Tombouctou la mystérieuse/II

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Flammarion (p. Pl.-50).
le niger (devant koulikoro).

II

LE NIGER

Je ne suis pas né poète, et, jusqu’à l’heure présente jamais je ne l’ai regretté. Les dames des temps d’aujourd’hui n’aiment guère les vers. Toilettes monumentales, baccalauréat, spéculations de bourse, études médicales, conférences de notaires, morphinomanie, grimoires d’huissiers, droits politiques : voilà leur poésie !

Ô Niger, je ne t’avais pas encore vu. J’ai des regrets maintenant de n’avoir pas été touché par la Muse. Et c’est la première tristesse que tu me causes de ne savoir dignement te chanter, de ne pouvoir, ainsi qu’il me plairait pour la première fois, bercer en des rythmes délicats les heures délicieuses que je te dois dans la vie, ni fixer en des rimes sonores les majestueuses sensations et les grands rêves que ta vue m’inspira.

Tu es l’âme du vaste Soudan, et son cœur aussi. Le jour où, à travers ses immenses plaines, tu cesserais d’épandre tes flots infinis, la vie s’en retirerait comme elle quitte le corps des hommes quand le cœur a cessé de battre. Et le Soudan rentrerait dans le néant : le Sahara.

À l’aurore des mondes, de ce néant tu vins le tirer. Toi seul fus assez fort pour lutter contre la mort des sables. En face d’eux tu t’es campé leur criant : Halte ! et leurs troupes de combat, les dunes, s’arrêtèrent, domptées, à cette ligne que tu leur assignas pour extrême domaine, de Tombouctou aux roches de Toasay. Depuis, jamais plus elles n’osèrent les franchir.

Pour toi, cette brève parole n’est peut-être pas ton dernier mot à leur adresse. Avec ton aide irrésistible l’homme attaquera un jour, sans doute, leur empire, le Sahara, et saura transformer en vallée de vie ce domaine de mort. Car quel rêve ne peut-on réaliser, aidé d’un géant tel que toi !

Et géant il faut être, ayant arraché le Soudan aux sables morbides, pour le protéger encore d’année en année contre cet autre géant, le Soleil des tropiques. Grâce à toi, ses feux destructeurs deviennent des rayons de vie ! De tes flots, comme d’un bouclier, tu couvres les vastes plaines et les protèges contre les traits brûlants de ton rival. Au loin, tu te répands, tu te multiplies, laissant partout de ta force, si bien que, par tes inondations, par ton limon, la sécheresse infertile est changée en épaisses moissons et vivaces pâturages.

Dans l’éblouissante immensité des tropiques soudanais, si l’œil n’est pas pris de vertige comme devant un gouffre de lumière, c’est grâce à ta présence. Partout où te conduit ta fantaisie, tu lui prépares des surprises et te révèles comme un enchanteur. Tu fais surgir des grandes villes, sièges de puissants empires, des arbres hauts comme les flèches de nos cathédrales et aux cimes arrondies comme des coupoles byzantines, de verdoyantes prairies aux troupeaux imposants.

De pittoresques villages viennent faire la haie sur ton passage, et encore tu prêtes complaisamment ton vaste dos pour porter au loin les pirogues fluettes et animer d’un joli grouillement tous ces tableaux que tu crées.

Mais à tes côtés toute cette vie semble une vie de pygmées !

Ta largeur n’est-elle pas telle que les ponts jamais ne pourront t’étreindre de leurs bras de fer, ni te fouler de leurs pieds de pierre ?

Aussi villes, villages, troupeaux sur tes bords paraissent des joujoux, et encore des joujoux de poupées. Les arbres géants de tes rives ne se perçoivent guère autrement que ces arbres nains chers aux Japonais. Et les nègres, debout sur leurs sombres pirogues, semblent en ta présence des brins de cheveux noirs épars sur un blond océan.

En vérité, ô Niger ! plutôt qu’un fleuve tu es un océan au milieu des terres.

Ton cours en a les vastes et humides horizons. Par lui porté, le voyageur, apercevant à peine les terres, se laisse aller à ces rêveries infinies qui le hantent en face de l’infini de la mer. Sur le rivage tes flots viennent se briser avec le bruit des vagues, et se répètent en monotone cadence comme sur les côtes de la Méditerranée, ourlant les rives de blanches dentelles.

Puis, si le vent s’élève, des moutons blancs et de grandes lames apparaissent ainsi qu’en mer, et aussi les embruns. Lorsque ce vieil adversaire, le Sahara, envoie à l’encontre de ton cours ses grandes brises entraînées à la violence dans ses plaines sans obstacles, tu te cabres en raz de marée et en vagues hautes. Les embarcations roulent et tanguent et alors, par le mal de mer, tu convaincs les plus rebelles que tu es, toi aussi, frère des grands océans, ô Niger !

En ta bonté tu leur laisses, il est vrai, le privilège des grandes et horrescentes colères. Tes petites tempêtes ne sont cependant pas exemptes de beaux emportements, ni de dangers pour ceux qui les affrontent.

Tes ondes ne recèlent pas seulement des poissons de la taille de ceux des eaux salées. Ainsi que celles-ci, tes flots abritent aussi des huîtres aux bancs parfois gênants, comme
les bancs d’huitres devant ségou.
devant Ségou, et des forêts de corail fauve dans les profondeurs devant El Oual Hadj. À côté des lamantins aux mamelles mystérieuses, on y rencontre des colonnes de poissons migrateurs quittant, à époque fixe, le nord de ton cours pour le sud — les ténéni — qui de novembre à mars se présentent aux filets en bandes serrées comme les harengs et les sardines, et sont un manger délicieux, comparable aux whitebait qui, non moins que son observatoire, ont rendu Greenwich célèbre. Tu as tes algues enfin, semblables aux bruyères violacées de nos forêts.

