Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 08

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 56-68).

CHAPITRE VIII.



ENTREVUE DE JONES ET DU PÈRE DE NIGHTINGALE.
ARRIVÉE D’UN NOUVEAU PERSONNAGE.

Le satirique romain[1] et le philosophe Sénèque[2] nient la divinité de la fortune. Cicéron, plus éclairé, selon nous, que l’un et l’autre, est d’un avis contraire. Il arrive en effet des événements si étranges, si inconcevables, qu’on ne sauroit guère les attribuer à la sagacité ni à la prévoyance humaines.

Tel fut l’incident que nous allons raconter. Jones se présenta chez M. Nightingale dans la conjoncture la plus critique. La fortune, quand elle eût mérité le culte dont on l’honoroit à Rome, n’auroit pu en imaginer une autre aussi fâcheuse. Le vieux gentilhomme et le père de la jeune personne promise à son fils, avoient eu ensemble une longue et vive contestation sur les articles du contrat de mariage. Après avoir épuisé les arguments, chacun en faveur de son opinion, ils venoient de se séparer, convaincus tous deux, comme il arrive d’ordinaire en pareille circonstance, qu’ils avoient complètement raison.

Le personnage auquel M. Jones s’adressoit, étoit ce qu’on appelle un homme du monde, c’est-à-dire un de ces hommes qui vivent ici-bas avec l’intime persuasion qu’il n’y a point d’autre monde, et par conséquent avec la ferme résolution de tirer de celui-ci le meilleur parti possible. Il s’étoit livré, dans sa jeunesse, au négoce. Ayant acquis une honnête fortune, il avoit depuis peu quitté les affaires, ou à parler plus exactement, le commerce de marchandises, pour le commerce d’argent. Son coffre-fort étoit toujours bien garni d’espèces ; personne n’entendoit mieux que lui l’art de les placer avec avantage, et de mettre à profit tantôt les besoins des particuliers, tantôt ceux de l’état. Enfin il avoit fait de l’argent l’objet si exclusif de ses soins, de ses spéculations, qu’on eût dit qu’à ses yeux il n’existoit aucune autre chose dans le monde. C’étoit du moins la seule à laquelle il attachât du prix.

On conviendra que la capricieuse fortune ne pouvoit mettre Jones aux prises avec un adversaire plus redoutable, ni dans un moment moins opportun.

Le vieillard, n’ayant donc que l’intérêt en tête, ne voyoit pas un étranger entrer chez lui, sans s’imaginer aussitôt qu’il venoit lui apporter ou lui demander de l’argent : et selon que la première ou la seconde de ces conjectures prévaloit dans son esprit, il concevoit de l’individu une opinion favorable, ou désavantageuse.

Malheureusement pour Jones, ce fut la dernière qui prit le dessus, quand il entra. On étoit venu, la veille, lui présenter un billet souscrit par son fils pour une dette de jeu. À la vue de Jones, il le crut chargé d’un pareil message. Aussi, il ne l’eut pas plus tôt entendu dire qu’il venoit de la part de son fils, qu’affermi dans ses soupçons, il s’écria : « Monsieur, vous perdrez votre peine !

— Eh quoi ! monsieur, répondit Jones, auriez-vous deviné le sujet qui m’amène ?

— Si je l’ai deviné ! répliqua le vieillard ; je vous répète que vous perdrez votre peine. Vous m’avez la mine d’être un de ces libertins qui entraînent mon fils dans des parties de jeu et de débauche qui lui seront funestes. Mais je ne paierai plus un seul de ses billets, je vous en avertis. Mon fils, je m’en flatte, cessera de fréquenter désormais si mauvaise compagnie. Sans cet espoir, je me serois gardé de lui procurer une femme ; car je ne voudrois causer la ruine de qui que ce fût.

— Comment, monsieur, c’est à vous qu’il est redevable de cette jeune personne ?

— Que vous importe, monsieur, s’il vous plaît ?

