Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 02

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 219-225).

CHAPITRE II.



VISITE DE L’HÔTESSE À M. JONES.

Jones essaya en vain de dormir, après le départ du lieutenant. Ses sens étoient trop agités pour lui permettre de goûter les douceurs du sommeil. L’idée de sa chère Sophie amusa, ou plutôt tourmenta toute la nuit son imagination. Lorsqu’il fit grand jour, il demanda du thé. L’hôtesse profita de cette occasion pour lui faire une visite. C’étoit la première fois qu’elle le voyoit, ou du moins qu’elle daignoit l’honorer de son attention. Mais le jugeant, d’après le récit du lieutenant, un jeune homme de distinction, elle eut pour lui tous les égards possibles ; car son auberge étoit de celles, où l’accueil qu’on fait aux voyageurs se règle sur l’apparence de leur fortune.

« Hélas ! monsieur, dit-elle, en préparant le thé, quel dommage qu’un aussi joli garçon que vous, s’estime assez peu pour aller courir le monde avec ces militaires. Ils se prétendent gentilshommes, voyez-vous ? Mais, comme disoit mon premier mari, ils devroient se souvenir que c’est nous qui les payons : et assurément, il est bien dur pour de pauvres aubergistes, d’avoir encore à les nourrir. J’en ai logé vingt la nuit dernière, indépendamment des officiers qui, à tout prendre, valent moins que les soldats. Il n’y a rien d’assez bon pour ces messieurs-là ; et à la fin, le mémoire de leur dépense est si mince, hélas ! que cela fait pitié. J’ai cent fois moins d’embarras, voyez-vous, avec la famille d’un brave écuyer qui me laisse quarante ou cinquante schellings par couchée, sans compter la nourriture des chevaux : et pourtant, il n’y a pas un de ces faquins d’officiers qui ne s’estime autant qu’un bon écuyer, riche de cinq cents livres de revenu. Morbleu ! j’enrage d’entendre leurs soldats les traiter à tout propos d’excellences. Les belles excellences, ma foi, qui dépensent un schelling par tête ! Puis ils jurent comme des païens. Le moyen que l’État prospère avec de pareils garnements ! L’un d’eux ne vous a-t-il pas traité de la manière la plus barbare ? Je pensois que les autres alloient se saisir de lui ; mais non, ils s’entendent comme larrons en foire. Eussiez-vous été en danger de mort (ce qui n’est pas, grace à Dieu), la chose se seroit passée de même. Ils auroient laissé aller l’assassin. Que le ciel leur pardonne ! Quant à moi, je ne voudrois pour rien au monde, avoir la conscience chargée d’un pareil crime. Mais quoique avec l’aide de Dieu, vous ayez l’espoir de vous rétablir, les tribunaux sont là. Adressez-vous au procureur Small ; je vous jure qu’il aura bientôt fait déguerpir le pendard, s’il n’a déjà pris la fuite ; car de tels chenapans ne restent pas long-temps en place. Aujourd’hui ici, demain bien loin. J’espère au moins, que cet accident vous rendra plus sage, et que vous retournerez auprès de vos amis. Je gage qu’ils sont bien affligés de vous avoir perdu. Que seroit-ce s’ils étoient instruits de ce qui vous est arrivé ? Hélas ! Dieu les en préserve. Allons, allons, nous savons à merveille ce qui en est ; si l’une refuse de vous écouter, une autre ne sera pas si difficile. Un aussi joli garçon que vous ne sauroit manquer de femmes. À votre place, je laisserois la plus belle se pendre, plutôt que de me faire soldat pour l’amour d’elle… Mais, ne rougissez pas ainsi. (Il rougissoit, en effet, sensiblement.) Pensez-vous, monsieur, que je ne connoisse point mademoiselle Sophie ?

— Quoi ! s’écria Jones en tressaillant, vous connoissez ma Sophie ?

— Si je la connois ? Oui, en vérité, elle a logé ici plus d’une fois.

— Avec sa tante, sans doute ?

— Justement, oui, oui, je connois aussi la vieille dame. Sa nièce est charmante, on ne peut en disconvenir.

