Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 137-147).

CHAPITRE IX.



LETTRES D’AMOUR DE DIFFÉRENTS STYLES.

Jones, en rentrant chez lui, trouva sur sa table les trois lettres suivantes, que le hasard lui fit ouvrir dans l’ordre où elles avoient été écrites.

lettre ire.

« Il faut que la tête m’ait tourné. Dans un moment, je prends une forte et juste résolution, et l’instant d’après je change de sentiment. Hier au soir, j’étois décidée à ne plus vous voir ; ce matin, je veux m’assurer si vous êtes en état, comme vous le dites, de vous justifier : et pourtant je sais que cela est impossible. Je me suis dit d’avance tout ce que vous pouviez imaginer… Tout ?… peut-être que non ; peut-être avez-vous plus d’invention que moi. Venez donc me trouver aussitôt que vous aurez reçu cette lettre. Si vous pouvez forger une excuse, je vous promets presque d’y croire. Trahie pour… ! je n’y veux plus penser. Venez chez moi sans délai. Voici la troisième lettre que j’écris ; j’ai brûlé les deux premières ; je suis tentée de brûler encore celle-ci. Puissé-je ne pas perdre l’esprit ! Venez sur-le-champ. »

lettre iie.

« Si vous voulez que je vous pardonne, ou même que je vous reçoive, venez tout de suite. »

lettre iiie.

« J’apprends à l’instant que vous n’étiez pas chez vous, lorsqu’on vous a porté mes deux premières lettres. Dès que vous aurez reçu celle-ci, venez me voir. Je ne sortirai point. Ma porte ne sera ouverte que pour vous. Je ne pense pas que rien puisse vous arrêter. »

Comme Jones achevoit de lire ces trois billets, Nightingale entra chez lui. « Eh bien, Tom, dit-il, depuis l’aventure d’hier au soir, quelles nouvelles de lady Bellaston ? (car personne dans la maison n’ignoroit plus le nom de cette dame.)

— De lady Bellaston ? répondit Jones d’un ton sérieux.

— Allons, cher Tom, ne soyez pas si mystérieux avec vos amis. Quoique le vin m’eût un peu brouillé les idées hier au soir, en apercevant cette dame je n’ai pas laissé de me rappeler que je l’avois vue au bal masqué. Pensez-vous que j’ignore qui étoit la reine des fées ?

— Quoi ! réellement vous avez reconnu la dame du bal masqué ?

— Oui en vérité ; et vingt fois depuis, je vous l’ai donné à entendre ; mais vous m’avez toujours paru si chatouilleux sur cet article, que je n’ai pas osé vous en parler clairement. Mon ami, je juge à votre extrême discrétion que le caractère de la dame ne vous est pas aussi bien connu que sa personne. Point de colère, Tom ; ma foi, vous n’êtes pas le premier jeune homme qu’elle ait pris dans ses lacs. Sa réputation, croyez-moi, ne court aucun risque. »

Quoique Jones n’eût pas lieu de penser qu’avant son commerce avec lui, lady Bellaston eût vécu en vestale, il étoit si étranger à Londres, il en connoissoit si peu les mœurs, qu’il ne se faisoit aucune espèce d’idée de ces femmes d’une réputation équivoque qui, sous une apparence de vertu, lient des intrigues galantes avec quiconque leur plaît, de ces femmes dont quelques prudes évitent la compagnie, mais qui voient, comme on dit, toute la ville, et qu’en un mot chacun juge dignes du nom que personne ne leur donne.

Quand il vit que Nightingale étoit si bien instruit, il crut que la réserve scrupuleuse qu’il avoit gardée jusque-là devenoit désormais peu nécessaire. Il laissa donc un libre cours à la langue de son ami, et le pria de lui dire franchement ce qu’il savoit par lui-même, ou par d’autres de lady Bellaston.

Nightingale dont le caractère léger et frivole tenoit beaucoup de celui des femmes, avoit aussi, comme elles, une forte inclination au babil. Aussitôt que Jones lui eut lâché la bride, il entra dans de longs détails sur la dame, et se permit d’en raconter nombre de traits peu honorables, que notre profond respect pour les femmes de qualité nous empêche de répéter ici. Nous nous gardons soigneusement de fournir aux futurs commentateurs de nos ouvrages l’occasion de faire de malignes applications, et de nous rendre, malgré nous, les instruments d’un scandale qui fut toujours loin de notre pensée.

Jones, après avoir écouté attentivement Nightingale jusqu’au bout, poussa un profond soupir. Son ami s’en aperçut : « Ouais ! dit-il, vous n’êtes pas amoureux, j’espère ? Si j’avois soupçonné que l’histoire de votre belle fît sur vous tant d’impression, je vous aurois épargné, je vous jure, la peine de l’entendre.