— Mon cher monsieur, ne vous offensez pas de l’intérêt que je prends au bonheur de votre fils. J’ai pour lui la plus haute estime. C’est justement le motif de la démarche que je me permets de faire auprès de vous. Je ne puis vous exprimer combien je me réjouis de ce que vous venez de dire ; car, je vous le proteste, je suis pénétré d’estime pour votre fils. Croyez aussi, monsieur, à l’admiration que m’inspirent votre indulgence, votre bonté, votre tendresse, votre générosité. Quelle femme vous lui avez choisie ! J’ose vous garantir qu’elle le rendra le plus heureux des hommes. »

Rien n’est si propre à nous faire prendre quelqu’un en gré, que d’avoir éprouvé un sentiment d’inquiétude à sa première vue. Quand cette impression désagréable commence à s’effacer, nous nous croyons redevables de la tranquillité d’esprit dont elle est suivie, à la personne même qui nous avoit d’abord alarmés.

C’est ce qui arriva à M. Nightingale. Dès qu’il reconnut que Jones, contre son attente, n’avoit rien à lui demander, il le vit de meilleur œil. « Mon bon monsieur, lui dit-il, prenez, je vous prie, la peine de vous asseoir. Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu le plaisir de vous voir ; mais si vous êtes un ami de mon fils, et que vous ayez quelque chose à me dire au sujet de la jeune personne en question, je vous écouterai volontiers. Quant à rendre mon fils heureux, elle ne peut manquer d’y réussir. S’il ne l’est pas, ce sera sa faute. J’ai rempli mon devoir en m’occupant de l’objet essentiel. Elle lui apporte une fortune suffisante pour faire le bonheur d’un homme raisonnable et modéré dans ses désirs.

— Sans doute, car elle vaut elle seule une fortune. Elle est si jolie, si gracieuse, si douce, si bien élevée. Je ne connois pas, en vérité, de jeune personne plus accomplie. Elle chante à ravir, elle joue du clavecin comme un ange.

— Je l’ignorois, car je ne l’ai jamais vue : mais je ne l’en aime pas moins pour cela, et je sais un gré infini à son père de n’avoir fait entrer pour rien ces talents dans notre marché. C’est une preuve de sens que je n’oublierai point. Un sot les auroit portés en ligne de compte, comme un surcroît de dot. Mais je conviens, à sa louange, qu’il n’en a pas dit un mot, quoique assurément ce soient des avantages qui ne déprécient point une femme.

— Je vous proteste, monsieur, qu’elle les possède dans un degré éminent. Quant à moi, je craignois, je l’avoue, que vous n’eussiez peu de goût, peu d’empressement pour ce mariage. On m’avoit dit que vous n’aviez jamais vu la jeune personne : c’est pourquoi je venois vous prier, vous conjurer, au nom du bonheur de votre fils, de ne point mettre obstacle à son union avec une jeune personne douée de toutes les rares qualités dont je vous ai parlé, et de beaucoup d’autres encore.

— Si c’est là, monsieur, l’affaire qui vous amène, mon fils et moi nous vous en sommes fort obligés. Vous pouvez être parfaitement tranquille. Je vous donne ma parole, que l’article de la fortune ne me laisse rien à désirer.

— Monsieur, vous redoublez mon estime, ma vénération pour vous. Se montrer si facile, si désintéressé sur ce point, c’est à la fois la marque d’un jugement sain, et d’une ame élevée.

— Pas si désintéressé, jeune homme, pas si désintéressé.

— Vous me paroissez toujours de plus en plus noble, et permettez-moi d’ajouter, de plus en plus sage ; car il faut être presque fou pour regarder l’argent comme la seule base du bonheur. Une pareille femme avec sa médiocre, sa mince fortune…

— Vous avez, mon ami, une singulière idée de l’argent, ou vous connoissez mieux les qualités de la jeune personne, que l’état de son bien. Voyons, je vous prie, quelle est, selon vous, sa fortune ?

— Sa fortune ? une misère comparée à celle de votre fils.

— Bon ! bon ! peut-être auroit-il pu trouver mieux.

— Je le nie, car ce sera la meilleure des femmes.

— Oui, oui ; mais je parle de sa fortune. Dites-moi, combien pensez-vous qu’elle apporte en dot à votre ami ?

— Combien ?… combien ? Ma foi, peut-être deux cents livres sterling, tout au plus.

— Vous moquez-vous de moi, jeune homme ? dit le père un peu fâché.