— Charmante ? Ah !

Elle a d’un ange la beauté,
Dans tous les traits de son visage
Se peint la candeur, la bonté ;
Du ciel même elle offre l’image[1].

Mais aurois-je jamais cru que vous connussiez ma Sophie ?

— Plût à Dieu, monsieur, que vous la connussiez la moitié aussi bien que moi ! Que n’auriez-vous pas donné pour être assis là, à côté de son lit ? Quel cou ravissant ! quel teint de lis et de roses ! Ses membres délicats ont reposé sur ce lit même, où vous êtes.

— Ici ? Sophie a couché ici ?

— Oui, ici… là. Dans ce lit, où je voudrois la voir dans ce moment avec vous : et peut-être n’en seroit-elle pas fâchée non plus, car elle m’a parlé de vous…

— Quoi ! se pourroit-il qu’elle eût parlé de son pauvre Jones ? Vous me flattez, je ne puis le croire.

— Que je meure, si je dis un mot de plus que la vérité. Je l’ai entendue parler de M. Jones, d’un ton modeste et réservé ; mais il étoit facile de voir, qu’elle en pensoit beaucoup plus qu’elle n’en disoit.

— Ô ma chère dame ! je ne mérite pas d’occuper sa pensée. Sophie est toute grace, toute douceur, toute bonté… Malheureux ! faut-il que je sois destiné à lui causer un moment de peine, moi qui souffrirois volontiers pour elle tous les tourments, tous les supplices qu’inventa dans sa rage infernale l’ennemi du genre humain ! moi qui compterois pour rien l’excès de l’infortune, si je la savois heureuse !

— Rassurez-vous, je lui ai dit que vous étiez un amant fidèle.

— Mais, je vous prie, madame, depuis quand, et d’où me connoissez-vous ? C’est la première fois que je viens ici, et je ne me souviens pas de vous avoir vue auparavant.

— Je le crois bien, vous étiez si petit quand je vous tenois sur mes genoux, dans le château de l’écuyer.

— De l’écuyer, comment ? Connoîtriez-vous le bon, le respectable M. Allworthy ?

— Oui, sûrement ; et qui ne le connoît pas dans ce pays-ci ?

— La réputation de sa bonté a dû s’étendre, sans doute, beaucoup plus loin ; mais toutes ses vertus, mais l’excellence de son cœur ne sont connus que de Dieu seul, de Dieu dont il est, sur la terre, la vivante image. Le monde est aussi incapable d’apprécier cette bonté sublime, qu’indigne d’en ressentir les effets. Eh ! qui en est plus indigne que moi, pauvre enfant illégitime, tiré par lui, vous le savez, de l’obscurité et de la misère, recueilli dans sa maison, élevé comme son propre fils, moi qui ai osé l’irriter par de coupables extravagances ! Ah ! j’ai bien mérité sa colère ; jamais je ne serai assez ingrat pour accuser mon bienfaiteur d’injustice à mon égard. Oui, j’ai mérité d’être chassé de chez lui. Maintenant, madame, je vous le demande, ai-je tort de me faire soldat ? Jugez-en vous-même, voici tout ce qui me reste. » En disant ces mots, il tira sa bourse, qui étoit fort plate, et qui le parut encore davantage a l’hôtesse.

La bonne femme pensa tomber de son haut, à cette confidence. Elle répondit froidement, que chacun devoit savoir ce qui convenoit le mieux à sa position. « Mais écoutez, dit-elle, quelqu’un appelle, je crois… On y va ! on y va ! Je ne sais à quoi pensent les domestiques. On diroit qu’ils n’ont pas d’oreilles. Il faut que je descende. Si vous avez besoin de quelque chose de plus pour votre déjeuner, vous sonnerez la fille… On y va ! on y va ! » et sans autre cérémonie, elle sortit brusquement. Les gens du peuple sont chiches de politesse. S’ils ont volontiers des égards pour les personnes de qualité, ils les font payer cher à leurs égaux.


  1. Angels are painted fair to look like her.
    There’s in her, all that we believe of heaven,
    Amazing brightness, purity and truth
    Eternal joy, and everlasting love
    .