Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 06

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 112-120).

CHAPITRE VI.



PAR QUELS MOYENS L’ÉCUYER ÉTOIT PARVENU
À DÉCOUVRIR SA FILLE.

Dans un grand nombre d’histoires le lecteur est forcé de se prêter, sans qu’on lui donne d’explication satisfaisante, à des événements beaucoup plus étranges que l’arrivée subite de M. Western chez lady Bellaston. Nous n’en userons pas ainsi à son égard. Le désir de l’obliger toutes les fois que la chose est en notre pouvoir, nous engage à lui apprendre sur-le-champ par quels moyens l’écuyer étoit parvenu à découvrir sa fille.

Nous avons insinué dans le troisième chapitre du livre précédent (car ce n’est pas notre usage d’entrer dans plus de détails que la circonstance n’en exige) ; nous avons insinué, disons-nous, que mistress Fitz-Patrick, qui souhaitoit ardemment de se réconcilier avec son oncle et sa tante Western, croyoit en trouver le moyen, en préservant sa cousine, par un bon office, d’une faute semblable à celle qui avoit attiré sur elle-même le courroux de sa famille. Elle résolut donc, après de mûres réflexions, d’instruire sa tante Western du lieu où étoit Sophie, et lui adressa la lettre suivante, que nous rapporterons tout entière pour plus d’une raison :

« Madame,

« Le motif qui me détermine à écrire cette lettre la rendra peut-être agréable à ma chère tante ; j’ose au moins m’en flatter par rapport à l’une de ses nièces, si je n’ai pas le même espoir pour ce qui concerne l’autre.

« Je vous dirai sans plus de préambule, qu’au moment où, accablée sous le poids du malheur, j’allois me jeter à vos pieds, j’ai rencontré par un singulier hasard, ma cousine Sophie dont vous connoissez l’histoire mieux que moi, quoiqu’hélas ! je ne la connoisse que trop bien. Oui, j’en sais assez pour être convaincue que si l’on ne se hâte de l’arrêter, elle va se précipiter dans l’abîme où je suis tombée, pour avoir rejeté avec autant d’imprévoyance que de folie vos salutaires conseils.

« En un mot, j’ai vu le jeune homme dont elle est éprise. J’ai même passé hier avec lui une partie de la journée ; je vous assure qu’il est charmant. Vous dire comment je l’ai connu, seroit un détail dénué d’intérêt. J’ai cru devoir ce matin changer de logement pour l’éviter, et ne point lui fournir involontairement le moyen de découvrir la demeure de ma cousine ; car il l’ignore encore, et il est à propos qu’il continue à l’ignorer jusqu’à ce que mon oncle l’ait mise en sûreté. Le temps est précieux ; il suffit de vous apprendre qu’elle est chez lady Bellaston. J’ai vu cette dame, et je lui soupçonne fort l’intention de la cacher à sa famille. Vous savez, madame, que c’est une étrange femme. Rien ne me siéroit moins que de prétendre donner des avis à une personne aussi clairvoyante, aussi expérimentée que vous. Je me borne donc au simple exposé des faits.

« J’espère, madame, que ma conduite en cette circonstance me recommandera à la bienveillance d’une parente toujours si zélée pour l’honneur et pour le véritable intérêt de notre famille, et me redonnera quelque titre à son amitié qui m’a rendue jadis si heureuse, et sans laquelle je ne puis l’être à l’avenir.

« Je suis avec le plus profond respect,

« Madame,
« Votre très-humble et très-obéissante
nièce et servante,
« Henriette Fitz-Patrick. »

Mistress Western étoit chez son frère, quand elle reçut cette lettre. Depuis la fuite de sa nièce, elle lui tenoit fidèle compagnie pour le consoler dans son affliction. Or, on connoît par l’échantillon que nous en avons donné précédemment, la nature des consolations dont elle lui administroit une dose journalière.

Elle étoit debout, le dos tourné au feu, une prise de tabac à la main, occupée selon sa coutume à réconforter l’écuyer qui fumoit sa pipe, au sortir de table. Après avoir lu la lettre de mistress Fitz-Patrick, elle la remit à son frère. « Tenez, lui dit-elle, voici des nouvelles de votre brebis égarée. La fortune vous l’a rendue ; et si vous voulez vous laisser gouverner par mes conseils, il est encore possible de la sauver. »

L’écuyer eut à peine parcouru la lettre, qu’il sauta de son fauteuil, jeta sa pipe au feu, et poussa un cri de joie. Il appela ensuite ses gens, demanda ses bottes, ordonna qu’on sellât le Chevalier et plusieurs autres chevaux, et qu’on courût chercher le ministre Supple. Cela fait, il se tourna vers sa sœur, la prit brusquement par le milieu du corps, et la serrant dans ses bras : « Morbleu, dit-il, vous n’avez pas l’air content. On vous croiroit fâchée que j’aie retrouvé ma fille ?

— Mon frère, répondit-elle, les habiles politiques qui pénètrent le fond des choses, les voient souvent sous un aspect bien différent de celui qu’elles offrent à la surface. L’affaire est, j’en conviens, moins désespérée que ne le paroissoit la situation de la Hollande, quand Louis XIV étoit aux portes d’Amsterdam ; mais elle exige, mon frère, pardonnez ma franchise, une certaine délicatesse dont je vous crois peu capable. Il faut avec une femme du rang de lady Bellaston un ton et des manières qui demandent, je le crains, plus de connoissance du monde que vous n’en avez.