Tes rives, non moins que tes flots, ressemblent à celles des océans. Tantôt elles se présentent en falaises, comme à Koulhikoro, mais plus souvent sablonneuses comme nos grèves de l’Atlantique. Ce n’est toutefois pas le sable blanc du Désert, poussière impalpable, mais du vrai gravier roux de plage. Aux terres tu n’arraches pas des îles seulement, mais de véritables archipels, dans lesquels plus d’une fois je me suis égaré durant mes navigations, ne célébrant pas du tout, en l’occurrence, maudissant au contraire tes mérites maritimes !

Dans le rivage tu découpes encore des anses aux courbes majestueuses, et là se dressent des cités telles que Niamina, Ségou, Sansanding, semblables à de grands ports au fond des golfes maritimes. Longtemps avant de les atteindre, comme aux abords des ports de mer, l’onde est sillonnée de pirogues chargées ou vides, arrivant ou s’en allant.

Une sensation enfin te grave définitivement dans la mémoire comme le cadet des grands océans. En quittant ton cours, quand on s’enfonce dans quelqu’un de tes affluents, la température s’élève ainsi qu’on le constate en quittant les côtes pour l’intérieur des terres. On regrette les grandes brises qui sur tes vastes eaux s’épandent comme les souffles du large, mais sont arrêtées maintenant par des berges rapprochées. Alors, tout à fait, il vous semble avoir laissé en arrière de soi la mer.

Comme les océans, Niger, tu as également tes marins. Non pas des marins d’occasion, mais des populations entières qui ont le privilège d’être tes serviteurs exclusifs, qui vivent pour toi et par toi, uniquement — les Somonos ou Bosos. De jolis noms, n’est-il pas vrai ? Point n’est besoin de connaître les nombreux idiomes qui se parlent du nord au sud des pays nigritiens pour deviner que ces mots sonores ne désignent pas des marchands de vieux habits !

Une légende enveloppe leurs origines, que les anciens d’entre eux ne manquent pas de raconter. Les Bosos ne sont pas originaires des pays du Niger. Ils seraient seulement la première de ces grandes immigrations de peuples que vit, à travers les siècles, l’Occident africain.

« Nos ancêtres vinrent des grandes montagnes dans l’Est », disent-ils. Sont-ce les montagnes d’Abyssinie ? S’agit-il des monts qui encaissent le Nil moyen ? Ils ne savent. Toujours est-il que leur type ne rappelle en rien les types clairs de l’Orient africain, et qu’ils sont aujourd’hui aussi noirs que les aborigènes du Soudan.

Ce que leur tradition a conservé de précis, c’est qu’en ce temps-là leur vie était tout aquatique déjà. Ils pêchaient et naviguaient pour le roi du pays, semblant avoir été quelque chose comme des serfs de la couronne. Aujourd’hui encore, les populations soudanaises ne les regardent pas comme faisant partie des peuples libres.

Donc, ils pêchaient et naviguaient sur les fleuves de leur pays. Le souverain voulut, un jour, les obliger à lui bâtir des maisons et construire des ponts. C’était là une tâche étrangère à leur caste, une tâche d’esclaves, selon eux, et qui leur répugnait. Aussi se vengèrent-ils en offrant au roi une tortue empoisonnée dont il mangea et mourut. Pour échapper à la vengeance, ils prirent la fuite sur leurs embarcations et les emmenèrent toutes, afin d’empêcher la poursuite. Ils suivirent ainsi des fleuves et des fleuves encore, et de rive en rive arrivèrent au Niger qui, selon eux, coulait alors vers le nord.

Ils habitent aujourd’hui des villages dont ils forment l’unique population : ainsi que les villages des pêcheurs sur les bords de l’Océan, il y a des villages de Bosos sur le Niger, ses bras, ses affluents, pauvres, eux aussi, comparés aux villages d’agriculteurs avec lesquels ils alternent. Ils s’annoncent par de grands filets accrochés à de longues perches et déployés en paravent, séchant sur la rive. Dans les bourgs, dans les grandes villes enfin, les Bosos
abords d’un village de pècheurs
occupent des faubourgs distincts, marquant encore qu’ils sont à toi, exclusivement à toi, ô Niger.

Et de ce fait, j’ai eu aussitôt pour eux une affection réflexe, qui s’est augmentée à les connaître, à passer au milieu de leur vie les nombreux jours de ma navigation nigritienne. Je les ai vus s’en allant sur leurs pirogues fluettes à la conquête de leurs grosses proies — caïmans, lamantins, poissons monstres — l’un debout à l’avant de l’esquif long, étroit, instable, le jarret en avant, campé dans une belle attitude d’attaque, tandis qu’un compagnon, accroupi à l’arrière, sur signes, sans bruit, maniait la pagaie. Noirs les Bosos, noire la pirogue, comme un groupe de bronze
filets de pêcheurs
dans l’aveuglante lumière, ils avançaient immobiles sur les flots jusqu’à ce que l’œil guetteur de l’homme d’avant eût découvert quelque caïman sommeillant sur la rive, quelque gros poisson barbu paressant à fleur d’eau. Alors la grande silhouette nue campée à la proue se tendait ; dans un beau mouvement de corps libre, le bras droit prenait son élan, et tout à coup le harpon partait frapper la bête surprise.

