Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 07

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 360-368).

CHAPITRE VII.



SUITE DE L’HISTOIRE.

Comme mistress Waters gardoit le silence : « Madame, lui dit M. Allworthy, j’ai appris avec peine que vous aviez tiré peu de fruit des salutaires conseils…

— Monsieur, répondit-elle en l’interrompant, j’ai commis, je le sais, bien des fautes ; mais je ne suis pas coupable d’ingratitude envers vous. Je ne puis oublier, et je n’oublierai jamais les bontés dont vous m’avez comblée. J’avoue que j’en étois peu digne. Daignez pourtant suspendre un moment vos reproches. Je viens vous révéler un grand secret concernant ce jeune homme que vous avez appelé Jones de mon nom de fille.

— Quoi donc ! aurois-je puni par ignorance un innocent, dans l’homme qui sort d’ici ? N’étoit-il pas le père de l’enfant ?

— Non, monsieur. Vous pouvez vous rappeler que je vous promis autrefois de vous découvrir un jour ce mystère ; et c’est de ma part, j’en conviens, une négligence impardonnable de ne l’avoir pas fait plus tôt. J’étois loin de savoir combien il importoit de…

— Eh bien, madame, continuez, s’il vous plaît.

— Vous devez vous souvenir, monsieur, d’un jeune homme nommé Summer ?

— Sans doute ; c’étoit le fils d’un savant et vertueux ecclésiastique, pour qui j’avois beaucoup d’amitié.

— Vous le prouvâtes bien dans le temps, monsieur. Ce fut vous, je crois, qui fîtes élever ce jeune homme et qui l’entretîntes à l’université. Lorsqu’il eut fini ses études, il vint demeurer chez vous. Jamais le ciel, je dois le dire, n’avoit formé une créature si parfaite. Il joignoit à la plus belle figure un caractère aimable, un esprit rare et des manières séduisantes.

— Le pauvre jeune homme ! il fut moissonné à la fleur de l’âge. Je ne pensois guère qu’il eût à se reprocher aucune faute grave ; car, je le devine, vous allez me dire qu’il étoit le père de votre enfant.

— Non, monsieur, il ne l’étoit pas.

— Comment ? à quoi tend donc tout ce préambule ?

— À une triste révélation que je suis désolée d’avoir à vous faire. Ô monsieur ! vous allez entendre quelque chose qui vous causera autant de surprise que d’affliction.

— Parlez, ma conscience ne me reproche rien ; et il n’y a rien, en conséquence, que je craigne d’entendre.

— Monsieur, ce Summer, ce fils de votre ami, élevé à vos frais, nourri pendant un an dans votre maison comme un enfant adoptif, qui y mourut de la petite vérole, que vous regrettâtes si vivement, à qui vous rendîtes les mêmes honneurs funèbres que s’il eût été votre fils, ce Summer, monsieur, étoit le père de l’enfant.

— Comment ? vous êtes en contradiction avec vous-même.

— Non, monsieur ; il étoit réellement le père de l’enfant ; mais je ne suis point sa mère.

— Prenez garde, madame, ne cherchez point à vous justifier d’un crime par un mensonge. Songez qu’il est un juge suprême à qui vous ne pouvez rien cacher ; et que devant son tribunal, le mensonge ne fera qu’aggraver votre faute.

— Non, monsieur, je ne suis point sa mère, et je ne voudrois pas aujourd’hui me croire telle, pour tout l’or du monde.

— J’en sais la raison. Je me réjouirois autant que vous d’être assuré du contraire. Cependant souvenez-vous de l’aveu que vous m’avez fait autrefois.

— Cet aveu étoit si peu conforme à la vérité, que ce fut moi-même qui portai l’enfant dans votre lit ; je l’y portai par l’ordre de sa mère ; par son ordre encore je le reconnus pour mon fils, et grace à sa générosité, je me crus noblement récompensée de ma discrétion et de ma honte.

— Quelle pouvoit être cette femme ?

— Je tremble de la nommer.

— Ce trouble, cette hésitation, tout m’annonce qu’elle ne m’étoit pas étrangère.