— Ma sœur, je sais que vous faites peu de cas de mon esprit ; mais je vous montrerai dans cette occasion si je suis un sot. Vous doutez de ma capacité ! Pensez-vous que j’aie vécu si long-temps, sans avoir acquis quelque connoissance des lois du pays ? Je sais que je puis prendre mon bien partout où je le trouve. Qu’on me dise où est ma fille, et si je ne viens pas à bout de m’en ressaisir, traitez-moi d’imbécile tant que je vivrai. Il y a des juges de paix à Londres comme ailleurs.

— Vous me faites trembler. Vous allez gâter une affaire qui pourroit réussir selon vos vœux, si vous consentiez à suivre mes avis. Vraiment, mon frère, vous imaginez-vous qu’on attaque la maison d’une femme de qualité avec des juges de paix et des brutaux d’huissiers ? Apprenez de quelle manière il faut vous comporter. Aussitôt que vous serez arrivé à Londres, votre premier soin doit être de vous procurer un habit décent ; car assurément, mon frère, le vôtre ne l’est pas. Vous enverrez ensuite offrir vos hommages à lady Bellaston, et lui ferez demander la permission de l’aller voir. Elle vous l’accordera sans difficulté. Quand vous serez admis en sa présence, vous lui conterez votre histoire, et vous n’oublierez pas de me nommer à propos ; car, quoique parents, vous ne vous connoissez, je crois, que de vue. Je suis sûre qu’après vous avoir entendu, elle retirera sa protection à ma nièce, qui lui en a certainement imposé. Telle est la marche que vous devez suivre. Mais des juges de paix ! des huissiers ! fi ! peut-on faire un pareil outrage à une femme de qualité, dans un pays civilisé ?

— Au diable la qualité. C’est par ma foi un pays merveilleusement civilisé, que celui où les femmes sont au-dessus de la loi. Quoi ? il faut que j’envoie faire des compliments à une coquine qui soustrait une fille à son père, et que j’attende patiemment sa réponse ! Je ne suis point aussi ignorant que vous le pensez ; c’est moi qui vous le dis, ma sœur. Vous voudriez me persuader que les femmes sont au-dessus de la loi. Il n’en est rien. J’ai entendu dire au président des assises que personne n’étoit au-dessus de la loi ; mais la loi dont vous parlez est, je suppose, une loi d’Hanovre.

M. Western, je crois, Dieu me pardonne, que votre ignorance va tous les jours en croissant. Vous êtes devenu un véritable ours.

— Pas plus ours que vous, ma sœur Western ; parbleu, vous pouvez parler de politesse tant qu’il vous plaira ; ce n’est certes pas avec moi que vous vous en piquez. Je ne suis pas un ours, entendez-vous ? Il me seroit facile de répondre à votre compliment par un autre ; mais je veux vous montrer que je suis plus poli que certaines personnes.

M. Western, dites tout ce que vous voudrez ; je vous méprise trop pour me fâcher de rien. Au reste, cette nièce dont je tais l’odieux nom irlandois, rend justice, dans sa lettre, à mes sentiments. Oui, j’ai à cœur la considération de ma famille, ainsi que l’intérêt de votre fille qui en fait partie, et j’ai résolu d’aller à Londres pour y traiter l’affaire en personne ; car en vérité, mon frère, vous n’êtes pas propre à figurer comme négociateur dans une cour polie. Le Groenland, le Groenland, voilà le théâtre qui convient à vos talents.

— Grace au ciel je ne vous comprends pas. Vous retombez dans votre jargon hanovrien. Toutefois je ne veux pas être en reste de politesse avec vous ; et si vous me pardonnez ma vivacité, je vous pardonne aussi la vôtre. J’ai toujours pensé qu’entre parents, c’étoit une folie de se brouiller pour des bagatelles. Vous échappe-t-il dans la discussion une parole un peu piquante ? on vous en répond une autre sur le même ton. C’est un prêté pour un rendu. Quant à moi, je n’ai point de rancune ; et je vous sais, ma sœur, un gré infini de la résolution que vous annoncez d’aller à Londres ; je n’y ai fait que deux voyages en ma vie, et n’y suis resté chaque fois qu’une quinzaine de jours. Vous jugez qu’en si peu de temps j’ai mal appris à connoître les rues et les gens. Jamais je ne vous ai contesté votre supériorité dans la science du monde. Ce seroit de ma part une prétention aussi ridicule, que si vous vous avisiez de me disputer l’art de conduire une meute, ou de surprendre un lièvre au gîte.

— C’est, je vous jure, ce que je me garderai bien de faire.

— Et moi, je vous jure à mon tour que je rendrai toujours justice à vos lumières. »

Alors, pour emprunter une expression de mistress Western, il se forma une ligue entre les parties belligérantes. Le ministre arriva sur ces entrefaites, et les chevaux étant prêts, M. Western partit après avoir promis à sa sœur de ne point s’écarter de ses instructions. Celle-ci se prépara de son côté à le suivre le lendemain.

Chemin faisant, M. Western et le ministre tinrent conseil ensemble. Tous deux furent d’avis qu’on pouvoit très-bien se dispenser des formalités prescrites par mistress Western, et l’écuyer se conduisit comme on l’a raconté.