Tolstoï (André Suarès)/09

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Union pour l'action morale (p. 57-69).


IX
QUE TOLSTOÏ N’EST MYSTIQUE EN RIEN


S’il y avait quelque mysticisme en Tolstoï, ce serait celui de la raison. Il s’en rapporte volontiers à des lumières naturelles, pour éclairer l’homme et lui montrer la vérité. La foi qu’il a, au pouvoir du bon sens et à la raison non corrompue, on peut l’appeler mystique. Il croit qu’un esprit simple, non gâté par la vie, reçoit la vérité sans peine, et l’accepte, comme l’œil sain fait les objets visibles. Le faux jugement lui semble un effet de l’erreur sociale ; mais, selon lui, l’homme sans malice n’y est pas sujet ; et enfin, nul homme d’intelligence ordinaire, pourvu qu’elle fût intacte et non viciée par la culture du mensonge, ne peut refuser son adhésion à l’Évangile, si on lui enseigne la parole de Jésus-Christ, dépouillée de toute théologie et de tout ornement ecclésiastique. L’Oriental, comme le Grec, est porté à confondre l’esprit et le caractère. Tolstoï pourrait se donner en exemple : quand il a compris la doctrine du Christ, il a été chrétien. Il ne conçoit pas qu’on balance à le faire. Il n’entre, peut-être, pas du tout dans la pensée d’un Montaigne ou d’un Renan, qui, comprenant la vie chrétienne exactement à sa manière, y verrait une raison suffisante de ne pas s’y conformer.

Tolstoï croit une idée bonne, parce qu’elle lui paraît vraie. Il ne faut que lui prouver la vérité d’une doctrine pour l’y faire adhérer. Dans le temps où, désespérant de la foi, il vivait dans la critique, souvent il a fait du bien la pierre de touche du vrai ; à cette époque, l’apparence d’une vérité se dissipait à ses yeux, ne laissant voir qu’une idée fausse, en ce qu’elle n’était pas bonne. À vrai dire, il n’a jamais été amoureux des idées pour elles-mêmes : il leur demande ce qu’elles ont pour la vie. Quand son esprit s’épuisait en efforts critiques, il lui semblait ne pas vivre. Plusieurs fois il a songé à se donner la mort. Il le répète volontiers, comme on parle d’un danger ancien, d’où l’on est sorti heureusement, et où les autres peuvent trouver matière à s’instruire. Quand il dit qu’il a été nihiliste, il ne faut pas le prendre au mot. Il était dans le doute, entre des idées contraires, dont pas une n’importait directement au bien, ni à la vie bonne. Voilà pour Tolstoï un état mortel, et de néant. Montaigne y voyait toutes sortes de commodités pour bien vivre.

Il est clair que Montaigne n’est pas un négateur décidé : mais le probable, dont il s’accommode, paraît à Tolstoï un pur néant. C’est que Tolstoï est de ces hommes surtout sensibles sur l’article de la morale, et qui n’en acceptent une que par relations avec l’ordre universel. Il leur faut la foi, à toute force ; car, sans la foi, il leur semble n’avoir rien. Tel est l’inconvénient, pour l’intelligence, d’être plus passionné qu’intelligent, ou, du moins, de laisser les passions gagner le seuil de l’entendement.

Mais Tolstoï ne conçoit qu’une foi humaine, directe aux intérêts humains, et dont la vérité oblige. Il revient à dire que Tolstoï ne doute pas de la vérité. Son évangile est tout rationnel. Sa morale est socratique : montrer aux hommes où est le vrai, c’est leur donner le bien, et les y forcer en quelque sorte. La guerre au mal est une critique de l’erreur. La vertu n’est que la vérité en action. Tolstoï est un sage, à la manière des anciens. Les saints de l’Antiquité — et chez les Hébreux même — sont des hommes plus intelligents que les autres, dont la saine intelligence découvre des vérités utiles à tout le monde. Tolstoï ne demande la foi ni à Dieu ni à la prière ; il ne l’attend pas de grâces surnaturelles. Lisez l’Évangile, comprenez la pensée de Jésus-Christ : c’est la simplicité, le bon sens, la vérité même. Quand vous en serez là, vous ne sauriez manquer d’être chrétien ; si vous êtes sincère, le salut est en vous. Il ne vous reste qu’à ranger votre vie à des principes que vous éprouvez vrais. Si vous balancez, la sottise est plus forte en vous que la faiblesse, ou la lâcheté. Votre bonne volonté n’est pas si en défaut que votre intelligence. Vous êtes malade d’esprit, avant toute autre infirmité. Guérissez-vous d’abord de votre complaisance pour vos maladies. Car la vie, que vous n’osez quitter, elle est affreuse et désespérée pour vous-même, autant que détestable en ses conséquences. Vous le savez bien : vous ne seriez pas homme, si vous l’ignoriez. Mais vous connaissez votre mal ; et la connaissance de la vérité, qui en est le remède, vous en purge, pour peu que vous ouvriez les yeux.

