Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 09/Chapitre 07

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 400-406).

CHAPITRE VII.



NOUVEAUX DÉTAILS CONCERNANT MISTRESS WATERS, ET LA MANIÈRE DONT ELLE ÉTOIT TOMBÉE DANS LA TRISTE SITUATION D’OÙ JONES EUT LE BONHEUR DE LA TIRER.

Si la nature n’a pas fait entrer dans la composition de tous les humains la même dose d’amour-propre et de curiosité, elle y en a mis une si forte, qu’il faut beaucoup d’art et d’efforts pour corriger les fâcheux effets de ce mélange. Sans cette lutte indispensable, nul ne sauroit mériter le titre d’homme honnête et bien élevé.

M. Jones qui étoit l’un et l’autre, étouffa la curiosité que lui inspiroit la situation extraordinaire où il avoit trouvé mistress Waters. Il hasarda d’abord quelques légères questions. Quand il vit que la dame évitoit avec soin les explications, il se résigna à ne rien savoir de son histoire, d’autant plus qu’il soupçonnoit qu’elle ne pourroit, sans rougir, en raconter exactement toutes les circonstances.

Dans la crainte que quelques-uns de nos lecteurs ne soient plus exigeants, nous nous sommes efforcé, pour les satisfaire, de découvrir la vérité des faits. En voici le récit fidèle.

Cette dame vivoit depuis plusieurs années avec le capitaine Waters, qui servoit dans le même régiment que M. Northerton. Elle passoit pour être sa femme et portoit son nom. Cependant, comme l’avoit dit le sergent, on élevoit sur la réalité de leur mariage des doutes, que nous ne chercherons point à éclaircir dans ce moment.

Mistress Waters (nous l’avouons à regret) avoit contracté récemment avec l’enseigne Northerton une intimité qui lui faisoit peu d’honneur. Il est certain qu’elle montroit beaucoup de goût pour ce jeune officier ; mais le sentiment qu’il lui inspiroit l’entraînoit-elle au-delà des bornes du devoir ? C’est ce qui n’est pas aussi prouvé, à moins de supposer qu’une femme ne puisse accorder quelques faveurs, sans les accorder toutes.

La compagnie du capitaine Waters, qui avoit deux jours d’avance sur celle de Northerton, arriva à Worcester le lendemain de la malheureuse querelle de M. Jones et de l’enseigne.

Mistress Waters étoit convenue avec le capitaine, de l’accompagner jusqu’à Worcester. Là elle devoit prendre congé de lui, et s’en retourner à Bath, pour y demeurer jusqu’à la fin de la campagne d’hiver projetée contre les rebelles.

Northerton fut instruit de cette convention. La dame, pour ne rien dissimuler, lui avoit donné rendez-vous à Worcester, où elle avoit promis d’attendre l’arrivée de sa compagnie. Dans quelle vue ? et à quel dessein ? C’est au lecteur à le deviner. Si nous sommes obligé de rapporter les faits avec exactitude, nous ne le sommes point de faire violence à notre naturel, par des commentaires injurieux pour la plus aimable moitié du genre humain.

Dès que Northerton eut recouvré, comme on l’a vu, sa liberté, il se hâta d’aller rejoindre mistress Waters. Leste et vigoureux, il arriva à la ville indiquée, peu d’heures après le départ du capitaine. Il ne fit nulle difficulté de confier à sa maîtresse sa fâcheuse aventure, qu’il eut soin de présenter sous le jour le plus avantageux. Il en retrancha tous les détails qui pouvoient le rendre coupable au tribunal de l’honneur, et ne laissa subsister que quelques circonstances susceptibles de discussion devant celui de la justice.

Les femmes (soit dit à leur louange) sont plus généralement capables que les hommes de cet amour violent et désintéressé qui sacrifie tout au bien-être de l’objet aimé. Aussitôt que mistress Waters eut connoissance du péril que couroit son amant, elle ne songea qu’à le sauver. Le jeune homme, animé d’un égal désir de pourvoir à sa sûreté, en chercha les moyens avec elle.

