Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 93-96).

CHAPITRE III.



CHAPITRE TRÈS-COURT, OÙ L’ON VOIT POURTANT UN SOLEIL, UNE LUNE, UNE ÉTOILE ET UN ANGE.

Le soleil, qui se couche de très-bonne heure à cette époque de l’année, étoit descendu depuis quelque temps sous l’horizon, lorsque Sophie se leva, rafraîchie par un léger sommeil qu’elle ne dut qu’à l’excès de la fatigue. Il est bien vrai, qu’en partant d’Upton, elle avoit dit à Honora, et s’étoit peut-être dit à elle-même, qu’elle jouissoit d’une tranquillité parfaite. On ne peut douter pourtant qu’elle n’eût l’esprit un peu atteint de cette maladie qu’accompagne toujours une vive agitation, et qui probablement ne diffère point de celle que les médecins entendent (s’ils ont quelque entendement), par fièvre morale.

Mistress Fitz-Patrick se leva en même temps que sa cousine, appela sa femme de chambre, et s’habilla sur-le-champ. C’étoit véritablement une fort jolie femme. Elle auroit passé pour belle, partout ailleurs qu’à côté de Sophie ; mais lorsque Honora, à qui sa maîtresse avoit défendu de l’éveiller, fut entrée chez elle, de son propre mouvement, et qu’elle l’eut parée, les charmes de l’Irlandoise qui, semblables à l’étoile du matin, avoient précédé le lever du soleil, s’éclipsèrent devant l’éclatante beauté de sa cousine.

Jamais Sophie n’avoit paru si brillante : en sorte que la servante d’auberge put dire, sans hyperbole, en descendant de chez les voyageuses, où elle avoit été allumer du feu, qu’il ne falloit plus douter de l’apparition des anges, puisqu’elle venoit d’en voir un dans la chambre d’en haut.

Mistress Fitz-Patrick instruite par sa cousine de l’intention où elle étoit de se rendre à Londres, consentit à l’y accompagner. L’arrivée de son mari à Upton avoit changé son dessein d’aller à Bath, ou chez sa tante Western. Les deux cousines n’eurent pas plus tôt pris le thé, que Sophie voulut profiter du clair de lune pour repartir sans délai. Elle ne craignoit pas le froid, et son courage naturel, exalté par un sentiment qui tenoit du désespoir, ne laissoit point d’accès dans son ame à ces vaines terreurs que la nuit inspire aux femmelettes. D’ailleurs, l’heureux succès de ses deux premières expéditions nocturnes, l’enhardissoit à en tenter une troisième.

Mistress Fitz-Patrick ne se sentoit pas le même courage. Une frayeur plus grande avoit, il est vrai, triomphé en elle d’une moindre. Pour fuir la présence de son mari, elle s’étoit décidée à sortir d’Upton, au milieu des ténèbres ; mais à présent qu’elle se croyoit à l’abri de ses poursuites, la moindre frayeur reprit le dessus. Elle supplia sa cousine de rester jusqu’au lendemain matin, et de ne pas s’exposer au danger de voyager de nuit.

Sophie étoit la complaisance même. Après avoir essayé en vain du raisonnement et de la plaisanterie, pour dissiper la peur de son amie, elle finit par céder à ses instances. Peut-être y auroit-elle résisté davantage, si elle avoit su l’arrivée de son père à Upton. Pour ce qui est de Jones, nous appréhendons fort qu’elle ne souhaitât plus qu’elle ne craignoit sa rencontre. C’est un aveu que nous arrache la force de la vérité. Nous avouerons pourtant qu’il eût été plus honnête à nous de dérober au lecteur la connoissance d’une foiblesse qu’il faut regarder comme un de ces mouvements involontaires de l’ame, auxquels la raison n’a souvent point de part.

L’hôtesse informée de la résolution des jeunes voyageuses, vint prendre leurs ordres pour le souper. Il y avoit dans la voix de Sophie, dans son air, dans ses manières une douceur enchanteresse. La brave femme persuadée que c’étoit Jenny Cameron, devint en un instant zélée jacobite, et fit des vœux ardents pour le succès des armes du prince Édouard, en reconnoissance de la bonté avec laquelle sa prétendue maîtresse l’avoit traitée.

Les deux cousines, restées seules, montrèrent une égale curiosité d’apprendre les événements extraordinaires qui avoient occasionné leur rencontre. Mistress Fitz-Patrick ayant obtenu de Sophie la promesse de lui conter à son tour son histoire, commença le récit de la sienne, que le lecteur lira, s’il veut, dans le chapitre suivant.