Pourquoi n’a-t-on pas la vue meilleure, pour voir la vérité ? Pourquoi n’en a-t-on même pas le désir sincère ? — Voilà une question obscure. Tolstoï tend bien plus à rendre la société responsable de cet aveuglement que chaque membre en particulier. Presque toujours, ceux qui font grand crédit à la raison, ont un jugement optimiste de l’homme et de la nature. Ils ne les ont pas en aussi profond mépris qu’ils méritent, et qu’il le faudrait. Quel étrange chrétien semblerait Tolstoï au moine de l’Imitation ! Quel prodige lui serait cet évangile socratique ! Il démontre le bien et la vérité chrétienne, comme Xénophon explique le bien et la vérité selon Socrate. Encore, Socrate a-t-il son démon.

L’inspiration de Tolstoï est plus positive : ni démon, ni extase, ni grâce, ni ombre d’un pouvoir mystique. Tout ce qui y ressemble donne du dégoût à cette âme puissamment rationnelle : un certain mysticisme du cœur, dont les fils de la femme ne guériront pas, s’il est un mal, irrite Tolstoï. Sa pitié et cet amour qu’il prêche entre toutes les créatures sont plutôt rudes, violents, pleins d’exigence, que trempés de douceur et de larmes. Il ne se reconnaissait point dans ces larmoiements et ces fadeurs dolentes, dont on a tant parlé, — et cette religion pitoyable, dont on a fait une mode. Il est même injuste, pour ce piteux répit, que des âmes, pauvres en tout, donnent à leur égoïsme, quand elles pleurnichent, et font l’aumône, fût-ce par ostentation : il faut leur en savoir gré, au contraire, comme d’un brin d’herbe, né de la boue et du sable ; aussi bien, n’est-ce pas assez pour y prendre garde. Tolstoï a trop fait l’expérience de la charité commune, des aumônes et de la philanthropie. Il y a touché du doigt la plus perverse vanité du monde : car où en est-il une plus fausse, plus riche en erreur, plus satisfaite d’errer ? Elle nuit à celui qui la fait, comme elle déprave celui à qui elle est faite. Elle est ce comble de mensonge, où il se crève les yeux pour ne point voir. Elle agit au nom de l’amour, et n’engendre que la honte et la haine. Peu s’en faut que la philanthropie d’habitude ne soit la maîtresse erreur de ce monde. La main y est pour trop, où le cœur n’y est pas pour assez ; de là, ce fatal divorce, où l’on finit par faire le bien, sans la moindre bonté.

Tout au moins, Tolstoï a bien raison de soutenir que la meilleure aumône est la moins calculée. Et, quant à en faire un moyen social, il n’a pas tort d’y démasquer une hypocrisie trop forte. Il est vain, en effet, de se flatter qu’une société malade, où l’aumône est mise à nu de la sorte dans ses infirmités, puisse se guérir par l’aumône. Mais si Tolstoï était plus sensible à la douceur du cœur humain, s’il goûtait mieux les pleurs de la tendresse, il ne se soucierait pas tant du bien social, ni de la vérité pratique.

Je ne sache pas que Tolstoï ait, nulle part, parlé de Jésus. La vérité de l’Évangile lui cache toujours Celui qui l’a dite. Il ne le nomme qu’en compagnie des autres législateurs sacrés. Qu’il soit un Dieu, qu’il soit un homme, on ne l’aperçoit jamais. Sage parfait, il enferme des vérités parfaites en quelques paroles. — « Qu’enseigne-t-il ? — Qu’a-t-il pour nous ? » — Voilà ce que l’Orient demande d’un prophète. Le Russe n’adore qu’en esprit : quel qu’il soit, un homme ne compte que pour un homme ; ce peuple se soumet volontiers à une foi ; il ne semble pas se soucier de celui qui la lui donne. Il est rebelle au Moi.

Ainsi, Jésus est absent de l’œuvre de Tolstoï, ce grand chrétien. Quoi de plus inattendu ? — Pour les hommes de l’Occident, ce paradoxe est presque incompréhensible. Ils seraient tentés de s’en plaindre. En France, en Italie, en Angleterre, Jésus a toujours été le grand vainqueur des âmes chrétiennes, et tout leur amour. Les plus saintes n’auraient pas été chrétiennes sans lui. La présence du Christ fit, pour elles, la vérité du christianisme ; son attente fit leur patience ; ses promesses firent leur salut. Ce nombre infini de larmes, de cris, de prières, de confidences ; ces appels de la mort et de la vie ; ces joies, détachées de tout, et ces douleurs, détachées de soi-même ; tous ces mouvements du cœur, depuis deux mille ans, ne sont pas allés à quelques paroles, fussent-elles les plus sages du monde. La force leur est venue de Celui qui les a fait entendre le premier. Le charmant François d’Assise imite son Maître jusque dans les marques de la croix et les stigmates du supplice. Le grand Pascal parle aux plaies amoureuses de son Dieu et ne l’eût point fait qu’à son Dieu. Pour le moins, que le chrétien ne voie pas seulement dans l’Évangile un recueil de maximes. Qu’il y laisse l’homme, s’il en ôte le Dieu. Et voilà Tolstoï qui, à force d’être humain, dépouille le christianisme de l’un et de l’autre, pour faire la place unique à la raison.