Pour les proies de moindre importance, ils n’ignorent aucune des ingéniosités de nos pêcheurs : filets et pièges. Quand apparaissent les bandes des ténéni migrateurs, le fleuve semble convié à quelque fête vénitienne. Dès que la nuit est venue, il se couvre de pirogues sur lesquelles brillent de gais fanaux incitant les petits poissons au manger délicieux, à quitter les eaux profondes pour venir se faire prendre.

Gros ou petit butin, les Bosos n’ont qu’une même et primitive manière de le conserver, qui de loin décèle leurs villages par une peu agréable odeur. Le sel est rare et coûteux. Ils se contentent d’éventrer le poisson et de le faire sécher au soleil sur le toit de leurs cases ou accroché aux clôtures. Durci, roux, gondolé, il est alors assez semblable à des morceaux d’écorce, et les femmes vont le vendre dans les villages agricoles ou sur les marchés des villes. Et les nègres terriens s’en régalent, car — comme bien l’on pense — leur fade couscous de mil s’en trouve fortement relevé !

Mais le Boso n’est pas pêcheur seulement. C’est aussi le batelier du Niger, et en ce rôle je l’ai vu déployer d’admirables qualités physiques, ne le cédant en rien comme endurance et sobriété aux serviteurs des océans. À six, à huit, je les ai eus pour équipage sur ma grande barque répartis par moitié à l’avant et à l’arrière. Jour et nuit nous marchions. Tantôt assis, ils enlevaient le bateau à la pagaie lorsque l’eau était profonde ; tantôt debout, ils le faisaient glisser à la perche, arcboutés sur de longs bambous, quand le fond se laissait atteindre. Cette alternance était leur seul repos dans la journée avec les moments des repas. Et quels repas ! Si je les avais laissés faire, parfois ils se seraient contentés de quelques poignées de mil, non pilé, non cuit, simplement trempé dans l’eau pour tout régal ! Tour à tour, eux-mêmes excitaient l’alerte manœuvre en clamant : « Tara ! (vite) Tara ! Bosos,  » et la cadence des pagaies ou des bambous s’accélérait, et l’embarcation filait par grandes secousses. La nuit nous retrouvait en route. Quand la lune tardait à se montrer ou que le sommeil était trop invitant, l’un d’eux entonnait quelque monotone et mélancolique mélopée dont il improvisait les brefs couplets, repris en chœur par ses compagnons. Le bateau s’échouait-il ? Dans la nuit fraîche comme par le soleil brûlant ils se jetaient à l’eau pour le haler.

Et ainsi durant quatre, six, sept jours, coupés seulement par quatre ou cinq heures de médiocre repos nocturne, malaisément couchés qu’ils étaient au fond du bateau et dérangés par ceux d’entre eux qui continuaient de pagayer. Quels hommes de notre race pourraient fournir une pareille somme de résistance ? Eux, sans y mettre autrement d’amour-propre, ne laissaient point paraître une anormale dépression. Seulement ils riaient et jacassaient un peu moins les derniers jours que les premiers, et recouraient un peu plus souvent à leur réconfortant, le tabac en poudre, que les uns se fourraient dans le nez, les autres dans la bouche.

Est-ce à dire qu’ils s’imposaient de telles fatigues, une telle diligence, par dévouement ? Non. Pensez que quelques heures avant de s’embarquer ils ne me connaissaient pas, qu’ils savaient me quitter quelques heures après l’arrivée. Imaginez qu’ils ne pouvaient même pas comprendre ma diligence, eux pour qui le temps n’est rien, n’a pas de valeur ; eux qui ne savent pas leur âge, pour qui la vie est une route parfois longue, parfois courte, mais de toute manière ne menant à rien. Aussi les premiers jours me fallait-il les dresser, les gronder et, quand les avertissements restaient sans effet, distribuer quelques bourrades. Une stricte équité présidait à ces distributions, il est vrai, et comme dans leurs natures primitives le sentiment de la justice s’est conservé très intense, ils ne m’en gardaient nulle rancune. Peu après avoir reçu le châtiment, ils saisissaient le premier et moindre prétexte pour rire à gorge déployée. Et la barque glissait plus rapide au cri de « Tara ! Tara ! Bosos. »

Je veux leur rendre ce témoignage encore : seul parmi eux, sans escorte nègre, à plusieurs journées de tout autre blanc, naviguant à travers des pays à peine soumis, parfois hostiles, tout entier entre leurs mains, jamais je n’ai eu la sensation ni même la pensée que ma sécurité était menacée. Est-ce la supériorité de l’homme blanc en pays nègre — conviction dont il faut être fortement imprégné, quoi qu’en aient la modestie et la philosophie, lorsqu’on se fraye, seul, son chemin en ces pays vierges — qui me donnait cette quiétude ? Ne procédait-elle pas aussi du spectacle des mœurs aimables que chaque jour j’avais sous les yeux : la litanie des bonjours et des compliments que mes hommes échangeaient avec les Bosos des pirogues que nous croisions ou devancions, la bonté et le désintéressement qu’ils se témoignaient entre eux alors que les uns aux autres étaient inconnus ? Rencontrions-nous des Bosos pêchant, spontanément ils offraient aux miens une part de leur prise, quelques beaux poissons ou un quartier de caïman. À peine ralentissait-on pour embarquer le présent ; les remerciements volaient encore que nous étions loin. « Tara ! Tara ! Bosos. »

Est-il surprenant, dès lors, qu’elles me parurent bien douces, les heures que je passais ainsi dans tes vastes domaines, ô Niger ? N’est-il pas probable qu’elles me resteront en mémoire parmi les meilleures de la vie, lorsque l’âtre aura vu flamber mon bâton de voyageur ?

