Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 04

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 85-92).

CHAPITRE IV.



COMBAT, OU PLUTÔT DUEL LE PLUS SANGLANT DONT IL SOIT FAIT MENTION DANS LES ANNALES DOMESTIQUES.

Les raisons exposées dans le chapitre précédent, jointes à certaines pratiques du rit conjugal bien connues de la plupart des maris, et dont le secret, comme celui des francs-maçons, ne doit se confier qu’aux membres de l’honorable confrérie, produisirent dans l’esprit de mistress Partridge une révolution complète. Elle crut avoir condamné son mari sans sujet, et tâcha de réparer, par des témoignages de tendresse, l’injustice de ses soupçons. Toujours extrême dans ses sentiments, elle poussoit l’amour aussi loin que la haine. Ces passions se succédoient rapidement chez elle, et il ne se passoit presque jamais vingt-quatre heures, que le pédagogue ne fût l’objet de l’une et de l’autre. Cependant, quand la colère avoit éclaté avec plus de violence que de coutume, le calme étoit, pour l’ordinaire, de plus longue durée. C’est ce qui arriva dans le cas présent. Après un effrayant accès de jalousie, mistress Partridge se maintint dans un état de douceur et de complaisance tout nouveau pour son mari, et sans quelques petits exercices journaliers, dont les imitatrices de Xantippe ne peuvent se dispenser, il auroit joui, pendant plusieurs mois, d’une entière tranquillité.

Le calme parfait, en mer, est suspect aux matelots expérimentés, comme l’avant-coureur de la tempête ; et bien des gens exempts de superstition, sont disposés à voir dans une longue et profonde paix un pronostic de guerre. C’est pour cela que les anciens avoient coutume, en pareille circonstance, de sacrifier à Némésis, divinité qui, dans leurs idées religieuses, regardoit d’un œil jaloux la félicité des humains, et se faisoit un jeu cruel de la troubler.

Comme nous sommes fort éloigné de croire à cette déesse du paganisme, et d’encourager une vaine superstition, nous souhaiterions que M. Jean Fr…, ou quelque philosophe non moins profond, prît la peine de nous expliquer la véritable cause de ces passages subits de la bonne à la mauvaise fortune, qu’on a si souvent observés, et dont nous allons donner un nouvel exemple. Notre tâche se borne à raconter les faits : celle de les interpréter appartient à de plus habiles que nous.

On a toujours aimé à savoir ce qui se passe hors de chez soi, et à s’en entretenir : aussi dans tous les siècles et chez tous les peuples, les gens oisifs se sont-ils réunis en certains endroits, pour satisfaire une mutuelle curiosité. Parmi ces lieux de rassemblement, il n’en est point de plus renommés que les boutiques de barbiers. En Grèce, les nouvelles de barbiers étoient une expression proverbiale ; et Horace, dans une de ses épîtres, fait, sous le même rapport, une mention honorable des barbiers romains.

Ceux d’Angleterre ont la réputation de ne le céder en rien à leurs prédécesseurs d’Athènes et de Rome. Les nouvelles étrangères se discutent dans leurs boutiques, presque aussi pertinemment que dans les cafés, et l’on y commente les événements domestiques, avec plus d’étendue et de liberté ; mais ces deux espèces de clubs ne sont à l’usage que des hommes ; or les Angloises, surtout celles de la classe inférieure, étant plus habituées à se réunir entre elles que les femmes d’aucune contrée de l’Europe, et pour le moins aussi curieuses que l’autre moitié du genre humain, il y auroit un grand vice dans notre ordre social, si elles n’avoient pas également le moyen de satisfaire leur penchant naturel pour le caquetage.

Grace à l’agrément que leur procure un point fixe de réunion, elles doivent s’estimer les plus heureuses femmes de l’univers. Nous ne nous souvenons pas, en effet, d’avoir lu dans l’histoire, ni vu dans nos voyages, que les personnes du sexe jouissent nulle part ailleurs d’un pareil avantage.

Le rendez-vous accoutumé n’est autre que la boutique de l’épicier, vrai bureau de nouvelles, ou, comme on dit vulgairement, de commérage, dans toutes les paroisses d’Angleterre.

Un jour que mistress Partridge se trouvoit à l’assemblée, une de ses voisines lui demanda si elle avoit ouï parler depuis peu de Jenny Jones ? elle répondit que non ; sur quoi l’autre sourit et répliqua, qu’en renvoyant cette fille, elle avoit rendu un service essentiel à la paroisse.

Mistress Partridge, guérie depuis long-temps de sa jalousie, et qui n’avoit point eu d’autre sujet de plaintes contre sa servante, répondit qu’elle ignoroit quel si grand service elle avoit pu rendre à la paroisse, en renvoyant Jenny ; car elle pensoit qu’on auroit de la peine à y trouver sa pareille.

« Oui vraiment, dit la commère, quoiqu’il ne manque pas chez nous de filles dévergondées. À ce que je vois, vous ignorez qu’elle est accouchée de deux bâtards ; mais, attendu qu’ils ne sont pas nés sur la paroisse, mon mari et l’autre inspecteur de l’hospice assurent qu’ils ne seront pas à notre charge.

