Tolstoï (André Suarès)/13

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Union pour l'action morale (p. 97-104).


XIII
GRANDE SOLITUDE DE TOLSTOÏ


Il y a une solitude plus profonde que la nuit arctique, plus étendue que la banquise du pôle. Il y a un désert plus vaste et plus immobile que la glace sur le toit de l’Asie, quand la lune de l’hiver l’illumine. C’est l’homme parmi les hommes ; et la volonté d’un seul homme, aux prises avec le monde durable et les jours éphémères, voilà l’abîme de Pathmos, où la solitude est parfaite.

Qui doit le savoir mieux que Tolstoï ? Le grand vieillard a voulu le règne de Dieu sur la terre, — et ce n’est pas d’aujourd’hui. Il a mis toute la force d’une logique puissante, au service de ce grand dessein. Il ne doute plus, depuis longtemps. Il peut s’en prendre, du moins, à la folie, à l’égarement des hommes, à la mortelle lenteur de la vérité, aux peines qu’elle a toujours eues à se faire une route. Car un Tolstoï vit, grandit, s’élève sans cesse pour cette vérité qu’il porte ; et, pourtant, son tour vient de vieillir, de voir la neige des ans couvrir peu à peu sa perspective ; et de regarder la tombe qui se creuse, et qui ferme l’étape à l’horizon.

La comtesse Tolstoï a dit un jour : « Le comte ne travaille plus pour la Russie, maintenant, mais pour le monde. » C’est quand on est le plus séparé des siens, qu’on se fait tout à tous ; et celui qui se quitte lui-même est plein de l’univers. Tolstoï a toujours été solitaire ; il est de ces hommes à qui il faut un trop grand espace : ils prennent tout l’air autour d’eux ; et à mesure qu’ils se répandent, ou ils attirent les environs, ou ils y font le vide. Il faut leur appartenir, ou les fuir. Il faut un peuple à Tolstoï. Puis il est rebuté d’eux ; il s’emporte contre leur mauvaise volonté : dans la Guerre et la Paix, dans Anna Karénine, et ailleurs, Tolstoï passe aussi souvent pour misanthrope que pour dévoué et charitable. Il leur demande trop, dit-on. Non : bien moins qu’à lui. Il ne leur demande que de le croire. — Il leur fait un faux reproche, dit-on encore, de ne pas lui obéir, de ne pas se laisser convaincre : mais pourquoi lui céderaient-ils ? — Parce qu’il est le plus fort ; qu’ils le savent ; et qu’il ne peut faire lui-même de ne le savoir point.

Tolstoï parle au monde entier, selon le mot de sa compagne. Mais c’est qu’il ne peut enseigner son peuple, ses voisins, ni même sa compagne. Que je le vois isolé ! Son isolement est aussi vaste que lui. Nul homme ne peut se vanter d’avoir été compris d’un seul autre homme, durant cette si courte et si longue existence. Que sera-ce de l’homme qui en vaut une infinité d’autres ? Il n’aura pas seulement l’ennui de ne pouvoir se faire comprendre. Il aura la sombre tristesse de savoir jusqu’où il n’a pas été compris. Allons plus outre : de savoir qu’il ne pouvait pas l’être. Or, cette certitude n’ôte rien à la passion de se communiquer, car elle est proprement celle d’agir, pour les esprits, et leur vie. L’homme ordinaire n’est séparé des autres que par l’étendue d’un moi ordinaire comme lui, pour ainsi dire : c’est une épaisseur de rien, un voile mince ; il peut cacher une souffrance réelle, mais elle est vite dissipée. L’autre homme est divisé de tous par un espace immense : par toutes les forces, et toutes les décisions d’une volonté presque infinie. L’Église voit l’orgueil à la base de l’hérésie ; c’est la volonté qu’il faut mettre, le nerf même de l’esprit. Que Tolstoï me touche, adolescent et même déjà avancé en âge : Bésoukhow et Lévine semblent parfois peu volontaires ; cependant, ils n’en font qu’à leur tête ; rien ne les réduit. Ils sont de cet ordre des âmes, expressément nées à la fois pour sentir, pour comprendre, et pour vouloir : mais la volonté ne leur vient qu’ensuite. Il ne leur faut qu’une foi définie : alors, ce qu’elles ont de puissance pour agir se révèle. À peine agit-il, Tolstoï se trouve plongé dans cette solitude sans fin, comme la passion d’excellence qui l’anime. Il y a tant de vérité dans son âme, qu’on ne lui fait pas un moindre tort de la méconnaître toute, que de la décomposer en vérités particulières, et d’y choisir la sienne entre mille. Ainsi, quand il est compris sur un point, il sent encore bien plus l’impuissance où il est de se faire comprendre. Qui dira la mélancolie de Tolstoï, quand on le loue d’avoir écrit les plus beaux romans du monde ? — On doit sentir dans son âme de tels dégoûts : combien peu les éprouvent ? On vante Tolstoï auteur, quand il est, et veut être apôtre ; et l’on daigne lui pardonner ses œuvres, en faveur de ses livres. En secret, comme il rougit, l’admirable vieillard, de cet éloge : Ici, il y a un homme, — et l’on veut un auteur. Pascal l’eût pris d’une autre sorte.

