Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 10

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 46-52).

CHAPITRE X.



HOSPITALITÉ DE M. ALLWORTHY. PORTRAIT EN RACCOURCI DE DEUX FRÈRES, L’UN MÉDECIN, L’AUTRE CAPITAINE, ÉTABLIS DANS LA MAISON DE L’ÉCUYER.

M. allworthy ne fermoit à personne ni sa maison, ni son cœur ; mais il les ouvroit plus particulièrement aux gens de mérite. À dire vrai, sa table étoit la seule du royaume où l’on eût la certitude de trouver place, pourvu qu’on fût digne d’y être admis.

Il honoroit surtout de sa faveur les hommes d’un savoir éminent, ou d’un esprit supérieur ; et il étoit doué d’un tact sûr pour les discerner. Quoiqu’il eût été privé, dans sa jeunesse, des secours d’une éducation soignée, les heureuses dispositions qu’il tenoit de la nature, perfectionnées par l’étude tardive, mais passionnée des lettres, et par le commerce des gens instruits, l’avoient mis en état de juger pertinemment de presque tous les genres de littérature.

On ne s’étonnera pas que, dans un siècle, qui estime si peu et récompense si mal les gens de mérite, ils se rendissent avec empressement dans une maison, où ils étoient sûrs de trouver un accueil obligeant, et de participer à toutes les jouissances de la fortune, comme s’ils y avoient eu des droits personnels. M. Allworthy n’étoit pas de ces généreux patrons, toujours prêts à donner à de pauvres auteurs le vivre et le couvert, et qui n’exigent d’eux en retour, que de l’amusement, de l’instruction, des louanges, une entière soumission à leur volonté, en un mot, la complaisance de s’enrôler au nombre de leurs valets, en leur épargnant toutefois l’humiliation de la livrée et des gages.

Chez lui, chacun étoit maître absolu de son temps, et pouvoit satisfaire tous ses goûts, pourvu qu’ils n’offensassent ni la religion, ni les mœurs, ni les lois. Éprouvoit-on quelque légère indisposition, un besoin de sobriété, ou d’abstinence, on étoit dispensé d’assister aux repas, ou libre de sortir de table, dès qu’on le souhaitoit, sans être gêné dans sa conduite par des sollicitations beaucoup moins flatteuses qu’importunes ; car, il faut l’avouer, les instances d’un supérieur en pareil cas, ressemblent trop à des ordres. Aucun des hôtes de M. Allworthy ne sentoit la moindre dépendance, ni l’homme opulent dont on recherche partout la société, ni ces convives nécessiteux à qui leur indigence rend l’hospitalité si utile, et qu’on voit d’autant moins bien accueillis chez les grands, qu’ils ont un besoin plus pressant de leur assistance.

Au nombre des derniers, se trouvoit le docteur Blifil. Il tenoit de la nature les plus rares dispositions ; mais elles lui étoient devenues inutiles, par l’obstination de son père à lui faire embrasser une profession qu’il n’aimoit pas. Il avoit été forcé dans sa jeunesse d’étudier la médecine, ou plutôt de paroître l’étudier. Dans le vrai, les livres qui traitent de cet art, étoient presque les seuls qui lui fussent étrangers. Le pauvre docteur possédoit à fond la plupart des sciences, hors celle qui devoit lui donner de quoi vivre : aussi, à l’âge de quarante ans, n’avoit-il pas de pain.

Un tel personnage pouvoit se flatter d’être bien reçu chez M. Allworthy, près de qui l’infortune étoit un titre sacré, toutes les fois qu’elle provenoit, non de fautes personnelles, mais de la folie, ou de la méchanceté d’autrui. À ce mérite négatif, le docteur joignoit une recommandation positive, nous voulons dire une grande apparence de religion. Étoit-elle l’effet d’un sentiment réel, ou feint ? nous n’osons le décider, n’ayant pas de pierre de touche pour discerner la vraie piété de la fausse.

