans les jardins les mieux enclos. Plus d’une fois on surprit le mentor éclatant de rire à la vue de Tolla qui mordait à belles dents une lourde grappe de raisins jaunes, ou qui se barbouillait les joues avec une grosse figue violette. Les jardins, les bois, les ânes et Menico furent pendant douze ans les seuls précepteurs de Tolla. Sa mère lui apprit un peu de religion et de musique. Comme on ne la força jamais de se mettre au piano, elle y vint toujours volontiers. Ses petits doigts aimaient à courir sur les touches d’ivoire. Il se trouva qu’elle avait l’oreille juste, et même, ce qui est plus rare chez les enfans, le sentiment de la mesure. Le célèbre maestro Terziani, qui l’entendit un jour par hasard, déclara que c’était grand dommage de ne lui point donner un maître, mais on le laissa dire.

La religion, et surtout ce catholicisme splendide qui règne à Rome, trouva chez elle une âme bien préparée. La pompe des cérémonies, les parfums de l’encens, l’or, le marbre, la musique sacrée, l’attirèrent invinciblement, comme ce citronnier fleuri auquel elle tendait les bras. Son imagination avide s’empara du premier aliment qui lui fut offert. Elle s’éprit d’une passion filiale pour la madone, cette dame vêtue de bleu et d’or qu’on lui disait si bonne, et qu’elle voyait si belle. L’enthousiasme puéril qu’elle conçut pour certaines images se changea peu à peu en dévotion. A force de prier dans la chambre de sa mère devant une sainte famille de Sassoferrato, elle se lia tout particulièrement avec saint Joseph : elle lui envoyait des baisers, comme à un vieux et respectable parent de la maison. — Tu verras, lui disait-elle, comme je t’embrasserai, si je vais au ciel ! — Cette âme aimante n’eut pas besoin d’apprendre la charité. A quatre ans, elle déchirait ses habits, parce qu’elle avait remarqué qu’on les donnait aux petits pauvres lorsqu’ils étaient déchirés. Elle émiettait son déjeuner aux oiseaux du jardin. « Ne sont-ils pas notre prochain ? disait-elle. Je nourris mes frères ailés. » Sa charité s’étendait jusqu’aux morts. Un jour, sa mère la conduisit à l’église des Jésuites, où l’on prêchait pour les âmes du purgatoire. C’était dans l’octave de Saint-Ignace, un mois environ avant qu’elle eût accompli sa sixième année. Pendant tout le sermon, Toto n’eut d’yeux que pour la statue colossale en argent massif posée sur un globe de lapis-lazuli : il demanda plusieurs fois à sa mère si le bon Dieu était aussi riche que saint Ignace, et s’il avait en quelque endroit du monde une aussi belle statue. Tolla écouta le prédicateur. Quand la première quêteuse passa près d’elle, elle jeta dans la bourse une petite pièce de monnaie que sa mère lui avait donnée pour cet usage ; mais lorsqu’on vint quêter devant elle pour la seconde fois, comme elle n’avait plus d’argent, elle détacha vivement son petit bracelet de corail et le donna aux âmes du purgatoire. On ne s’en aperçut que le soir en la déshabillant.

— Tu n’aurais pas dû, lui dit sa mère, donner ton bracelet sans ma permission.

Elle répliqua vivement : — Vous n’avez donc pas entendu, maman, comme ces pauvres âmes ont soif ?

A treize ans, Tolla savait lire et écrire, monter à cheval, grimper aux arbres, sauter les fossés, jouer du piano, aimer ses parens et prier Dieu. Son père s’aperçut qu’avec ses petits talens, sa parfaite ignorance et ses grandes qualités, elle ne ressemblait pas mal à un buisson d’aubépine en fleur. On résolut de la mettre en pension. L’établissement en vogue en ce temps-là était l’institut royal de Marie-Louise, à Lucques. Les élèves y accouraient du fond de l’Italie et même des pays d’outre-mer et d’outre-monts. Le bruit des concours annuels qui s’y faisaient et des récompenses qui y étaient décernées retentissait dans toute la péninsule, de Naples à Venise. Le comte Feraldi espéra que l’amour de la gloire éveillerait chez sa fille le goût du travail, et que l’appât de ces couronnes tant enviées lui ferait regagner le temps perdu. Il la conduisit à la surintendante de l’institut royal, la comtesse Trebiliani.

Tolla, jetée sans transition dans les habitudes régulières et presque monastiques d’une grande communauté, n’eut pas le temps de regretter sa liberté, sa famille et les bois de Lariccia. Elle s’éprit pour l’étude d’une passion soudaine, mais où la curiosité avait plus de part que l’émulation. Elle se souciait médiocrement de paraître savante, mais elle conçut un incroyable désir de savoir. Toutes les facultés sérieuses de son esprit, brusquement éveillées, entrèrent en travail, et l’on crut reconnaître que l’oisiveté où elle avait vécu avait centuplé ses forces. Son esprit ressemblait à ces terres incultes du Nouveau-Monde qui n’attendent qu’une poignée de semence pour révéler leur inépuisable fécondité. Ignorante comme elle Tétait, tout lui parut nouveau, tout piquait sa curiosité ; elle ne dédaignait rien, rien ne lui semblait usé ni banal. Les histoires les plus insipides, les abrégés les plus nauséabonds avaient pour elle autant d’attraits que des romans. La géographie lui parut une science curieuse et attachante : en feuilletant un atlas, elle éprouvait les émotions d’un voyageur qui découvre des Amériques à chaque pas. Pour tout dire en un mot, rien ne la rebuta, pas même l’arithmétique ; elle fut charmée de ces petits raisonnemens secs et précis ; elle saisit au premier coup d’œil tout ce qu’ils ont d’ingénieux dans leur simplicité, et je ne sais s’il s’est trouvé personne, depuis Pythagore, à qui la table de Pythagore ait fait autant de plaisir.

