Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 08

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 317-324).

CHAPITRE VIII.



SCÈNE DOULOUREUSE QUI SURPRENDRA BIEN DES LECTEURS.

Jones, après avoir dormi quelques heures, appela Partridge, et lui remit un billet de banque de cinquante livres sterling qu’il le chargea d’aller changer. Partridge le prit avec des yeux étincelants de joie ; mais bientôt la réflexion fit naître dans son esprit un soupçon peu favorable à l’honneur de son maître. L’effrayante idée qu’il se formoit d’un bal masqué, l’absence de Jones pendant toute la nuit, le déguisement sous lequel il étoit sorti et rentré, troubloient son imagination. En un mot, il ne pouvoit croire que son maître fût devenu possesseur de ce billet autrement que par un vol ; et sans doute le lecteur en jugera de même, à moins de supposer qu’il le tenoit de lady Bellaston.

Pour dissiper un doute injurieux au caractère de notre héros, et rendre justice à la générosité de la dame, nous dirons que c’étoit d’elle en effet que Jones avoit reçu ce billet. Sans donner dans les munificences banales du siècle, telles que des fondations d’hôpitaux, d’écoles gratuites, etc., lady Bellaston n’étoit pas entièrement dépourvue de charité chrétienne. Elle pensoit, avec grande raison, qu’un jeune homme de mérite qui ne possédoit pas un schelling, étoit bien digne qu’on réparât envers lui les rigueurs de la fortune.

M. Jones et M. Nightingale avoient été invités à dîner ce jour-là chez leur hôtesse. À l’heure marquée, ils se réunirent au salon avec les deux jeunes filles, et attendirent la bonne mistress Miller depuis trois heures jusqu’à près de cinq. Elle étoit allée faire une visite, hors de la ville, à une de ses parentes. À son retour, elle leur dit : « J’espère, messieurs, que vous m’excuserez de vous avoir fait attendre ; et je n’en puis douter, quand vous saurez le motif qui m’a retenue. J’ai été voir à six milles d’ici une de mes cousines qui vient d’accoucher… Quelle leçon ! dit-elle en regardant ses filles, pour les personnes tentées de faire des mariages imprudents ! Il n’y a point de bonheur en ce monde, lorsqu’on manque du nécessaire. Ô Nancy ! comment vous peindrai-je la situation déplorable où j’ai trouvé votre pauvre cousine ? À peine accouchée depuis une semaine, elle étoit, par ce temps rigoureux, dans une chambre mal close, sans rideaux à son lit, sans un boisseau de charbon pour faire du feu. Son second fils, cette innocente et douce créature, attaqué d’une esquinancie, étoit couché auprès d’elle dans le même lit ; car il n’y en a qu’un dans la maison. Pauvre Tommy ! Je crois, Nancy, que vous ne reverrez plus votre petit favori. Il est réellement très-mal. Les autres enfants se portent assez bien ; mais Molly se tuera, je le crains. Elle n’a que treize ans, M. Nightingale, et de ma vie je n’ai vu une meilleure garde. Elle soigne en même temps sa mère et son frère. Ce qui est surtout admirable dans une si jeune fille, elle ne paroît devant sa mère qu’avec un visage riant : je l’ai vue pourtant, M. Nightingale, j’ai vu la pauvre enfant se détourner, pour essuyer en secret ses pleurs. »

Ici mistress Miller fut interrompue par ses propres larmes, et nous pensons que tous ceux qui l’écoutoient partagèrent son attendrissement. Après s’être un peu remise, elle continua ainsi.

« Dans cette affreuse détresse, la mère conserve un courage surprenant. Le danger de son fils est ce qui la touche le plus. Elle tâche, autant qu’elle peut, de cacher sa peine à son mari ; mais la douleur rend quelquefois ses efforts inutiles ; car elle a toujours eu une extrême tendresse pour cet enfant qui est en effet la créature la plus aimable et la plus sensible que l’on puisse voir. Combien j’ai été émue en entendant le petit malheureux, à peine âgé de sept ans, dire à sa mère qui le baignoit de ses larmes : « Maman, console-toi, je t’assure que je ne mourrai pas. Le bon Dieu ne t’ôtera pas Tommy. Quelque beau que soit le ciel, j’aime mieux mourir ici de faim avec toi et papa, que d’y aller. » Pardonnez-moi, messieurs, je ne puis retenir mes pleurs (dit-elle en essuyant ses yeux). Quelle sensibilité dans un enfant ! Cependant c’est peut-être le moins à plaindre de toute sa famille. Un jour, ou deux, suivant les apparences, le mettront à l’abri des misères humaines. Le père est bien plus digne de pitié. L’infortuné ! l’horreur se peint dans sa physionomie. Il paroît plus mort que vif. Ô ciel ! quel spectacle a frappé mes regards quand je suis entrée dans la chambre ! Assis au chevet du lit, le pauvre homme soutenoit à la fois la tête de son enfant et celle de sa femme. Il n’avoit pour tout vêtement qu’une veste légère. Son habit étendu sur eux leur tenoit lieu de couverture. Il s’est levé, à mon arrivée. J’ai eu peine à le reconnoître. C’étoit, il y a quinze jours, M. Jones, un des plus beaux hommes qu’on pût voir ; M. Nightingale vous l’attestera ; et maintenant ses yeux creux, son visage pâle, sa longue barbe, son corps tremblant de froid et amaigri par la faim, en font un objet digne de compassion. Ma cousine a bien de la peine à lui faire prendre quelque nourriture. Il m’a dit à voix basse… aurai-je la force de le répéter ?… il m’a dit qu’il ne pouvoit se résoudre à manger du pain, quand ses enfants en manquoient ; et pourtant, le croirez-vous, monsieur ? malgré leur profonde misère, sa femme a d’aussi bon bouillon que si elle étoit accouchée dans l’aisance : j’en ai goûté et je l’ai trouvé excellent. Il pensoit, m’a-t-il dit, qu’il étoit redevable de ce bienfait à un ange du ciel. J’ignore ce qu’il entendoit par là ; car je n’ai pas eu le courage de lui faire une seule question.