— Deux bâtards ! s’écria mistress Partridge, vous m’étonnez. Je ne sais s’ils doivent être ou non à notre charge ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ont été faits ici, car il n’y a pas un mois que la coquine en est partie. »

Rien de si prompt que l’opération de la pensée, quand la jalousie avec ses deux compagnes ordinaires, l’espérance ou la crainte, en est le mobile. Mistress Partridge se rappelle aussitôt que Jenny, pendant qu’elle demeuroit chez elle, ne sortoit presque point du logis. L’attitude du pédagogue, qu’elle avoit surpris appuyé sur l’épaule de cette fille, la manière brusque dont celle-ci s’étoit levée à son approche, le latin, le sourire, mille circonstances effacées de sa mémoire, s’y retracent à la fois. La satisfaction que son mari avoit témoignée du départ de Jenny, lui paroît presque au même instant feinte et sincère, et dans ce dernier cas, sert encore à confirmer sa jalousie. Elle l’attribue à la satiété, et à cent autres causes odieuses. En un mot, elle demeure convaincue du crime de son mari, et s’élance hors de l’assemblée, tout en désordre.

Qu’on se représente une jeune chatte, digne rejeton de la branche aînée de sa race, égale en cruauté, quoique inférieure en force au tigre royal lui-même. Vient-elle à laisser échapper de ses griffes une souris, qu’elle s’est plu long-temps à torturer ? elle se fâche, s’irrite, gronde et jure. Si l’on déplace le meuble derrière lequel s’est réfugiée la souris, elle fond comme l’éclair sur sa proie, et avec un redoublement de rage, elle mord, égratigne, déchire, et met en pièces le foible animal.

Telle et non moins furieuse, mistress Partridge se précipite sur le pédagogue, l’accable d’injures, l’attaque à coups de poing, à coups de dents. En un instant, sa perruque est arrachée, sa chemise vole en lambeaux, et de son visage déchiré coulent cinq ruisseaux de sang, indices visibles du nombre de griffes dont la nature a pourvu sa redoutable ennemie.

M. Partridge se borna d’abord à la défensive. Il tâcha de garantir sa figure avec ses mains ; mais voyant que la fureur de sa femme alloit toujours croissant, il crut qu’il pouvoit chercher à la désarmer, ou du moins à enchaîner ses bras. Dans cette lutte, mistress Partridge perdit son bonnet ; ses cheveux, trop courts pour atteindre ses épaules, se dressèrent sur sa tête ; son corset, qu’attachoit un simple nœud, s’ouvrit, et sa gorge volumineuse, privée d’appui, prit une direction contraire à celle de ses cheveux. Son visage étoit teint du sang de son mari, elle grinçoit des dents, le feu jaillissoit de ses prunelles, comme les étincelles de la fournaise d’un forgeron : en sorte que cette moderne amazone auroit glacé d’effroi un homme beaucoup plus hardi que Partridge.

Le pédagogue, en s’emparant de ses bras, eut enfin le bonheur de rendre inutiles les armes qu’elle avoit au bout des doigts. Mistress Partridge ne se vit pas plus tôt réduite à l’impuissance d’agir, que la douceur naturelle à son sexe l’emporta sur la colère ; elle fondit en larmes et s’évanouit.

Le peu de raison que M. Partridge avoit conservée durant cette scène terrible, dont il ignoroit encore la cause, l’abandonna entièrement à ce spectacle. Il descendit comme un fou dans la rue, criant à tue-tête que sa femme se mouroit, et appelant ses voisins au secours. Quelques commères accoururent, et réussirent, par les moyens d’usage, à ranimer mistress Partridge, au grand contentement du pacifique époux.

Dès qu’elle eut repris ses sens et restauré ses forces, à l’aide d’un cordial, elle instruisit la compagnie des nombreux outrages de son mari, qui, non content, dit-elle, de souiller le lit conjugal, n’avoit répondu à ses justes reproches que par les plus cruels traitements, lui avoit arraché les cheveux, déchiré son corset, et donné des coups dont elle garderoit la marque jusqu’au tombeau.

Le malheureux, qui portoit sur sa figure des preuves sensibles et multipliées de la fureur de sa femme, resta muet d’étonnement à cette étrange accusation. Dans le fait, il ne l’avoit pas frappée une seule fois. La troupe des commères interpréta son silence comme un aveu de son crime, et le chargeant à l’envi d’injures et d’imprécations, déclara qu’il n’y avoit qu’un lâche qui fût capable de battre une femme.

Le pédagogue supporta patiemment l’orage ; mais quand mistress Partridge osa imputer à sa brutalité le sang dont elle étoit couverte, il ne put s’empêcher de le réclamer, car c’étoit bien réellement le sien. « N’est-ce pas, disoit-il, le comble de l’injustice, d’invoquer contre moi mon propre sang, comme on invoque celui d’une personne assassinée contre le meurtrier ? »

Les commères lui répondirent, qu’il étoit fâcheux que ce sang ne provînt pas de son cœur, plutôt que de son visage, et jurèrent toutes d’arracher les yeux à leurs maris, s’ils s’avisoient de lever la main sur elles.

Après avoir adressé au pédagogue une multitude de reproches sur le passé, et de conseils pour l’avenir, elles se retirèrent, laissant le mari et la femme engagés dans un entretien, où Partridge apprit bientôt la cause de toutes ses souffrances.