A la fin de l’année 1831, Tolla, sans avoir songé un seul instant à se couvrir de gloire suivant les intentions de son père, se trouva la première de sa classe et reçut la croix d’or, aux applaudissemens de toute la cour. Elle maintint sa supériorité, sans y penser, jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Dans l’automne de 1834, un décret du duc de Lucques supprima l’institut royal et rendit les élèves à leurs familles. Tolla parlait assez élégamment le français et l’anglais ; elle avait amassé la petite somme de connaissances qu’un pensionnat peut offrir à une jeune fille ; un excellent maître avait cultivé sa voix et changé en talent ce qui n’était chez elle que l’instinct de la musique ; ses parens la trouvèrent parfaite, et son père glorieux se hâta de la conduire dans le monde.

Elle y fît une entrée triomphale, et Rome se souvient encore de sa présentation chez la marquise Trasimeni. Les mères de famille, intéressées à lui trouver des défauts, avaient armé leurs yeux de la curiosité la plus malveillante. Elle subit sans s’en douter ce formidable examen où tous les juges étaient prévenus contre elle : elle en sortit à son honneur. L’aréopage des femmes de quarante ans décida à l’unanimité qu’elle avait une petite figure française assez gentille. Les hommes la proclamèrent de prime-saut la plus jolie fille de Rome.

Sa beauté était de celles qui découragent les statuaires et leur font cruellement sentir l’impuissance de leur art. Ses mains, sa figure et ses épaules avaient la pâleur mate du marbre, et cependant le marbre le plus fidèle n’aurait jamais pu passer pour son image. Rien n’était plus facile que de rendre la finesse aristocratique de ce nez imperceptiblement arqué, la courbe fière des sourcils, l’ampleur un peu dédaigneuse des lèvres, le modelé délicat des joues, où deux imperceptibles fossettes se dessinaient par instans ; mais David lui-même, le sculpteur de la vie, aurait été incapable d’exprimer le mouvement, la santé, et comme la joie secrète qui animait ces traits adorables. La jeunesse dans toute sa force éclatait à travers cette enveloppe délicate ; la pâleur de son visage était saine et robuste. Elle ressemblait à ces lampes d’albâtre qu’une flamme intérieure fait doucement resplendir. Ses yeux châtains, mais qui paraissaient noirs, avaient le regard doux, étonné et un peu farouche d’une jeune biche qui écoute les échos lointains du cor. Sa chevelure longue, épaisse et soyeuse, s’entassait sur sa tête et débordait en deux boucles pesantes jusque sur ses épaules. Son corps mignon, souple, frêle et cependant vigoureux, ressemblait à ces statues antiques dont la vue n’inspire que de hautes pensées et de nobles désirs, quoiqu’elles se montrent sans voiles et qu’elles ne soient vêtues que de leur chaste beauté. Ses mains étaient petites, et son pied aurait été remarqué à Séville ou à Paris.

Tolla fut d’autant plus admirée à Rome qu’elle n’avait pas une beauté romaine. Cette nation vigoureuse qui se baigné dans les eaux jaunes du Tibre a conservé, quoi qu’on dise, une assez bonne part de l’héritage de ses ancêtres. Les hommes ont toujours cet air mâle et sérieux, cette noble prestance et cette dignité extérieure qui distinguait jadis un Romain d’un Grec ou d’un Gaulois ; les femmes sont encore ces belles et massives créatures parmi lesquelles le vieux Caton choisissait la gardienne de son foyer et la mère de ses enfans. Les jeunes Romaines, avec leur front bas, leur face brillante, leurs puissantes épaules, leurs bras charnus, leurs jambes épaisses, leurs pieds solides et leur large et opulente beauté, semblent si bien prédestinées aux devoirs de la famille, qu’il est difficile de voir en elles autre chose que des mères et des nourrices futures : elles ont la physionomie plantureuse et féconde de cette brave terre d’Italie qui a nourri sans s’épuiser tant de fortes générations. Leur regard, leur sourire, et jusqu’à leur coquetterie a quelque chose de tranquille, de positif et de convenu, comme le mariage et le ménage. Au milieu de cette foule un peu banale, Tolla surprenait l’admiration par une grâce plus âpre, par des mouvemens plus vifs, par je ne sais quel charme bizarre et inusité. Son entrée produisit sur les regardans une impression analogue à celle que vous éprouveriez, si dans un boudoir tout imprégné de poudre à la maréchale quelque brise soudaine apportait les fraîches senteurs d’une forêt. Dès ce moment, tous les sourires parurent fades, excepté le sien, et toutes les beautés robustes au milieu desquelles elle glissait au bras de son père ne furent plus que des poupées majestueuses.

Elle avait choisi pour son début une toilette extrêmement simple, qui fut copiée dès le lendemain par toutes les brunes, et qui resta à la mode pendant deux ou trois mois. C’était une robe de tarlatane avec un dessous de taffetas blanc, un camélia blanc au corsage, un Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/445 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/446 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/447 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/448 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/449 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/450 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/451 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/452 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/453 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/454 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/455 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/456 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/457 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/458 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/459 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/460 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/461 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/462 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/463 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/464 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/465 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/466 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/467 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/468 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/469 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/470 Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/471