Tolstoï (André Suarès)/02

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Union pour l'action morale (p. 6-11).


II


SUR UNE IDÉE ÉPICURIENNE ET ÉVANGÉLIQUE DE LA VIE


Tolstoï ne raisonne jamais sur des idées pures ; il les ramène toutes à des faits. Sa religion est impossible à entendre, si on la sort du fait. La théorie n’est à ses yeux que l’ensemble de la pratique. Il n’est pas facile d’en repousser les conséquences. Au temps où j’ai cru en lui, il ne me paraissait pas possible de faire son salut sans cultiver la terre. L’idée fondamentale de Tolstoï est celle de l’Évangile : Jésus montre de petits enfants à ses disciples, et il leur dit : « Soyez pareils à ces petits, si vous voulez entrer dans le Royaume des Cieux. » — Pour Jésus, comme pour tous les Anciens, et pour Tolstoï même, le Royaume des Cieux, c’est la vie heureuse. Pour être heureux, il faut être comme de petits enfants. Jésus est le Dieu d’un peuple d’enfants passionnés, qui met une violence de feu à vouloir cette vie heureuse, — et ne l’a jamais crue impossible un seul moment. Ce peuple même est mort avec son Dieu, — je dis ceux qui l’ont crucifié ; et n’a vécu qu’en lui ressuscité, — je dis ceux qui l’ont cru dérobé au ciel, le troisième jour. Pour ceux-ci, l’idéal et la vie se pénétraient continûment. Passionnés pour le ciel, ils ne quittaient jamais la terre : leur volonté mystique et leurs combats réels ne faisaient qu’un. C’est pourquoi Jésus ne pouvait être le Christ et le Messie que dans cette race-là ; et il fallait qu’il fût le Dieu des Juifs avant d’être celui du monde. Plus tard, on l’a fait métaphysicien chez les Grecs ; César éternel à Rome ; enfin, prêcheur du libre droit de la conscience chez les Saxons. Mais s’il était possible d’imaginer Jésus chez les Grecs, esclave athénien, il serait peut-être une façon d’Épicure ; esclave romain, un stoïque à la manière d’Épictète. Or, Tolstoï, pour évangéliste qu’il soit, ne peut s’empêcher d’avoir du grec et du romain, comme tous les modernes. Quoi qu’il fasse, il connaît l’immense ressort de l’État et de la Science. Quoi qu’il veuille, il ne ressuscite le Messie d’un peuple d’enfants violents et passionnés, que dans le monde moderne, qui est romain par la forme, et grec par la pensée. De là, que le ciel de Tolstoï paraît si loin. Il a beau le montrer dans la volonté affranchie et dédaigneuse de ce monde, il ne peut se dérober à ce monde même. Jésus ne se soucie pas des villes énormes, des continents en lutte, d’un bout de la terre relié à l’autre, des sciences et de l’art. Tolstoï est forcé de s’en occuper.

Le principe d’« être comme des enfants » n’est doux que dans un monde enfantin. Là, même, il a du péril. Ce monde court le risque de se noyer dans un fleuve de lait. Mais si cet Éden peut se défendre de sa propre innocence, il ne le pourra contre la méchanceté d’autrui. Une horde de Turcs aura bientôt fait, ici, de tout mettre à mort ; là, de tout détruire ; ici et là, de violer les petites filles et les femmes : Ainsi, la race des méchants profitera de la bonté des bons, pour perpétuer sa propre méchanceté. Dans le monde selon Tolstoï, la perfection est l’exercice de la défaite et du martyre. Le Royaume des Cieux est ouvert sur les champs de la Mort. Sans doute. Il n’est que trop vrai.

Voilà en quoi Tolstoï est épicurien. Il règne la même ataraxie au fond de son Évangile qu’au fond de la Physique d’Épicure. Épicure disait : Sache tout, — et laisse faire. — Tolstoï dit : Souffre tout, — et laisse faire. L’intelligence, chez le Grec, et, chez le Russe, l’amour de Dieu, ou charité, suffisent à tout. Tolstoï unit le stoïque et l’épicurien dans le même abandon de soi très apostolique. Il est curieux de voir que le Christ y rencontre la victoire. Car c’est à peu près ainsi que le christianisme naissant a conquis la société antique.

Souvent, j’ai réfléchi sur la grande tristesse des livres de Tolstoï. Son accent n’était pas si désolé quand il ne savait où est la voie du salut, que depuis qu’il l’a trouvée. Il annonce le bonheur d’une voie sombre. Est-ce l’horreur du mal présent qui lui donne ce ton ? — À la vérité, il semble plutôt que ce bonheur soit désespéré. Jésus est le dernier mot de la sagesse humaine, — faute, peut-être, qu’il y en ait un autre. Ce monde d’enfants est le pis aller d’un monde d’hommes. L’innocence sans passion est la fin d’une créature, qui ne peut être passionnée sans être criminelle. L’enthousiasme de Tolstoï pour la vie n’est pas fort soutenu : il était beaucoup plus robuste dans le temps de ses doutes, quand il craignait tant la mort, quand il se torturait tant de vivre. Il consent à la vie, plus qu’il ne l’aime. C’est une philosophie de vieillard : le mot en vient, quoi qu’on en ait, aux lèvres, comme à l’esprit. Le Çakia-Mouni, aussi, a été roi, amant, père, avant de devenir un sage. La résignation à la mort est le grand prix de la vie. Accepter la mort, pour l’oublier. Oublier la vie, dans l’attente, sans pensée, de la mort. Les enfants font l’un et l’autre, et non par principe : en quoi ils ont un avantage incalculable. Cette ignorance est la caution du bonheur. Et, en effet, un enfant innocent, de bonne santé, de bon caractère, est à la fois un épicurien modèle, — et un parfait stoïcien : il accepte, il croit tout ; — et il jouit de tout selon ses facultés.

Il faut plus à l’homme. De là, le souci, la douleur, l’amertume. Il ne veut pas vivre seulement : il veut se sentir vivre, — et il apprend à se sentir mourir. Il ne lui suffit pas de jouir de l’heure : il veut jouir de toutes ; et il se compose un Moi, l’horloge où elles sonnent infiniment. Il veut même jouir de ses douleurs, par contraste. Non ; l’homme n’est pas un enfant. Celui qui y prétend le plus, souvent le peut le moins. Il ne peut ? Et s’il le pouvait, il ne le voudrait plus, peut-être. L’homme plein, comme il est tout volonté, tout acte et toute passion, veut jouir de sa vie, de ce qu’il a, de ce qu’il n’a pas, de ce qu’il craint. L’enfant n’est plus heureux, que parce qu’il est à peine. Qu’est un enfant ? Quasi rien. — Alors, je dis à Tolstoï : « Dans le fond, votre Évangile, à fin de nous rendre heureux, veut que nous soyons enfants, — pour être à peine. Mais il s’y cache une autre pensée, et la tristesse, selon mon goût, s’en étend à toute chose : Le vrai bonheur, pour l’homme, est de n’être point. L’idéal de la vie, — s’il n’est pas le non-être, difficile à concevoir, ou absurde, pour qui est — est, du moins, une mort paisible : un ruisseau qui coule, sans quitter un sable uni, — et s’y perd lentement. »

Une profonde horreur flotte parfois sur un calme rêve.