— Non, sur mon ame, je parle sérieusement. Je crois même n’avoir pas omis un denier dans mon estimation. Si je fais tort à la jeune personne, je lui en demande pardon.

— Oui certes, vous lui faites tort. Elle a, j’en suis sûr, cinquante fois cette somme ; et elle en fournira la preuve, avant que je donne mon consentement.

— Il est trop tard à présent pour le refuser, quand elle n’auroit pas cinquante deniers. Votre fils est marié.

— Mon fils est marié ! répéta le vieillard avec surprise.

— Oui vraiment. Je me doutois bien que vous ne le saviez pas.

— Mon fils est marié à miss Harris !

— À miss Harris ! Non, monsieur, à miss Nancy Miller, la fille de mistress Miller chez laquelle il étoit logé. Quoique sa mère soit réduite à louer des chambres garnies pour vivre, cette jeune personne…

— Oh çà ! raillez-vous, ou parlez-vous tout de bon ? dit le vieillard d’un ton grave.

— Monsieur, je méprise le rôle de railleur. Je suis venu chez vous dans des dispositions très-sérieuses, croyant, comme cela est en effet, que votre fils n’osoit pas vous instruire d’un mariage si disproportionné du côté de la fortune, bien que la réputation de la jeune personne ne permette pas d’en faire plus long-temps un mystère. »

À cette nouvelle, le vieillard resta immobile et muet. Dans le même instant entra un homme qui le salua du nom de frère.

Ces deux personnages si étroitement unis par les liens du sang, étoient en quelque sorte l’opposé l’un de l’autre, par le caractère. Le frère qui venoit d’arriver avoit aussi suivi la carrière du commerce ; mais à peine avoit-il été en possession de six mille livres sterling, qu’il en avoit employé la plus grande partie à l’acquisition d’une petite terre, et s’étoit retiré à la campagne. Il y avoit épousé la fille d’un ministre sans bénéfice, jeune personne dépourvue de fortune et de beauté, mais douée d’une agréable humeur qui avoit déterminé son choix.

Il menoit depuis vingt-cinq ans avec cette femme une vie plus conforme à la peinture que les poëtes nous font de l’âge d’or, qu’aux mœurs du siècle présent. Il en avoit eu quatre enfants, dont trois étoient morts en bas âge. Il ne lui restoit qu’une fille que sa femme et lui avoient, comme on dit, gâtée de leur mieux, c’est-à-dire, élevée avec une extrême indulgence. Cette fille répondoit si bien à leur tendresse que, pour ne point se séparer d’eux, elle venoit de refuser un gentilhomme d’environ quarante ans, qui lui offroit plus de fortune qu’elle n’en pouvoit espérer.

L’héritière choisie par M. Nightingale étoit proche voisine de son frère, et très-connue de sa nièce. Le vieux campagnard s’étoit rendu à Londres avec le dessein, non de seconder, mais de rompre un projet de mariage qui, dans son opinion devoit faire le malheur de son neveu ; car il ne prévoyoit pas d’autre résultat d’une union avec miss Harris, héritière, il est vrai, de grands biens, mais incapable, par sa figure et par son caractère, de rendre un mari heureux. C’étoit une grande fille, maigre, laide, maniérée, sotte et méchante. En conséquence, au premier mot proféré par M. Nightingale du mariage de son fils avec miss Miller, le campagnard en témoigna la plus vive satisfaction ; et après avoir laissé le père exhaler sa colère contre le jeune homme en amères invectives et en menaces d’exhérédation : « Mon frère, lui dit-il, si vous étiez un peu plus calme, je vous ferois une question. Aimez-vous votre fils pour lui, ou pour vous ? Votre réponse, je pense, ne sauroit être douteuse. Vous cherchiez certainement son bonheur, dans le mariage que vous aviez projeté.

« Eh bien, mon frère, j’ai toujours regardé comme une absurdité, de prescrire aux autres des règles de bonheur, et comme une tyrannie de les obliger à s’y conformer. C’est une erreur commune, je le sais, mais ce n’en est pas moins une erreur. Ce despotisme, insensé dans d’autres cas, paraît surtout révoltant en fait de mariage, où le bonheur dépend entièrement de l’affection réciproque des deux parties.

