Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 11

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 246-254).

CHAPITRE XI.



INCIDENT HEUREUX POUR MOLLY SEAGRIM. OBSERVATIONS PUISÉES BIEN AVANT DANS LA NATURE.

Tom Jones avoit monté le matin à la chasse un des chevaux de M. Western. Comme il n’en avoit point amené de chez M. Allworthy, il fut obligé de s’en retourner à pied ; il marcha si vite, qu’il fit plus de trois milles, en une demi-heure.

Près de la grille du château, il rencontra Molly, qu’un constable, avec sa troupe, menoit à cette maison, où les gens du peuple reçoivent une salutaire leçon de déférence et de respect pour leurs supérieurs, en apprenant à connoître l’énorme différence établie par la fortune entre les coupables que la justice punit, et ceux qu’elle épargne. Si le séjour de Bridewell ne leur sert de rien à cet égard, nous doutons fort qu’il leur procure d’autre instruction utile, ou qu’il les amende beaucoup.

Un jurisconsulte trouvera peut-être que M. Allworthy excéda, dans cette circonstance, les bornes de son autorité. Et en effet, le défaut d’information légale pouvoit rendre sa conduite un peu irrégulière. Cependant, la pureté de son intention doit l’excuser au tribunal de la conscience. Combien d’actes arbitraires commis tous les jours par des magistrats, qui n’ont pas la même excuse que lui.

Tom, instruit par le constable de la triste vérité, qu’il n’avoit que trop bien devinée, courut à Molly, la pressa contre son cœur en présence de tout le monde, et jura de tuer le premier qui oseroit l’arracher de ses bras. Il l’engagea ensuite à se calmer, à sécher ses larmes, il lui promit de ne point l’abandonner ; puis s’adressant au constable, qui étoit pâle de frayeur et le chapeau à la main, il le pria poliment de retourner avec lui au château, et l’assura qu’il n’avoit qu’à dire un mot à son père (il appeloit ainsi M. Allworthy), pour obtenir la liberté de cette jeune fille.

Le constable consentit sans difficulté à sa demande. Il n’en eût pas fait davantage de relâcher sa prisonnière, si Tom l’eût exigé. Il reprit donc avec sa troupe le chemin du château. Tom le fit entrer dans le vestibule, et se hâta d’aller chercher M. Allworthy. Dès qu’il l’eut trouvé, « Daignez, monsieur, s’écria-t-il, en se jetant à ses pieds, daignez m’écouter avec indulgence. C’est moi, je l’avoue, qui suis le père de l’enfant que Molly porte dans son sein. Ayez compassion, je vous en conjure, de cette infortunée ; considérez que je suis le plus coupable des deux, s’il y a réellement du mal…

— S’il y a du mal ! répéta M. Allworthy : quoi, jeune homme ! êtes-vous assez perverti, assez abandonné, pour douter qu’il y ait du mal à séduire, à déshonorer une pauvre fille, au mépris de toutes les lois divines et humaines ? vous êtes, sans doute, le plus coupable des deux. Il n’existe pas de châtiment qui puisse expier l’énormité de votre crime.

— Monsieur, quel que soit le sort qui m’attende, ne rejetez pas ma prière en faveur de Molly. Je l’ai séduite, il est vrai ; mais de vous seul dépend aujourd’hui son salut ou sa perte. Au nom du ciel, révoquez votre arrêt, et ne l’envoyez pas dans un lieu, où sa perte seroit inévitable.

— Qu’on fasse venir un domestique, dit M. Allworthy.

— Il n’en est pas besoin, monsieur, reprit Jones. J’ai rencontré, par bonheur, le constable à la grille. Plein de confiance en votre bonté, j’ai obtenu de lui qu’il revînt avec moi au château. Il attend votre dernière décision. Qu’elle soit favorable à la pauvre Molly, je vous en supplie. Permettez-lui de retourner chez ses parents, et ne l’exposez pas à plus de mépris et de honte qu’elle n’en pourroit supporter. Elle n’est déjà que trop humiliée : c’est moi qui suis la cause de son malheur ; ma faute est bien grave, je le sais, mais je ferai tous mes efforts pour la réparer ; et si vous daignez me pardonner, j’espère vous prouver par la suite, que je n’étois pas indigne de votre indulgence.

— Eh bien, dit M. Allworthy, après quelques moments d’hésitation, je révoque ma sentence ; envoyez-moi le constable. » Le constable vint, fut aussitôt congédié, et Molly, remise en liberté.

On pense bien que M. Allworthy n’oublia pas de faire à Jones une sévère réprimande. Ceux qui regretteront de ne point la trouver ici, pourront relire, dans le premier livre de notre histoire, la mercuriale à peu près semblable, adressée par le respectable écuyer à Jenny Jones. Avec de légers changements, elle s’applique également bien aux deux sexes. Le jeune homme dont le cœur n’étoit point endurci, fut profondément touché des reproches de son bienfaiteur, et se retira dans sa chambre, où il passa le reste de la soirée livré à de pénibles réflexions.