Elles demeureront comme le souvenir d’une croisière dans l’infini de l’espace et de la liberté ; comme une échappée hors des mille entraves que l’homme a mises à l’homme sous prétexte de progrès ; comme une vision de l’existence des primitifs, qui ignoraient la notion du bien et du mal, et vivaient sans efforts, sans lois, sans gendarmes, une vie juste et bonne ; comme une fuite loin de tout ce que la civilisation a mis de pourriture et de fausseté dans le cœur des hommes ; pour tout dire, comme la réalisation du rêve caressé par maint philosophe, vécu par aucun.

Oh ! l’admirable, l’unique croisière, que vous ne goûterez jamais, fortunés possesseurs de yachts rapides, élégants et somptueux !

Mon yacht, à moi, ne méritait aucune de ces épithètes. C’était un bizarre croisement du chaland européen et de la pirogue indigène.

Au premier, il avait emprunté son corps pansu et son fond plat. De la pirogue il tenait ses extrémités effilées ainsi qu’une déplorable facilité à prendre l’eau. Au-dessus de la panse, une voûte de chaume. C’était là ma cabine, à la fois chambre à coucher, salle à manger, cabinet de travail et de toilette. J’avais, de plus, l’illusion d’une habitation lacustre, car sous le plancher l’eau ne cessait d’envahir la cale. Une couchette en fer et pliable était mon seul meuble. Table, armoire, bureau, lavabo, buffet, étaient simulés par des bagages variés, paniers en osier, cantines, valises. Quant à la cuisine et aux fourneaux (une longue caisse remplie de terre) ils se tenaient, suivant le vent, à l’avant ou à l’arrière. En ces espaces effilés ou étroits, en outre : manœuvrait l’équipage, sept à huit hommes, répartis par moitié ici et là ; bêlaient un ou deux moutons
scène des bords du niger
représentant la viande du bord ; piaillaient des poulets, sans compter que le gibier des coups de fusil heureux, les poissons et les hardes de mes hommes, quelques fagots pour la cuisine, y trouvaient place aussi. Pour ceux qui aiment les chiffres et les problèmes difficiles, j’ajouterai que cette arche de Noé mesurait 8 mètres de long sur 2 m. 50 de large, en ses œuvres les plus larges !

Évidemment, j’eusse été embarrassé de donner à bord quelque fête, ainsi qu’ont coutume à Cannes et à Trouville, les yachtsmen mes confrères. Mais jamais semblable préoccupation ne me survint. Et cependant fête il y avait. C’était l’ami Niger qui y pourvoyait, de jour et de nuit, avec une splendeur et une variété que les marchands de pétrole, de sucre ou de chocolat les plus enrichis des deux mondes ne sauraient égaler.

Tantôt il se parait de bleu comme la Méditerranée, prenait le gris des mers du Nord, ou se vêtait de vert comme le grand Océan, et aux abords des villages me montrait, s’ébattant, de noires Vénus anadyomènes. Si, au milieu de leurs ris, elles ne tordaient pas leur chevelure, c’est que celle-ci était courte, crépue et passée au beurre. Au lieu de cette poétique occupation, dans l’onde clapotante elles frottaient et lavaient leurs ustensiles de ménage et leurs enfants tour à tour. Mais l’art n’y perdait rien. Dans les attitudes les plus diverses, leur parfaite nudité faisait admirer des torses merveilleusement sculpturaux que rehaussaient encore des patines d’or épandues par le grand soleil sur leur peau de bronze.

Ailleurs, sur les grandes grèves, jouaient ces bébés nègres si étranges en leurs formes enfantines, avec leur tête et leur ventre énormes perchés sur des jambes minuscules. Drôlement ils s’interrompaient pour venir près du rivage voir passer le blanc, et lui faire… le salut militaire. Rien de plus comique que ces petites caricatures nues avec le coude levé en pointe ! Et moi de rire, et eux de rire aussitôt, comme avaient ri les Vénus anadyomènes en me lançant « Anissagai ! » leur bonjour, comme riaient mes Bosos, l’instant après qu’ils avaient été battus — de ce doux rire où l’esprit, la malice, ou la méchanceté n’entrent pour rien ; qui est toujours prêt en un coin de leurs épaisses lèvres dans les circonstances même les plus sérieuses, aussi nécessaire à leur existence que l’eau et la nourriture : de cet heureux rire des peuples enfants qui ignorent les tortures physiques et morales dont résulte l’homme perfectionné. Oui, « rire est bien le propre de l’homme ». Un des nôtres
négrillon faisant le salut militaire.
a tracé cette maxime. Chez eux, personne ne l’a énoncée, mais tous l’appliquent à l’envi.

Militairement saluaient aussi les placides pêcheurs à la ligne, au large desquels nous passions. Cette forme de salut est à peu près tout ce que, depuis notre récente apparition, leur a apporté cette civilisation dont nous sommes si fiers ! Pauvres d’eux ! Quand sera venu le reste, ce sera fini de rire…

Depuis le pays de Ségou jusqu’à ces régions aux abords de Tombouctou où le sable du Sahara commence à semer de taches blanches les rives vertes, au lieu des singes qui naguère me huaient bruyamment au passage, des chevaux, des bœufs, des chèvres, des moutons paissaient l’herbe fine des bords du fleuve. Jolis chevaux aux lignes arabes et bœufs-à-bosse imposants, n’ayant plus rien de commun avec les bidets étiques et le bétail nain que j’avais vus dans les pays des sources du Niger. Mais, par-dessus tout, les moutons aux laines longues (remplaçant le poil ras des bêtes du Sud) étaient émerveillants. Et leurs troupeaux se comptaient par milliers de têtes, si bien que sur de longues distances j’avais sur mon passage l’ovation de leurs bêlements.