Après une longue délibération, il fut arrêté que Northerton se rendroit, par des chemins de traverse, à Hereford ; que de là, il tâcheroit de gagner un des ports du pays de Galles, et de passer sur le continent. Mistress Waters lui dit qu’elle le suivroit partout, et lui fourniroit l’argent nécessaire (article très-important pour Northerton). Elle lui confia qu’elle avoit une somme de quatre-vingt-dix livres en billets de banque, quelque argent comptant, et une bague de diamant d’un grand prix. La pauvre femme étoit loin de soupçonner qu’elle inspiroit au scélérat, par cette confidence, le dessein de la voler. Ils ne prirent point de chevaux à Worcester, dans la crainte d’indiquer leur marche à ceux qui seroient tentés de les poursuivre. L’enseigne proposa, et la dame accepta de faire à pied la première poste : ce que le temps sec et froid rendoit très-facile.

Mistress Waters avoit envoyé la plus grande partie de ses effets à Bath. Elle n’avoit gardé qu’un peu de linge, que le galant se chargea de porter dans ses poches. Ils firent le soir tous leurs préparatifs, se levèrent le lendemain de grand matin, et partirent de Worcester deux heures avant le jour, favorisés par la lune, qui brilloit dans un ciel sans nuages.

Mistress Waters n’étoit point de ces petites maîtresses qui doivent à l’invention des voitures la faculté de se transporter d’un lieu à un autre, et pour qui un carrosse est au nombre des nécessités de la vie. Robuste, alerte, d’un caractère décidé, elle étoit en état de lutter de vitesse avec son agile amant.

Après avoir fait plusieurs milles sur une grande route que Northerton assuroit être celle de Hereford, ils arrivèrent au point du jour à l’entrée d’une forêt. L’enseigne s’arrêta tout court, feignit de réfléchir un moment, et témoignant à sa compagne quelque inquiétude de suivre plus long-temps un chemin si fréquenté, il lui persuada sans peine de prendre un sentier qui paraissoit traverser directement la forêt, et qui les conduisit au pied de la montagne de Mazard.

L’exécrable attentat de Northerton fut-il l’effet d’une pensée soudaine, ou d’un dessein prémédité ? C’est ce que nous ne saurions dire. Quoi qu’il en soit, à peine fut-il arrivé dans ce lieu solitaire où, suivant toutes les apparences, il n’avoit à craindre d’être surpris par personne, qu’il défit sa jarretière, se saisit avec violence de la pauvre femme, et tenta d’exécuter l’horrible forfait que prévint si heureusement l’arrivée presque miraculeuse de Jones.

Bien en prit à mistress Waters de n’être point une femmelette. Avertie des intentions infernales de Northerton par ses discours, et par le nœud coulant qu’elle lui vit faire avec son mouchoir, elle se mit aussitôt en défense, lutta courageusement contre le brigand, tout en criant au secours, et retarda ainsi pendant quelques minutes la consommation du crime. Jones arriva au moment où, épuisée de force, elle alloit succomber, et la délivra des mains de son assassin. Grace à cette assistance inespérée, la malheureuse n’eut à regretter que la perte d’une partie de ses vêtements, et celle de sa bague de diamant, qui tomba de son doigt, pendant la lutte, ou en fut arrachée par Northerton.

Tel est, cher lecteur, le résultat des pénibles recherches que nous avons entreprises dans le dessein de te satisfaire. Nous venons de mettre sous tes yeux un trait de scélératesse dont on auroit peine à croire qu’une créature humaine fût capable ; mais il faut se rappeler que l’enseigne étoit alors dans la ferme persuasion qu’il avoit déjà commis un meurtre, et que le glaive de la justice menaçoit sa tête. Il en conclut qu’il ne lui restoit d’espoir de salut que dans la fuite, et que l’argent et la bague de sa maîtresse le dédommageroient du nouveau crime dont il chargeroit sa conscience.

Nous devons te recommander expressément de ne point juger, par ce misérable, de l’honorable corps des officiers anglois. Northerton, dénué de naissance et d’éducation, n’avoit aucun titre pour en faire partie. L’indignité de sa conduite ne doit rejaillir que sur lui, et sur ceux de qui il tenoit un grade qu’il ne méritoit pas.

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