Son inconduite causoit un chagrin sensible à M. Allworthy. Ce digne homme, malgré les assertions de M. Western, s’étoit toujours montré le partisan des bonnes mœurs, et l’ennemi du libertinage. Rien de plus faux que les couleurs sous lesquelles il avoit plu à son voisin de le peindre. Il lui prêtoit des aventures galantes à l’université, où il n’avoit jamais été, et une légèreté de caractère démentie par une sagesse constante. Nous sommes obligé de convenir que M. Western ne se piquoit pas d’une grande véracité. Narrateur peu scrupuleux sur l’exactitude des faits, il se permettoit volontiers cette espèce de plaisanterie qui passe souvent dans le monde pour de l’esprit, et que la politesse seule nous empêche d’appeler du nom qu’elle mérite[1].

Quelle que fût l’aversion de M. Allworthy pour le vice que nous taisons, et pour tous les autres, elle n’alloit pas au point de lui fermer les yeux sur les bonnes qualités qui pouvoient s’y trouver jointes, dans l’homme vicieux. Il les voyoit au contraire d’une manière aussi distincte, que si elles n’avoient été ternies par aucune tache. C’est pourquoi, en même temps qu’il s’indignoit du libertinage de Tom, il admiroit la noble franchise avec laquelle ce jeune homme étoit venu s’accuser lui-même ; il commença dès-lors, à prendre de lui l’opinion avantageuse que le lecteur en a sans doute déjà conçue, et pesant ses bonnes et ses mauvaises qualités, il trouva que la balance penchoit du côté des premières.

Ce fut donc en vain que Thwackum, à qui Blifil s’étoit empressé de raconter l’histoire, déploya contre Tom toute la violence d’une haine invétérée. M. Allworthy l’écouta froidement, et se contenta de lui répondre : que la plupart des jeunes gens d’un tempérament ardent, n’étoient que trop enclins au vice de l’incontinence ; mais qu’il croyoit que Tom avoit été touché de ses représentations, et se conduiroit mieux à l’avenir. Le temps du fouet étant passé, le pédagogue ne put exhaler sa bile qu’en invectives, triste et ordinaire ressource de l’impuissance.

Square, moins emporté, étoit beaucoup plus perfide. Sa haine pour Jones surpassoit peut-être celle de Thwackum. Il imagina un moyen plus sûr de le perdre dans l’esprit de M. Allworthy.

Le lecteur n’a point oublié les différentes scènes de la perdrix, du petit cheval, et de la bible, décrites au second livre de cette histoire. Elles avoient plutôt fortifié qu’affaibli l’affection de M. Allworthy pour Tom ; et l’on conviendra qu’elles auroient affecté de la même manière toute personne capable d’apprécier l’amitié, la générosité, la grandeur d’ame, ou douée enfin de quelque sentiment de bonté.

Square avoit bien jugé l’impression favorable produite sur le digne écuyer par ces diverses preuves de l’excellent naturel de Tom. Le philosophe savoit à merveille en quoi consiste la vertu, quoiqu’il ne se montrât pas toujours très-soigneux de la mettre en pratique. Quant à Thwackum, nous ne pourrions dire pourquoi la même idée n’entra point dans sa tête. Accoutumé à voir Tom sous un jour désavantageux, il se persuadoit que M. Allworthy le voyoit du même œil que lui, mais qu’un fol entêtement l’empêchoit d’abandonner cet enfant, jadis l’objet de toute sa tendresse, et de reconnoître ainsi tacitement son erreur.

Square saisit l’occasion de porter à Jones le coup le plus cruel, en donnant aux incidents que nous venons de rappeler, une interprétation maligne. « J’avoue avec peine, dit-il à M. Allworthy, que j’ai été trompé, aussi bien que vous. J’ai applaudi à certaines actions, qui me sembloient inspirées par l’amitié. Quoiqu’il y eût de l’excès dans ce sentiment, et que tout excès soit un mal, je le pardonnois en faveur de l’âge. Je ne soupçonnois guère que des mensonges, dont la cause nous paroissoit à tous deux si honorable, n’avoient pour but que de couvrir un honteux libertinage. Vous voyez clairement aujourd’hui, le motif de la feinte amitié que ce jeune homme témoignoit au garde-chasse. Il protégeoit le père, pour séduire la fille ; il préservoit une famille des horreurs de la faim, pour conspirer le déshonneur et la ruine d’un de ses membres. Est-ce là de l’amitié ? est-ce là de la générosité ? Je le demande avec sir Richard Steele, l’épicurien qui prodigue l’or pour satisfaire sa sensualité, mérite-t-il le titre de généreux ? C’en est fait, je n’accorderai plus rien désormais à la foiblesse humaine, et n’appellerai du nom de vertu, que ce qui cadrera avec la règle infaillible de la justice.

La bonté de M. Allworthy avoit écarté jusque-là ces idées de son esprit ; mais, présentées par un autre, elles étoient trop spécieuses, pour qu’il les rejetât sans examen. Les suggestions de Square le frappèrent vivement, et lui causèrent un trouble qui, malgré son attention à le dissimuler, n’échappa point à l’œil scrutateur du philosophe. M. Allworthy lui fit une réponse courte et évasive, et se hâta de changer de conversation. Jones fut heureux d’avoir obtenu sa grace avant cet entretien, qui donna naissance aux premières impressions défavorables que son père adoptif conçut contre lui.


  1. Lie, mensonge. Trad.