Un jour, naviguant entre le lac Debo et le pays de Saréféré, ce fut un tout autre troupeau qu’il me fut donné de
bords du niger (samba-marcalla).
voir. Nous rasions une vaste prairie, au loin bordée de bois, lorsqu’en émergèrent tout à coup quatre lions noirs se suivant à la file. C’était à l’heure du soleil couchant. Se dirigeant vers nous, vers l’eau, ils venaient boire sans doute, ou guetter quelque troupe de gazelles attirées par le même dessein. Ils s’avançaient à une allure lente et solennelle. Mais aussitôt le bruit de nos pagaies leur parvint. La file s’arrêta, têtes dressées. Les tournant vers nous, ils nous fixèrent un instant, moitié mécontents, moitié dédaigneux. Puis reprenant leur solennelle et lente démarche, et toujours se suivant les uns les autres, ils nous tournèrent la croupe pour s’enfoncer à nouveau dans les verdures boisées et disparaître. La scène avait été si captivante que l’idée même de demander mon winchester ne m’était pas venue.

Le fusil cependant était toujours prêt, soit pour jeter un peu de perturbation (impossible d’arriver jamais à un plus appréciable résultat !) dans les familles d’hippopotames qui par trois, par quatre, vers la tombée du jour, pointaient leurs mufles roses au-dessus des eaux, soit encore pour taquiner les nombreux caïmans qui, tout le jour, se prélassaient en siestes ensoleillées sur les bancs de sable.

La gent volatile, elle, ne s’en tirait pas à si bon compte, les canards sauvages notamment. À volonté je conviais l’un d’eux à ma table, en tant que rôti ou ragoût, tellement leurs bandes étaient fréquentes et peu farouches. Mais véritablement innombrables étaient les blanches aigrettes, tes oiseaux préférés, ô Niger !

Tes rives s’en trouvent comme mouchetées de flocons d’une neige rare, que le soleil lustre de reflets soyeux. Les lignes gracieuses de leurs silhouettes élancées, leur col souple, leurs jambes hautes et fines, se détachent sur le vert des herbes, sur le fauve des grèves, en si élégantes silhouettes que l’on a quelque remords à les tirer. Hélas ! leur arrêt de mort est écrit et attaché à la naissance de leur cou gracile. Là est plantée (et non sur leur tête) une touffe de plumes délicieusement effilées et délicates, image même de celles qui les portent, et également de celles qui seules devraient s’en parer. De ces plumes, en effet, montées sur une agrafe de pierreries, est faite cette précieuse parure, l’aigrette, qui met une si Jolie pointe d’orgueil sur le front des brunes comme des blondes. Aussi, l’appât d’un pareil butin que l’on voit déjà paradant sur quelque tête aimée, dissipe bien vite tout remords et fait presser la gâchette.

La confiance des élégantes bêtes est très grande, car l’indigène, qui dédaigne leur chair et ignore la valeur de leur dépouille, ne les a jamais chassées. Familièrement, leur vol vient s’abattre au milieu des troupeaux de moutons qui ont pour elles une attirance particulière et d’un effet très drôle. Par groupe de deux ou trois, les aigrettes entourent chaque mouton, afin de picorer les parasites de sa laine, et, très graves, à pas comptés, le suivent broutant, si bien que l’innocent ruminant semble un prisonnier entre ses geôliers.

D’autres oiseaux à dépouille précieuse s’ébattent encore sur les plages, mais moins nombreux : marabouts, merles métalliques au plumage vert-bleu profond, martins-pêcheurs extraordinairement nuancés d’azur. Puis, par bandes, comme les canards sauvages, défilent des pintades, des flamants et des pélicans. Parfois aussi, à l’approche des roseaux de la rive, un bizarre froufrou, suivi d’un nuage de poussière, s’élevait : c’étaient les infiniment petits de la gent ailée, des mange-mil, guère plus gros que des criquets. Enfin, parmi mes familiers, je me garderai d’oublier l’oiseau-trompette, un grand échassier noir, casqué de rouge, dont l’étonnant cri imite à s’y méprendre la trompe de nos tramways.

Ainsi qu’est infiniment nuancé le martin-pêcheur azuré, est aussi varié à l’infini le décor dans lequel se déroule ce bariolage de vie. À Toulimandio les rives se présentent en hautes futaies aux belles verdures sombres, profondes, comme veloutées. Au loin se dessinent de légères montagnes, derniers rameaux du massif du Fouta-Diallon. N’étaient l’inaccoutumée largeur du fleuve et le soleil endiablé, le paysage, en vérité, n’aurait rien de tropical. Les bois s’éclaircissent peu à peu. Les arbres diminuent de taille. Aussi les crues ont-elles facilement prise sur les berges qu’elles déchiquettent. Le lit est jonché de troncs arrachés. D’autres sont lamentablement penchés sur l’eau, à demi déracinés, victimes certaines des prochaines inondations.