— Ô mon cher ami, je suis tellement enlacé dans les filets de cette femme, que je ne sais de quelle façon m’en tirer… Amoureux ? non, mon ami ; mais je lui ai des obligations, de grandes obligations. Puisque vous en savez si long, je ne vous dissimulerai rien. C’est à elle seule, peut-être, que je dois de n’avoir pas manqué de pain jusqu’à ce jour. Comment l’abandonner après cela ? et cependant il faut que je l’abandonne, ou que, par une lâche trahison, je lui sacrifie une jeune personne infiniment plus digne qu’elle de mon affection, une jeune personne, mon cher Nightingale, pour qui je brûle d’un amour difficile à concevoir. Quel parti prendre ? Je crains d’en perdre la tête.

— Et cette autre nymphe, je vous prie, est-ce une honnête femme ?

— Honnête ? ah jamais le souffle de la calomnie n’a osé ternir sa réputation. Le ciel le plus serein, le ruisseau le plus limpide est moins pur que sa vertu. Elle réunit toutes les perfections de l’ame et du corps. C’est la plus belle créature de l’univers : mais elle possède des qualités si nobles, si rares, que bien que son image soit toujours présente à mon esprit, je ne pense à sa beauté que quand je la vois.

— Et pouvez-vous, mon cher ami, avec une telle passion dans le cœur, hésiter un moment à quitter une…

— Arrêtez, ne l’outragez pas davantage. Je hais jusqu’à l’idée de l’ingratitude.

— Bah ! vous n’êtes pas le premier qui lui ait de semblables obligations. Lady Bellaston est très-libérale quand elle aime. Toutefois, souffrez que je vous le dise, elle accorde ses faveurs avec tant d’art, qu’elles doivent inspirer à ses amants plus de vanité que de reconnoissance. » Nightingale ne tarit point sur ce chapitre ; il conta mille aventures de la dame, en attesta la vérité avec serment, et parvint ainsi à détruire dans le cœur de son ami tout sentiment de gratitude et d’estime pour elle. Jones regarda les secours qu’il en avoit reçus, moins comme des bienfaits que comme un salaire qui, à ses yeux, les dégradoit également l’un et l’autre. Aussi mécontent de lui-même que de lady Bellaston, en se détachant d’elle il revint naturellement à Sophie. La vertu de cette charmante personne, sa candeur, la constance de son amour, les souffrances qu’elle avoit éprouvées à cause de lui, devinrent l’unique objet de ses pensées, et lui rendirent encore plus odieux les liens qui l’attachoient à lady Bellaston. Malgré l’impossibilité de quitter, sans mourir de faim, le service de cette dame (car ses rapports avec elle ne lui sembloient plus mériter un autre nom), il prit le parti d’y renoncer, pour peu qu’il en trouvât un prétexte honnête.

Il communiqua ce dessein à son ami. Nightingale réfléchit un moment, et lui dit : « Mon garçon, j’y suis, j’ai imaginé un moyen infaillible. Propose-lui de l’épouser ; je veux être pendu, si le succès ne répond pas à mon attente.

— De l’épouser ?

— Oui, propose-lui de l’épouser, et elle se démasquera sur-le-champ. Je connois un jeune homme qu’elle entretenoit ; il lui fit sérieusement une proposition de mariage, et fut à l’instant congédié pour sa peine.

Jones refusa de tenter l’épreuve. « Il est possible, dit-il, qu’elle soit moins choquée de ma proposition que de celle d’un autre. Si elle me prenoit au mot, que deviendrois-je ? Je serois victime de mon propre artifice, et perdu sans retour.

— Non ; car dans ce cas j’ai un expédient tout prêt pour te tirer d’affaire.

— Lequel ?

— Le voici. Le jeune homme dont je viens de te parler, et avec qui je suis fort lié, est si furieux contre lady Bellaston pour de mauvais tours qu’elle lui a joués depuis leur brouillerie, qu’il ne feroit pas difficulté, j’en suis sûr, de te montrer ses lettres. Tu aurois alors un motif plausible de rompre avec elle et de te retirer avant le mariage, en supposant, ce que je ne crois pas, qu’elle consentît à t’épouser.