« C’étoit de part et d’autre, comme on dit, un mariage d’amour, c’est-à-dire un mariage entre deux personnes pauvres. Je n’ai point connu, il est vrai, d’époux plus passionnés l’un pour l’autre ; mais à quoi leur sert leur tendresse réciproque, qu’à les rendre plus malheureux ?

— Vous m’étonnez, maman, dit Nancy. J’avois toujours cru ma cousine Anderson (c’étoit son nom) la plus heureuse des femmes.

— Sa position est bien changée aujourd’hui, reprit mistress Miller. On s’aperçoit aisément que ce qui afflige le plus le mari et la femme, c’est le spectacle de leurs mutuelles souffrances. La faim et le froid qui n’affectent que le corps, leur paroissent des maux légers, auprès des angoisses de l’ame. Les enfants, à l’exception du plus jeune, âgé de moins de deux ans, montrent la même sensibilité. Il règne entre eux tous une tendre union ; et s’ils avoient le strict nécessaire, ils seroient les plus heureux du monde.

— Je n’ai jamais remarqué dans la maison de ma cousine la moindre apparence de misère. Maman, ce que vous me dites me déchire le cœur.

— Ô mon enfant ! votre cousine n’a cessé de lutter contre la mauvaise fortune. Sa détresse a toujours été grande ; mais sa ruine totale vient d’une cause étrangère. Son mari s’étoit engagé pour un coquin de frère. Il y a environ huit jours, la veille de ses couches, leurs meubles ont été enlevés et vendus. Le pauvre homme avoit chargé un des huissiers de me porter une lettre où il m’instruisoit de sa position ; et par une coupable négligence cette lettre ne m’a point été remise. Qu’a-t-il dû penser de mon silence, pendant une semaine entière ? »

Jones ne put entendre ce récit les yeux secs. Dès que mistress Miller eut cessé de parler, il l’emmena dans une chambre voisine, et lui donna sa bourse, qui contenoit cinquante guinées, en la priant d’y prendre ce qu’elle jugeroit à propos d’envoyer à ces pauvres gens. Le regard que mistress Miller jeta sur Jones, en cette circonstance, n’est pas facile à peindre. Saisie d’un transport qui ressembloit au délire, elle s’écria : « Bon Dieu ! est-il au monde un pareil cœur ? » Puis revenue à elle-même. « Oui, dit-elle, j’en connois un autre ; mais en existe-t-il un troisième ?

— J’espère, madame, répondit Jones, qu’un simple mouvement d’humanité, car on ne peut nommer autrement le désir de soulager ses semblables dans une telle calamité, n’est pas si rare parmi les hommes que vous semblez le croire. »

Mistress Miller prit dix guinées dans la bourse de Jones. Ce fut tout ce qu’il put lui faire accepter : « Je les enverrai, dit-elle, demain matin de bonne heure à mes pauvres parents. De mon côté, je leur ai donné un foible secours, et j’ai eu la consolation de les laisser un peu moins malheureux que je ne les avois trouvés. »

Ils rentrèrent ensuite dans le salon. M. Nightingale déplora en termes emphatiques la cruelle situation de ces infortunés, qu’il avoit vus plusieurs fois chez mistress Miller ; il se récria contre la folie de se rendre caution des dettes d’autrui ; il chargea de malédictions l’indigne frère, et finit par souhaiter qu’il fût possible de faire quelque chose pour une famille si intéressante. « Ne pourriez-vous pas, madame, dit-il à mistress Miller, les recommander à M. Allworthy ?… Ou bien que penseriez-vous d’une souscription ? Moi qui vous parle, je donnerois de bon cœur une guinée. »

Mistress Miller ne répondit rien. Nancy, à qui sa mère avoit conté tout bas l’action généreuse de Jones, changea de couleur. Si pourtant l’une ou l’autre se sentoit blessée de la conduite de Nightingale, c’étoit sans raison. La libéralité de Jones, quand même il l’eût connue, n’étoit point un exemple qu’il fût obligé de suivre : bien des gens n’auroient pas donné un sou ; et dans le fait il n’en donna pas un. Comme on ne lui fit aucune demande formelle, il ne renouvela point son offre, et garda son argent dans sa poche.

Nous avons fait une remarque qui ne peut être mieux placée qu’ici : le monde se partage en deux opinions diamétralement opposées, sur la charité. Les uns paroissent croire que tout acte de cette nature doit être réputé un don volontaire, et que le plus mince, un simple Dieu vous bénisse ! est très-méritoire. Les autres, au contraire, semblent convaincus que la charité est une obligation rigoureuse ; que les riches qui ne soulagent point la misère du pauvre, en proportion de leur fortune, ne remplissent qu’à moitié leur devoir, et se rendent en quelque sorte plus méprisables que ceux qui le négligent complétement.

Sans prétendre concilier ces deux opinions, nous nous contenterons de dire, qu’en général ceux qui donnent sont de la première, et ceux qui reçoivent, de la seconde.