Avec Niamina, Ségou, Sansanding, se dessinent les grandes plaines d’agriculture et d’élevage, lointaines au delà de tout ce que l’œil peut embrasser. À leur suite c’est tout à coup un site maritime avec le lac Debo, vaste cuvette au rivage de grève. Les deux boursouflures de son entrée, que René Caillié a pompeusement baptisées Mont Saint-Charles et Mont
le mont saint-charles.
Saint-Henri, étant franchies, l’on a véritablement devant soi un horizon de mer, l’eau encore, toujours, et partout. Les rives demeurent invisibles et ne sont non plus trahies et révélées par quelque obstacle à l’arrière-plan, colline ou montagne, comme celles des lacs suisses.

Tout aussi imprévu est le spectacle qui vous attend après le lac Debo. C’est maintenant un paysage de Normandie ou d’Angleterre qui s’étale aux yeux stupéfaits de pareille apparition sous le tropique africain. Oui, de vastes prairies, d’un vert humide, intense, tout à fait épinard, bordées au loin de bois qui semblent être quelque parc aux allées sablées. Et l’on reste tout désappointé de n’y pas voir une éclaircie d’où pointent les tourelles et les créneaux d’un manoir du Lancashire ou les toits ardoisés d’un château de l’Eure. Au reste, les superbes troupeaux de bœufs-à-bosse, grands et gras, hôtes de ces herbages, achèvent cette illusion d’un paysage du Nord.

Par delà Saréféré, la note était tout opposée. C’étaient tantôt des enchevêtrements de forêt tropicale, tantôt des coins d’Orient qui défilaient devant mon yacht, sites vus déjà en Égypte ou en Syrie : palmiers élancés, droits ou penchant leur panache, dominant une végétation plutôt basse et clairsemée, nuancée de vert mélancolique comme
le mont saint-henri.
les oliviers de la Palestine ; palmiers nains et buissons de plantes grasses qui me rappelaient les fourrés de figuiers de barbarie de la Judée.

Passé El Oual Hadj, de nouvelles étendues très vertes apparaissent mais avec un autre caractère. Les villages ne s’y pressent pas comme naguère, sur les rives ; ils sont disséminés, invisibles, loin du fleuve, à cause des inondations. Le ciel se strie, durant le jour, de fins rubans de fumée, et la nuit, se teinte de lueurs roses. C’est là toute la vie perceptible. On navigue des heures et des heures sans percevoir à terre quelque chose de vivant, homme ou
le lac débo (à gourao, station des canonnières).
bête. Une atmosphère de mystère plane sur ce pays, tout à point pour vous rappeler que les mystérieux Touaregs en sont, momentanément encore, les maîtres et les oppresseurs. Et, sans hésitation, on glisse seize balles dans le winchester.

Enfin aux abords de Tombouctou, les dunes du Sahara se dressent en face du fleuve et montrent la stérilité de leur blanche nudité. À tant d’autres, vient s’ajouter l’évocation du Désert.

Mais pour changeante que soit la suite de ces tableaux, eux-mêmes offrent encore des aspects divers, par suite des formidables crues et décrues du fleuve qui les reflète. Un site connu aux eaux hautes est méconnaissable aux eaux basses. Faisant le même parcours à quelques mois d’intervalle, il vous semble suivre un fleuve nouveau. Là où vous naviguiez au niveau des plaines vous passez, en décrue, entre des berges hautes de 8 et 10 mètres. Là où une vaste plaine liquide vous avait donné l’illusion de la mer, la décrue fait apparaître un assemblage de flaques d’eau et de bancs de sable, comme sur les côtes basses des océans, à marée descendante.

Vers Toulimandio, les rives et le lit se montrent encombrés de rochers. Des courants rapides et écumeux se sont formés. Dans le cadre des verdures veloutées, des coins de torrents alpestres se dessinent. Ici, des villes, des villages où nous avions accosté aux premières maisons, sont maintenant juchés sur un mamelon, avec de petits airs de burg du Rhin, entourés de jolies verdures qui ont poussé vivaces dans le sol humide. Ailleurs, les berges moins abruptes conduisent aux villages par des bancs de sable superposés en escalier, et il faut faire des centaines de mètres pour y atteindre. Des champs de tabac, des jardins potagers couvrent le rivage mis à découvert. Devant Ségou, des bancs d’huîtres percent la surface des eaux.

Telle la décrue. Quant à la crue, ses effets sont tout à fait originaux au delà du lac Debo. Avant d’y arriver, à Mopti, le fleuve s’est uni au Bani, un affluent pour le moins aussi considérable que lui-même, d’aucuns le prétendent même plus important. Vers décembre, c’est une masse d’eau énorme qui se rue vers le nord. Des plaines entières en sont
navigation à travers l’océan de verdures.
hautement couvertes. À droite du lac Debo, toute une région immense, à laquelle on a accès par le petit bras de Kolikoli, devient le fief du Niger.

La plus curieuse des surprises y attend le navigateur : il va voguer maintenant sur un océan de verdures. Que vous semble de ce régal, yachtsmen, mes somptueux confrères ? Singulier élément, en vérité, qui n’est ni la terre, ni l’eau, mais l’un et l’autre à la fois, sans être cependant le marécage : la brise, en passant, n’y soulève aucune odeur fétide, l’eau n’y stagne pas. Par 2 et 3 mètres de profondeur, de hautes herbes émergent, drues et vertes. On pense avoir devant soi de grandes prairies. Un de nos moutons s’y trompa ! Il s’élança par-dessus bord, croyant être arrivé à un pâturage, alors qu’il allait à un suicide.

Entre des berges parfaitement nettes, quoique formées par les herbes uniquement, serpente le Kolikoli qui a apporté les eaux et les a répandues au loin. Non moins délimité dans cet élément bizarre, se dessine un lac qui porte le nom de Korienzé.