— Non, monsieur, elle vous tenoit de bien près. »

À ces mots, M. Allworthy tressaillit, et mistress Waters continua.

« Vous aviez une sœur, monsieur…

— Une sœur ! répéta M. Allworthy, saisi d’effroi.

— J’en atteste le ciel, votre sœur étoit la mère de l’enfant que vous trouvâtes dans votre lit.

— Est-il possible, bon Dieu !

— Prenez patience, monsieur, je vais vous conter toute l’histoire. Aussitôt après votre départ pour Londres, miss Bridget vint chez ma mère. Elle lui dit qu’elle avoit entendu vanter mon instruction, mon esprit et parler de moi comme d’une jeune fille infiniment supérieure aux autres villageoises. Ce fut ainsi qu’elle daigna s’exprimer. Elle m’engagea à venir la voir au château. Quand j’y allois, elle m’occupoit à lui faire la lecture : la manière dont je m’acquittois de ce petit emploi parut lui plaire ; elle me prit en affection et me combla de présents. Au bout d’un certain temps, elle me sonda sur le chapitre de la discrétion : mes réponses la satisfirent. Elle ferma la porte de sa chambre, m’emmena dans son cabinet, en ferma aussi la porte, et me dit qu’elle alloit me donner une preuve de la confiance sans bornes que lui inspiroit mon honnêteté, en me communiquant un secret d’où dépendoit son honneur et par conséquent sa vie. Elle se tut pendant quelques minutes, essuya à diverses reprises les larmes qui couloient de ses yeux, puis me demanda si je pensois qu’on pût se fier en toute sûreté à ma mère. Je lui dis que je répondois de sa discrétion. Alors elle me confia le grand secret qui pesoit sur son cœur et dont la révélation lui coûta, je crois, de plus vives douleurs que celles même de l’enfantement. Après cette confidence, elle m’exposa le plan qu’elle avoit conçu. Il consistoit à n’admettre auprès d’elle, dans le moment critique, que ma mère et moi, et d’éloigner mistress Wilkins, en l’envoyant dans le fond du comté de Dorset, pour y prendre des informations sur une jeune personne destinée à remplacer sa femme de chambre qu’elle avoit congédiée trois mois auparavant. Depuis le départ de cette dernière, elle m’avoit attachée à son service par forme d’essai, suivant son expression ; mais elle affectoit souvent de se plaindre de mon peu d’intelligence et d’adresse. Ces propos désobligeants et beaucoup d’autres semblables qu’elle tenoit sur mon compte, avoient pour but de prévenir les soupçons que mistress Wilkins pourroit concevoir par la suite, quand je viendrois à m’avouer la mère de l’enfant. Miss Bridget se persuadoit qu’on ne croiroit jamais qu’elle eût été assez imprudente pour maltraiter une jeune fille à qui elle auroit confié un pareil secret. Vous pouvez bien penser, monsieur, que j’étois amplement payée de ces mortifications. Je les souffrois avec d’autant plus de patience, que j’en connaissois la cause. Dans le fait, personne n’inspiroit plus d’inquiétude à la pauvre demoiselle que mistress Wilkins : non qu’elle eût pour cette femme aucune aversion ; mais elle la jugeoit incapable de taire un secret, surtout à vous, monsieur. J’ai souvent ouï-dire à miss Bridget qu’elle pensoit que mistress Wilkins, s’il lui arrivoit de commettre un meurtre, n’hésiteroit pas à vous en instruire. À l’approche de la crise fatale, on éloigna l’indiscrète gouvernante. Son départ étoit arrêté depuis une semaine ; mais on le retardoit de jour en jour, sous différents prétextes, de peur qu’elle ne revînt trop tôt. Ma mère et moi nous fûmes les seuls témoins de la naissance de l’enfant. Ma mère l’emporta dans sa maison, l’y garda secrètement jusqu’à votre retour de Londres ; et moi, par l’ordre de miss Bridget, j’allai le déposer, un peu avant votre arrivée, dans le lit où vous le trouvâtes le soir. Votre sœur eut ensuite l’adresse d’écarter tous les soupçons, en affectant de voir l’enfant de mauvais œil, et de ne le traiter avec quelque bonté, que par complaisance pour vous. »

Mistress Waters attesta par de nombreux serments la sincérité de son récit. « Monsieur, ajouta-t-elle, vous connoissez enfin votre neveu ; car vous n’hésiterez pas, je pense, à honorer M. Jones de ce nom : et je ne doute point qu’il ne fasse, en cette qualité, votre gloire et votre consolation.