Voilà bien l’isolement profond, celui dont on ne peut sortir, où il faudrait amener les autres, n’y ayant point d’autre moyen de s’unir à autrui, et n’y servant de rien d’aller aux autres : Isolé par les pensées mêmes qu’on a le plus longtemps couvées, et qu’on caresse le plus, de la communion humaine. Une vue étendue du monde est un spectacle sans merci de notre propre solitude. Je pense toujours à Jésus sur sa croix, ou même à Socrate dans sa prison. Jésus peut douter de tous les hommes. Socrate peut douter de la Cité. Pourtant, Socrate a ses amis, et il sourit à la ciguë, en faisant vœu à Esculape : c’est pourquoi Socrate meurt si sereinement. Il est admirable de sagesse ; mais déjà en lui perce Épicure, si triste, selon moi, étant tout raison, et le plus résigné des hommes : mieux vaut encore une vie, qui est agonie, qu’une vie qui est la mort même. Mais vous, Jésus, pour tout ami vous avez l’éponge et le vinaigre sur la bouche, et vos lèvres sont brûlées par la dérision ; l’ironie amarifie votre soif agonisante. Il n’est point permis de vous rien comparer. Cependant, la puissante solitude suce aussi son vinaigre, et en rend sa soif plus acide. Point d’amis : car l’ami est celui qui nous comprend assez pour nous chérir, et je le trouve plus sûr que celui-là même qui nous aime assez pour nous comprendre. Nos cœurs sont de viande : ils se gâtent, ils se corrompent ; ils se déchirent aussi.

Tolstoï est donc seul, en dépit de sa gloire. Il vit retiré. Il n’a pas même conquis ceux de son sang : quelques-uns lui résistent. L’admiration l’accompagne, qui croit bon de se corroborer de blâme : car ce qu’elle admire surtout en lui, c’est qu’il lui reste incompréhensible. Les puissances de la terre honorent en lui une puissance, mais ne l’aident pas. Il avait un compagnon : il l’a perdu. Tolstoï, qui aime l’univers, est en lutte avec l’ordre universel : car il ne faut pas le vouloir à sa manière. Il n’est pas en prison, parce qu’il n’y en a pas une assez grande pour lui.

Mais il est plongé dans le profond cachot de sa condition d’homme, — au milieu du monde, et parmi cet amour de la vérité, qui est le désert infranchissable à presque tous. Qui ose y entrer ? Qui a le courage d’y poursuivre sa route ? Qui, surtout, honore assez la lumière aveuglante, et sans douceur peut être, qui baigne cet aride et sublime espace ? — Aux champs, Tolstoï parle donc volontiers à ceux de Yasnaïa Poliana, ouvriers et paysans ; il prend son plaisir avec les plus simples ; ils ont le cœur droit et fort : du moins, il est plus facile de le leur prêter et l’âme fraîche de l’enfant ; ils vénèrent la grandeur naïve ; et ils aiment comme ils admirent. Ils croient. Or, pour Tolstoï, comme pour tous ceux de son ordre, l’orgueil et la volonté sont d’être crus. On croit, grâce à ceux qui croient ; et ce sont eux qui nous rendent sûrs enfin qu’on est digne de se faire croire.

On a toujours besoin d’affirmation. Le plus grand des hommes ne dépend pas de l’approbation d’autrui, mais son œuvre en dépend ; il ne peut se le nier. Les tyrans le savent bien, qui forcent l’assentiment. Ils y emploient des moyens à eux, qui touchent à la folie, à demi absurdes, — comme le semble toujours la violence exercée sur la pensée, — qui, par nature, lui échappe. On n’agit point dans le monde, s’il ne prend sa part de votre affirmation. C’est pourquoi la solitude, si nécessaire à l’homme de génie, finit par lui être une nécessité si terrible. Elle ruine en lui la croyance à sa propre action. Elle la réduit, en quelque sorte, à devenir négative.

Or, qu’est-ce bien qu’une action négative ? Il n’y a rien de vivant dans une négation. Il vaut mieux se tromper sur ce qu’on affirme, que nier à bon escient, — et par principe. Une grande pensée, qui n’agit pas, solitaire par contrainte, après l’avoir été par goût, faute de l’affirmation d’autrui, devient insupportable à elle-même : car il lui semble qu’elle nie. — Tolstoï a longtemps connu ce supplice ; peut-être, le connaît-il encore.