En pénétrant dans cette région, mes Bosos opinent pour abandonner le cours facile, mais infiniment capricieux et tortueux du Kolikoli. La route sera plus courte en coupant droit à travers la mer verte. Cela me va à merveille ! Pagayer devient dès lors impossible. Arcboutés sur leurs bambous, mes hommes poussent ferme la barque dans les hautes herbes qui s’écartent sur les bords, s’inclinent sous la quille avec force frôlements et frottements. Du coup, l’on ne pense plus être sur l’eau. C’est une sensation bien exotique ! Il vous semble — sous les tropiques et par un soleil de feu — glisser en traîneau à travers une steppe verte.

Cette région de verdures navigables est véritablement un monde à part. Des sentiers aquatiques la sillonnent. Le passage répété des pirogues a fait disparaître les herbes et tracé des rubans d’eau, de même qu’à terre, le passage des hommes et des bêtes montre le sol nu. Ces sentiers, ainsi que le veut le cliché, sont gentiment fleuris. De placides nénuphars les enguirlandent joliment de leurs calices blancs, mauves ou jaunes. Ils sont aussi encombrés d’une sorte de liane aquatique de forme curieuse : on croirait voir flotter des chapelets de cervelas. Et ces lianes ont encore avec ce terme de comparaison trivial peut-être, mais on ne peut plus exact, ceci de conforme, c’est qu’elles sont comestibles et très appréciées des indigènes en temps de disette.

De loin en loin pointent au-dessus des herbes quelques perches ; des bras noirs s’y cramponnent en effort ; parfois une tête paraît. C’est à peu près tout ce que l’on voit des passants. Les rencontres sont rares en effet. On s’évite de peur de s’empêtrer, de se gêner les uns les autres au milieu des herbes. Aussi reste-t-il de ces parages une impression de vertes et uniformes solitudes. La monotonie est rompue seulement par de rares arbres dont la tête seule surgit, perchoir d’aigles royaux, refuge d’aigrettes solitaires, — des amoureuses sans doute qui viennent cacher leur bonheur, à moins que ce ne soient des vieilles qui se sentent mourir.
le passeur.

Je serais bien ingrat si parmi toutes ces images, pâle reflet de mes heures de charme, je ne tentais d’évoquer les crépuscules et les nuits du Niger.

Le moment où le soleil décline à l’horizon est aussi celui où la vie sur le fleuve atteint sa plus grande intensité avant de cesser brusquement avec l’obscurité subite. Aux abords des villages, les pirogues se multiplient pour ramener au logis les travailleurs des champs, les marchands ambulants ou les gens des localités voisines venus pour le marché du lendemain. La barque du passeur fait gaiement retentir le fleuve de jacassements, de rires, de bêlements, et de cris de poules effarées. Au-dessus des arbres du village, les vautours charognards planent longuement avant de gîter, comme pour faire des signes d’invite aux voyageurs attardés sur l’eau ou sur terre.

Au delà des lieux habités, les hippopotames timides se sentant redevenus seuls maîtres du fleuve, prennent de grotesques ébats à fleur d’eau, attendant encore prudemment les ombres de la nuit pour se risquer à terre et pâturer. C’est aussi l’heure où il semble avoir neigé sur les arbres géants des berges, couverts de centaines d’aigrettes en sommeil.

Comme chacun je ralliais alors un village et faisais dresser ma nappe sur quelque terre de gazon ou de grève près du rivage. Très suivis et très animés, mes dîners. C’étaient, d’abord, des enfants qui y venaient, certes curieux de voir l’homme blanc, mais craintifs aussi, s’avançant timidement, ayant à mon égard quelque chose de cette peur que le nègre inspire aux enfants blancs. Un morceau de sucre les apprivoisait facilement. Bientôt prévenus, le chef et les notables du village arrivaient, tant pour me donner le salut que pour offrir en cadeau (lire : en vente) du lait, des œufs ou quelques volailles. Les affaires réglées, je les retenais facilement avec un peu de tabac ou de sel, les deux denrées précieuses. La nuit survenant, on allumait de grands feux. Ils tiraient leur petite pipe en terre, leur tabatière ou une noix de kola, et de longues causeries s’engageaient.

On s’était imprégné, tout le jour durant, de paysages et de scènes ; le soir nous révélait l’âme et la pensée du pays, son histoire, et le pourquoi de maintes choses dont la vue nous avait mis en tête un point d’interrogation.

Avant tout, je me plaisais à provoquer les traditions orales qui couraient sur l’apparition des premiers blancs en ces régions. C’est le souvenir de l’admirable Mungo-Park, le premier navigateur européen du Niger, qui est resté le
accostage le soir.
plus vivace. De Niamina à Kabara souvent on m’a parlé de Bonci-Ba, « la grande barbe », nom que lui ont donné les populations nigritiennes. Aucune trace de notre René Caillié, sinon à Tombouctou même. Le voyage de Barth, bien qu’il ne se soit pas accompli en ces régions, est connu cependant, ayant été répandu par des gens qui l’avaient vu ou qui en avaient entendu parler à Tombouctou.

Les vieux, à la barbe et aux sourcils blancs, à la peau noire et craquelée, étaient mes narrateurs préférés. Ils évoquaient devant moi la prospérité passée de la vallée du Niger, sa richesse, son grand commerce. Puis ils me contaient l’enchaînement des guerres dévastatrices, les funestes conquérants de ce siècle, Cheikou-Ahmadou, le fanatique roi Foulbé, El Hadj Omar, le sanguinaire souverain des Toucouleurs, qui avaient changé en misère l’aisance d’antan. Tombouctou était aussi le sujet de mes fréquentes questions. C’était la ville de leurs souvenirs de jeunesse, ils en parlaient avec abondance et enthousiasme, et encore avec de petits rires, beaucoup de petits rires, au souvenir de la bonne vie et des fredaines qui délassaient des affaires, et à la vision réapparue de la beauté charmeresse des dames de Tombouctou.