— Je n’ai pas besoin, madame, de vous dire à quel point je suis surpris de ce que je viens d’entendre ; et cependant vous n’auriez sans doute ni voulu, ni pu rassembler tant de circonstances à l’appui d’un mensonge. Je me rappelle en effet diverses particularités qui me donnèrent lieu de penser, dans le temps, que ma sœur avoit de l’inclination pour ce Summer. Je lui en touchai quelque chose. Je faisois un tel cas du jeune homme, tant à cause de son mérite personnel que de mes liaisons d’amitié avec son père, que j’aurois consenti volontiers à leur union. Ma sœur s’offensa de mes soupçons, et les repoussa avec un dédain qui m’empêcha de revenir à la charge. Juste ciel ! il faut se résigner ; c’est Dieu qui conduit tout ; mais ma sœur est inexcusable d’avoir emporté ce secret dans la tombe.

— Je vous jure, monsieur, que ce n’étoit pas son dessein. Elle m’a souvent témoigné l’intention de vous le confier. Elle se félicitoit, il est vrai, de l’heureux succès de sa ruse ; et l’affection que vous aviez conçue naturellement pour son enfant lui permettoit, disoit-elle, de différer encore un pénible aveu. Ô monsieur ! si elle eût assez vécu pour voir ce pauvre jeune homme chassé de votre maison comme le dernier des misérables ! que dis-je ? si elle eût assez vécu pour apprendre que vous avez chargé vous-même un procureur de l’accuser en justice d’un meurtre dont il est innocent… Excusez ma franchise ; c’est une conduite inhumaine ; on vous a trompé ; jamais il ne mérita de vous un si dur traitement.

— Arrêtez, madame. Quiconque vous a fait un pareil rapport m’a calomnié.

— Daignez m’entendre, monsieur, je ne prétends vous adresser aucun reproche. L’homme qui est venu chez moi ne vous a inculpé en rien ; il m’a dit seulement, croyant parler à la femme de M. Fitz-Patrick, que si M. Jones avoit assassiné mon mari, tout l’argent nécessaire pour le poursuivre me seroit fourni par un digne gentilhomme qui savoit très-bien à quel scélérat j’avois affaire. C’est de sa bouche que j’ai appris qui étoit M. Jones ; et si j’en crois ce dernier, cet homme qu’on appelle Dowling est votre procureur. Il s’obstinoit à me taire son nom ; un hasard singulier me l’a appris. La seconde fois qu’il est venu chez moi, Partridge l’y a rencontré, et l’a reconnu pour l’avoir vu autrefois a Salisbury.

— Et ce Dowling, reprit M. Allworthy d’un air étonné, vous a dit que je vous aiderois à soutenir le procès ?

— Non, monsieur, je ne veux pas l’accuser injustement. Il m’a dit que quelqu’un m’aideroit, mais sans me nommer personne. C’est moi, monsieur, daignez me pardonner, qui ai jugé, d’après les circonstances, que ce devoit être vous.

— Et moi, madame, les circonstances me prouvent trop clairement que c’est un autre. Bon Dieu, par quels moyens merveilleux se découvre quelquefois la plus noire et la plus profonde scélératesse ! Oserois-je vous prier, madame, de rester ici jusqu’à l’arrivée de l’homme dont vous venez de parler ? Je l’attends de minute en minute. Peut-être même est-il déjà dans la maison. »

M. Allworthy alloit appeler un domestique, lorsque entra, non M. Dowling, mais le personnage qu’on verra figurer dans le chapitre suivant.