Par là, on voit assez que Wagner et lui n’auraient jamais pu se comprendre. Ils sont opposés, comme deux hommes ne sauraient l’être davantage : sentiments, vues du cœur et de la pensée, tout en eux est contraire. Ils sont aux pôles des mêmes objets. Ils ne sont pas possibles à concilier. Il ne faut pas s’étonner que Tolstoï juge Wagner avec une rigueur presque insolente. Plus Wagner s’est avancé dans les voies de son propre génie, plus il s’est enfermé dans les profondeurs du sentiment intime. Il a aimé Jésus, comme Michel-Ange a pu le faire : tout ce qu’il avait de divin lui-même est allé à la Personne incomparable, où s’est épanouie la forme la plus pure et la plus complète de la Divinité. Là où d’autres, même de l’humeur la plus religieuse, ne voient guère que l’homme en Jésus-Christ et n’y adorent de bon gré qu’une perfection humaine, Wagner a rencontré le divin. Wagner et ceux de son espèce n’en croient que le cœur, à cause des révélations qu’il se fait à lui-même. La personne divine est tout ce qu’ils aiment, et où s’élance le vœu de toute leur personne. Ils ne connaissent réellement rien que sous l’aspect de l’individu. Au plus profond de leur sentiment, ils diraient volontiers : « Plus il est Dieu, plus il est lui-même. Plus il est Dieu, plus il est grand, et plus je le connais. Plus il est Dieu, plus il me touche. Un homme ne peut être assez pour moi. Les souffrances d’un Dieu, qui veut être homme, voilà pour mon cœur l’émotion irrésistible. Combien, s’il est Dieu et s’il souffre, il est plus beau que s’il est homme ! — Cela ne se compare pas. »

Tolstoï, fidèle à l’esprit de sa race, cherche en tout ce qu’il y a de plus général et de plus voisin du commun. Mais il en est qui cherchent en tout ce qu’il y a de plus particulier et de plus divin. Ni ils n’ont le génie moins humain, quoi qu’il semble, — ni ils ne sont moins hommes. Peut-être sont-ils poètes plus qu’ils ne sont apôtres. Et peut-être, en effet, les apôtres et les prophètes ont-ils été plus semblables à Tolstoï qu’à Wagner. Cependant, Tolstoï ne rend pas justice à cette puissance d’amour qu’un Wagner déploie : elle aurait pu l’éclairer sur la nature de ce génie. Car enfin, cet extrême amour du divin gagne Wagner à Jésus-Christ. Comme tout amour, il l’engage au service et à l’imitation de l’objet aimé. Les préceptes de l’Évangile, quand même Wagner ne les suivrait que par caprice du cœur, il ne les offre pas moins à l’exemple de tout le monde. Il y a toujours du prince dans le grand artiste : mais, je le veux, s’il pense d’abord à lui, le bien qu’il propose n’est pas inutile aux autres. Wagner, se donnant à l’amour de Jésus-Christ, a ému, en faveur de la vie divine, une foule de gens dont la vie assez basse ne semblait plus capable d’une émotion si haute. Le chant, où tout ParsifaI s’appuie, où le mystère de la Rédemption s’offre d’abord, et sur lequel il doit s’accomplir, — a le caractère d’une révélation. Il porte une grâce, il a une puissance de religion que Tolstoï peut nier, s’il lui plaît, et s’il y demeure insensible, mais qu’il ne peut empêcher beaucoup d’hommes d’avoir senti. L’art a fait ce miracle. Il ne l’eût pas moins opéré s’il était possible que Wagner eût rencontré une mélodie si divine ailleurs qu’en son cœur, rempli d’un sentiment divin. Que Tolstoï en conteste la beauté : l’effet en demeure ; il ne dépend pas de lui.

Le grand artiste s’immole entier à son œuvre, après tout ; et il ne juge pas nécessaire de faire au monde un autre sacrifice. En est-il un plus rare ? Tolstoï n’en devrait pas douter. La vraie sainteté n’est peut-être pas si difficile que l’art véritable. François d’Assise n’est peut-être pas si unique que Beethoven. Faire l’aumône de soi, toute sa vie, à des misérables, et se donner sans compter à des œuvres sublimes, où les plus nobles créatures trouveront ce pain, que le blé ne produit pas, — ici ou là, quelle charité est la plus grande ? — Je m’imagine que Tolstoï est plus irrité de la puissance de l’art que de ce qu’il ne peut pas. Il est blessant, pour les apôtres, que l’artiste touche au divin, par les voies, en apparence, de l’égoïsme ; plus d’un en eût été découragé, s’il avait été mieux instruit. C’est pourquoi ils sont, le plus souvent, des hommes simples, au grand cœur, d’esprit fruste ; l’ignorance leur permet d’avoir en mépris ce qu’ils ne connaissent pas. Quand ils s’en vont, à Athènes, casser les statues à coups de marteaux, il est fort heureux que l’horreur des idoles, comme ils disent, occupe toute leur pensée : car, s’ils avaient quelque idée de Phidias et de Praxitèle, ils en comprendraient à demi les dieux, et ils ne les briseraient pas.