Dans les villages de Bosos, c’était Le Niger qui faisait le fond de nos entretiens. Ils me narraient la vie et l’être du géant, et ses légendes. Sur les bords du lac Debo, me confièrent-ils, dans ce monticule que René Caillé a baptisé Saint-Charles et qu’eux appellent le mont Sorba, serait caché un trésor en or que personne n’a pu trouver jusqu’ici. Souvent aussi ils me parlèrent d’une grande, très grande ville, nommée Guidio, également située sur le lac, siège d’un puissant empire disparu aujourd’hui comme les traces mêmes de sa capitale. Enfin, ayant tant d’autres affinités avec les océans, le Niger ne pouvait pas, décemment, ne pas avoir ses histoires de pirates. Leur nid était à Sibi, un bourg couronnant un haut mamelon sur les rives du Niger Noir. Le chemin des nombreux bateaux chargés des produits du Massina et du Farinanké passait par là. Kaid-Ali, le chef des pirates, pour les piller à loisir et sans en manquer un, avait eu l’ingénieuse idée de tendre une chaîne en fer en travers du fleuve.

Ces populations, éloignées des côtes à plus de 1.500 kilomètres, n’ont, comme bien l’on pense, aucune idée de la mer, ni surtout du rôle de déversoir qu’elle joue à l’égard des fleuves. Ce que devenait le Niger au delà des parages qu’ils connaissaient, ne leur importait guère. Cependant j’essayais souvent dans nos causeries de diriger leur pensée sur ce point curieux. Ayant un jour sous la main un Boso qui avait beaucoup navigué et d’intelligence alerte, je lui fis énumérer toutes les villes devant lesquelles il avait passé ou qu’il savait être plus avant encore : Saréféré, Kabara, Gâo. Et il s’arrêta.

— Eh bien, et au delà, qu’est-ce que devient le fleuve ?

— Au delà ? fit-il en réfléchissant ; au delà, les poissons l’avalent.

Avais-je trouvé dans un village un milieu particulièrement riche en connaissances et en verbiage, j’y séjournais le lendemain pour reprendre les causeries nocturnes. Souvent aussi je repartais dans la nuit pour jouir pleinement, sur le fleuve, de la bienfaisante fraîcheur. Au loin, sur les bords de la grande nappe d’eau, des feux brillaient près des lieux habités, comme des phares. En approchant, il était rare de ne pas percevoir le bourdonnement du tam-tam et la cadence des battements de mains d’un bal nègre, tandis qu’ailleurs, pâturant dans les prairies désertes, les hippopotames noctambules nous offraient la sérénade de leurs hennissements. En mars, d’énormes incendies embrasaient les rives. C’est la manière dont le noir défriche et fume ses champs, anéantissant les hautes herbes et autres parasites à la veille des semailles, et demandant à leurs cendres un réconfortant de la terre. Au bruit des crépitements, entremêlés parfois des rugissements d’un fauve surpris au gîte par les flammes, magnifiquement illuminés, nous glissions au milieu d’un fleuve de feu.

Et ainsi, voguant au gré de ma fantaisie, tellement que mes Bosos, tout experts qu’ils fussent de la route, nous déclaraient parfois égarés ; n’ayant d’autre souci que d’éviter la monotonie des lieux et des dires ; soutenu par l’orgueilleuse pensée d’avoir au bout de ma plume quelques lignes de l’histoire du monde lorsque Dienné et Tombouctou auraient été atteints, toutes ces jouissances enfin, étant pimentées par l’appréhension d’une maladie subite comme par le danger toujours latent d’une attaque imprévue, n’est-il pas vrai que ce fut une unique croisière que celle de mon yacht de chaume ?

Je ne suis pas né poète, ô Niger ! Hélas combien je le regrette à l’heure présente ! Ne te dois-je pas le plus rutilant des poèmes pour avoir, dès mon arrivée sur tes rives, fait de moi un millionnaire, que dis-je ! un archi-millionnaire ?

Je n’étais cependant arrivé auprès de toi qu’avec quelques milliers de francs en poche. Tu les pris, et magnifiquement, tu me rendis des millions…

Millions de cauris, l’unité monétaire dans tes royaumes, petits coquillages blancs du volume d’un grain de raisin sec, dont on a soixante mille et plus pour 100 francs. En tant que commodité, cela rappelle incontestablement la monnaie de fer de Sparte au temps de Lycurgue. Mais combien l’on passe aisément sur cet inconvénient, à se voir toujours suivi d’un trésorier nègre, porteur d’un sac rebondi et pesant — tels les khalifes des contes d’Orient ! Et à lui dire souvent : « Compte six cents cauris pour ce poulet », « Donne deux mille pour ce mouton », « Paye dix mille cette couverture » ; à manier banalement ainsi les cent et les mille, sans voir beaucoup diminuer mes millions, j’ai savouré pleinement la jouissance de la fortune inépuisable.

Que ne suis-je donc né poète ! En quel poème magnifique, tout de vers sonores, de rythmes tintants et de rimes riches, je t’aurais célébré, toi qui n’as pas voulu que je meure sans avoir vécu ce souhait de chacun : être millionnaire !

le niger en amont de tombouctou.