Jones, vaincu par cet argument, n’opposa plus de résistance ; mais il jura qu’il n’avoit pas la hardiesse de faire en face une pareille proposition à lady Bellaston. Nightingale, pour l’obliger, lui dicta la lettre suivante :

« Madame,

« Je suis extrêmement fâché qu’une malheureuse affaire m’ait obligé de sortir, et empêché de recevoir vos ordres au moment où ils sont parvenus chez moi. Le retard que je suis obligé d’apporter à ma justification ajoute encore à mes regrets. Ô lady Bellaston, combien j’ai craint que votre réputation ne souffrît de cette fatale rencontre ! Il n’existe qu’un moyen de la préserver de toute atteinte ; je n’ai pas besoin de vous l’indiquer ; permettez-moi seulement de vous dire que votre honneur m’étant aussi cher que le mien, l’unique gloire à laquelle j’aspire est de mettre à vos pieds l’hommage de ma liberté ; et croyez qu’il manquera toujours quelque chose à mon bonheur, tant que vous n’aurez pas la générosité de me donner, par un acte légal, le droit de vous regarder comme à moi pour la vie.

« Je suis, madame, avec le plus profond respect,

« Votre très-obligé, très-obéissant et
très-humble serviteur,
« Thomas Jones. »

Lady Bellaston fit aussitôt à cette lettre la réponse suivante ;

« Monsieur,

« En lisant votre grave épître, j’aurois pu croire, au ton froid et cérémonieux qui y règne, que vous aviez déjà acquis le droit dont vous parlez, et que nous formions même depuis nombre d’années l’association monstrueuse de mari et de femme. De bonne foi, me supposez-vous folle, ou espérez-vous m’aveugler au point de me faire consentir à mettre toute ma fortune en votre pouvoir, pour vous donner ensuite les moyens de vous divertir à mes dépens ? Sont-ce là les preuves d’amour que j’attendois de vous, le retour dont vous deviez payer ?… Mais je dédaigne de vous faire des reproches, et suis dans une grande admiration de votre profond respect.

« P. S. Quelqu’un m’interrompt et m’empêche de relire ma lettre. Peut-être en ai-je dit plus que je ne voulois. Venez chez moi ce soir à huit heures. »

Jones, par l’avis de son conseiller intime, répondit :

« Madame,

« Il m’est impossible de vous exprimer combien je suis blessé du soupçon injurieux que vous manifestez à mon égard. Lady Bellaston a-t-elle pu honorer de ses bontés un homme qu’elle croyoit capable d’un dessein aussi bas ? ou peut-elle parler avec mépris des plus saints nœuds de l’amour ? Si dans un instant d’ivresse et d’oubli, ma passion l’a emporté sur le vif intérêt que je prends à votre réputation, vous êtes-vous imaginé, madame, que je me résoudrois à continuer un commerce qui ne sauroit rester longtemps secret, et dont la découverte vous perdroit dans le monde ? En supposant que vous ayez de moi cette opinion, veuillez, je vous prie, me procurer une prompte occasion de m’acquitter des obligations pécuniaires que j’ai eu le malheur de contracter envers vous. Quant à celles d’une nature plus tendre, je demeurerai toujours, etc. »

Il termina sa lettre par la même formule que la précédente.

Lady Bellaston répondit :

« Je vois que vous êtes un faquin. Vous m’inspirez le plus profond mépris. Si vous venez chez moi, ma porte vous sera fermée. »

Quoique Jones fût ravi d’être délivré d’une chaîne dont tous ceux qui l’ont portée connoissent le poids, il ne jouissoit pas d’un contentement parfait. Le plan qu’il avoit suivi étoit trop contraire à la franchise, pour satisfaire un homme qui abhorroit toute espèce de mensonge, ou de déloyauté. Jamais il n’auroit consenti à l’adopter, sans l’embarras cruel de sa position qui le forçoit à trahir lady Bellaston, ou Sophie ; et l’on conviendra que tous les principes d’honneur et de vertu plaidoient aussi éloquemment que l’amour, en faveur de la dernière.

Nightingale s’applaudit du succès de son stratagème qui lui valut, de la part de son ami, beaucoup de remercîments et d’éloges. « Cher Tom, dit-il, nous nous sommes rendu l’un à l’autre des services d’un genre bien différent. Vous me devez votre liberté, et je vous dois la perte de la mienne ; mais si vous êtes aussi content que moi, nous pouvons nous vanter d’être les deux hommes les plus heureux de l’Angleterre. »

On vint alors les avertir que le dîner étoit servi. Mistress Miller, qui faisoit elle-même l’office de cuisinière, avoit employé tout ce qu’elle avoit de talent pour célébrer les noces de sa fille. Considérant Jones comme le principal instrument de son bonheur, elle ne fut occupée pendant tout le repas qu’à lui témoigner, de la voix et du geste, sa reconnoissance, et ne fit presque aucune attention à sa fille, ni même à son gendre.

Vers la fin du dîner, mistress Miller reçut une lettre ; mais ce chapitre en contient déjà tant, que nous ne rendrons compte de celle-ci que dans le chapitre suivant.