« Les parents ont donc grand tort, à mon gré, de vouloir choisir pour leurs enfants, en pareille circonstance. L’affection ne se commande point. L’amour est si ennemi de la contrainte, que par une perversité malheureuse mais incurable de la nature humaine, il souffre même avec impatience le langage de la persuasion.

« Cependant, si la raison défend à un père de commander en maître absolu, elle exige qu’il soit consulté, peut-être même, à la rigueur, qu’il ait une voix négative. Ainsi mon neveu, je l’avoue, a fait une faute en se mariant sans vous demander votre agrément ; mais, mon frère, soyez juste, n’êtes-vous pas un peu l’auteur de sa faute ? Ne lui avez-vous pas donné, par une fréquente manifestation de vos sentiments, la certitude morale d’un refus, en cas d’insuffisance de fortune ? et votre colère en ce moment a-t-elle une autre cause ? Si votre fils a manqué à son devoir, n’avez-vous pas excédé de beaucoup votre autorité en concluant pour lui, à son insu, un mariage avec une femme que vous n’aviez jamais vue, et que vous n’auriez pu, sans folie, songer à introduire dans votre famille, si vous l’aviez vue et connue aussi bien que moi ?

« Encore une fois, mon neveu a tort, mais son tort est-il impardonnable ? On ne peut nier qu’il n’ait agi sans votre consentement dans une affaire où il devoit le demander ; mais c’est une affaire qui le regardoit particulièrement. Vous-même, vous devez en convenir et vous en conviendrez, vous n’aviez en vue que son intérêt. Si son sentiment a différé du vôtre, s’il s’est mépris sur la route du bonheur, voulez-vous, mon frère, pour peu que vous aimiez votre fils, l’éloigner du but encore davantage ? Il a fait un mauvais choix, d’accord : voulez-vous en accroître les fâcheuses conséquences ? Son malheur est douteux : voulez-vous le rendre certain ? Enfin, mon frère, pour le punir de vous avoir mis dans l’impossibilité de le faire aussi riche que vous le souhaitiez, voulez-vous le faire aussi misérable que vous le pouvez ? »

Saint Antoine de Padoue[3], par un miracle de la foi, vint à bout, dit-on, de convertir les poissons. Orphée et Amphion firent davantage. Le charme de leurs accords rendit sensibles les objets même inanimés : c’étoient de grands enchanteurs ; mais ni l’histoire ni la fable ne rapportent aucun exemple du triomphe de la raison sur l’avarice.

M. Nightingale n’essaya point de répondre à son frère ; il se contenta de lui dire qu’ils avoient toujours été d’avis opposé sur la manière d’élever leurs enfants. « J’aurois voulu, ajouta-t-il, que vous eussiez borné vos soins à l’éducation de votre fille, sans vous mêler de celle de mon fils, à qui vos leçons n’ont guère mieux profité, je crois, que votre exemple. »

Le jeune Nightingale avoit passé une grande partie de sa jeunesse à la campagne, chez son oncle, dont il étoit le filleul, et qui l’aimoit presque autant que s’il eût été son propre fils.

Jones fut ravi de la rencontre de cet excellent homme. Quand il s’aperçut que tous les moyens de persuasion qu’il avoit employés, de concert avec lui, ne produisoient qu’un effet contraire à son attente, il l’emmena chez mistress Miller.


  1. .....Nos te,
    Nos facimus, fortuna, deam.Juvénal.
    Ô fortune, c’est nous qui t’avons fait déesse ! Trad.
  2. Dans le traité de la Providence.Trad.
  3. On lit dans la vie de saint Antoine de Padoue, qu’irrité de l’indifférence des hérétiques pour la parole de Dieu, il se rendit un jour à l’embouchure de la Marechia, dans le golfe de Venise, et y adressa un discours pathétique aux poissons, qui, à sa voix, accoururent en foule, se rangèrent en bon ordre devant lui, et l’écoutèrent avec la plus grande attention. Ce singulier discours, où sont retracés tous les bienfaits du ciel envers les poissons, se trouve aussi dans le voyage du célèbre Addison en Italie.Trad.