Sous ce point de vue il plaisoit fort à M. Allworthy, et bien plus encore à miss Bridget. Cette demoiselle avoit avec lui de fréquentes discussions théologiques, d’où elle sortoit toujours transportée d’admiration pour les connoissances du docteur, et ravie de l’éloge qu’il faisoit des siennes. Elle étoit en effet très-versée dans les matières de controverse, et avoit souvent embarrassé, par la force de sa dialectique, les ministres du voisinage. Du reste, sa conversation étoit si pure, son regard si chaste, son maintien si grave, si solennel, qu’elle ne sembloit pas moins digne de vénération que sa patronne, ou n’importe quelle autre sainte du calendrier romain.

Toute espèce de sympathie tend à faire naître l’amour, et l’expérience nous apprend qu’aucune n’y est plus propre que la sympathie religieuse, entre des personnes de sexe différent. Le docteur se voyant si bien traité par miss Bridget, commença à gémir d’un malheur qui lui étoit arrivé, environ dix ans auparavant. Il avoit épousé une femme qui vivoit encore, et ce qu’il y avoit de pis, M. Allworthy n’ignoroit pas son existence. C’étoit un fatal obstacle au bonheur dont il auroit pu se flatter de jouir avec cette vertueuse personne : car l’idée de la séduire ne s’offroit point à son esprit, soit qu’il fût retenu, selon toute vraisemblance, par ses principes de religion, soit que la pureté de sa passion, ennemie d’un coupable commerce, n’aspirât qu’aux plaisirs permis du mariage.

Le docteur n’eut pas besoin de rêver long-temps sur ce sujet, pour se souvenir qu’il avoit un frère, libre des fâcheuses entraves qui l’enchaînoient. Il ne doutoit point que ce frère ne réussît auprès de miss Bridget, chez laquelle il avoit cru remarquer de l’inclination pour le mariage ; et peut-être ne trouvera-t-on pas la confiance du docteur mal fondée, quand on connoîtra les qualités du personnage en question.

C’étoit un officier retiré du service, âgé d’environ trente-cinq ans, de taille moyenne et bien proportionnée. Une blessure, dont il portoit au front la cicatrice, déparoit moins son visage qu’elle n’honoroit sa valeur. Il avoit de belles dents, un sourire gracieux lorsqu’il le vouloit. Quoique sa physionomie fût rude, aussi bien que le son de sa voix, il savoit adoucir à son gré l’une et l’autre, et prendre un air aimable et enjoué. Il ne manquoit ni de politesse ni d’esprit. Dans sa jeunesse il avoit été plein de feu, et il retrouvoit encore au besoin sa première vivacité, malgré le tour sérieux qu’avoit pris depuis peu son caractère.

Destiné malgré lui à l’église, il avoit fait, comme le docteur, ses études à l’université ; mais son père étant mort avant qu’il fût entré dans les ordres, il embrassa le parti des armes, et quitta la robe noire pour l’uniforme.

Il acheta d’abord une lieutenance de dragons ; il devint ensuite capitaine. Une querelle qu’il eut avec son colonel, l’obligea de vendre sa compagnie : depuis lors, il vivoit à la campagne en véritable rustre, s’appliquoit à l’étude des écritures, et passoit pour être assez enclin au méthodisme.

Un tel homme sembloit devoir plaire à une femme distinguée par sa piété, et qui n’avoit encore d’inclination bien prononcée que pour le mariage en général ; mais comment le docteur, qui aimoit fort médiocrement son frère, put-il se résoudre, dans le dessein de le servir, à payer d’un si noir retour l’hospitalité de M. Allworthy ? c’est ce qu’il n’est pas facile d’expliquer.

Y a-t-il des esprits qui se complaisent dans le mal, comme d’autres, dans le bien ? Trouve-t-on du plaisir à se rendre complice d’un larcin qu’on ne peut commettre soi-même ? Ou enfin (ce que l’expérience paroît confirmer), est-on flatté de concourir à l’agrandissement de sa famille, quelque indifférence qu’on ait d’ailleurs pour elle ?

Quoi qu’il en soit, le docteur fit venir son frère, et tout en feignant de ne recevoir de lui qu’une courte visite, il trouva moyen de l’introduire chez M. Allworthy.

À peine une semaine s’étoit écoulée, que le docteur eut lieu de s’applaudir de son stratagème. Le capitaine égaloit dans l’art d’aimer l’ingénieux Ovide ; il avoit de plus reçu de son frère des instructions qu’il sut mettre habilement à profit.