Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 195-199).

CHAPITRE III.



L’HISTOIRE RÉTROGRADE. INCIDENT ASSEZ FRIVOLE ARRIVÉ QUELQUES ANNÉES AUPARAVANT, ET QUI NE FUT POURTANT PAS SANS CONSÉQUENCES.

Sophie, à l’époque où nous l’introduisons sur la scène, entroit dans sa dix-huitième année. Son père, on l’a déjà dit, l’aimoit avec idolâtrie. Ce fut à elle que Tom Jones s’adressa pour tirer de peine son ami le garde-chasse.

Avant de nous occuper de cette affaire, il faut jeter un coup d’œil rapide sur quelques événements antérieurs.

Quoique la différence de caractère de M. Allworthy et de M. Western ne leur permît pas d’entretenir des relations intimes, ils vivoient en bons voisins. De cette façon, les enfants des deux familles s’étoient connus dès le berceau ; et comme ils étoient à peu près du même âge, ils avoient souvent joué ensemble.

L’humeur gaie de Tom plaisoit plus à Sophie que l’air sérieux de son camarade, et la préférence qu’elle donnoit au premier étoit si visible, qu’un garçon moins phlegmatique que M. Blifil en auroit pu concevoir de la jalousie ; mais il n’en montroit aucune, et l’équité nous défend de chercher à pénétrer dans le fond de son cœur, à l’exemple de ces gens perfides qui s’étudient à découvrir les défauts secrets de leurs amis, pour se procurer le malin plaisir de les divulguer.

Cependant comme il est naturel de croire au ressentiment de ceux qu’on craint d’avoir offensés, Sophie imputa à la vengeance une action de Blifil, que la sagacité supérieure de Thwackum et de Square interpréta d’une manière beaucoup plus favorable.

Tom Jones, très-jeune encore, avoit fait présent à Sophie d’un oiseau qu’il avoit déniché, élevé et instruit à chanter.

Sophie, alors âgée d’environ treize ans, aimoit passionnément cet oiseau. Sa plus douce occupation étoit d’en prendre soin, son plus grand plaisir de jouer avec lui. Comblé de faveurs, le petit Tommy (ainsi se nommoit l’oiseau) s’étoit si bien apprivoisé, qu’il mangeoit dans la main de sa maîtresse, se perchoit sur son doigt, et aimoit à se reposer sur son sein, où il sembloit presque sentir son bonheur. Toutefois, dans la crainte de le perdre, elle tenoit toujours un ruban attaché sa patte, et ne lui laissoit pas la liberté de s’envoler.

Un jour que M. Allworthy et sa famille avoient dîné chez M. Western, Blifil en se promenant dans le jardin avec Sophie, remarqua son extrême tendresse pour le petit Tommy ; il la pria de le lui confier un moment. Sophie y consentit, non sans difficulté. Blifil, à peine maître de l’oiseau, le débarrassa de son ruban, et lui donna la clef des champs.

L’ingrat Tommy ne se vit pas plus tôt en liberté, qu’oubliant toutes les caresses qu’il avoit reçues de sa maîtresse, il prit son vol et s’alla percher sur la branche d’un arbre, à quelque distance de là.


il accabla Blifil de reproches, ôta son habit, et monta sur l’arbre.

Sophie jeta un cri aigu. Tom qui n’étoit pas loin, accourut. Dès qu’il sut ce qui étoit arrivé, il accabla Blifil de reproches, ôta son habit et monta sur l’arbre où l’oiseau s’étoit posé. Il alloit saisir son petit homonyme, quand la branche qui s’étendoit au-dessus d’un canal se rompit, et le pauvre garçon tomba la tête la première au fond de l’eau.

Le désespoir de Sophie changea alors d’objet. Craignant pour la vie de Jones, elle cria dix fois plus fort qu’auparavant, et M. Blifil, il faut lui rendre justice, la seconda de toute la force de ses poumons.

Alarmée par ces cris, la compagnie, qui se trouvoit réunie dans la salle à manger donnant sur le jardin, sortit en hâte ; mais à l’instant où elle arrivoit au canal, Tom venoit de gagner le bord, sain et sauf, car l’eau étoit heureusement peu profonde en cet endroit.

Thwackum tança vertement le petit misérable qui étoit debout devant lui, dégouttant d’eau et transi de froid. M. Allworthy pria le pédagogue de se calmer, et demanda à son neveu la cause de tout ce bruit.

« C’est moi, mon cher oncle, repartit Blifil, qui suis le coupable. Je vous jure que j’ai bien du regret de ce que j’ai fait. Je tenois dans ma main l’oiseau de miss Sophie ; persuadé que le pauvre animal soupiroit après sa liberté, je n’ai pu m’empêcher, j’en conviens, de lui donner ce qu’il désiroit. J’ai toujours regardé l’esclavage comme une grande cruauté ; il me paroît en opposition avec la loi naturelle, qui veut que tout ce qui respire soit libre ; il est de plus contraire à la religion chrétienne, qui nous ordonne de faire à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît. Je me serois pourtant bien gardé d’agir de la sorte, si j’avois cru causer tant de peine à miss Sophie, surtout si j’avois prévu ce qui arriveroit à son oiseau ; car au moment où M. Jones qui avoit grimpé sur l’arbre pour le rattraper est tombé dans l’eau, l’oiseau s’est envolé une seconde fois, et un vilain faucon fondant sur lui, l’a emporté dans ses serres. »

À cette nouvelle, Sophie, que son inquiétude pour Jones avoit empêchée de suivre des yeux son cher Tommy, répandit un torrent de larmes. En vain, M. Allworthy essaya de la consoler par la promesse d’un plus bel oiseau, elle déclara qu’elle n’en auroit jamais d’autre. M. Western la gronda de pleurer si fort pour une bagatelle ; mais il dit à Blifil que s’il étoit son père, il le fustigeroit d’importance.

Sophie remonta dans sa chambre, on renvoya chez eux les deux enfants, et le reste de la compagnie se remit à table, où l’aventure de l’oiseau devint le sujet de la conversation curieuse qu’on lira au chapitre suivant.