Tonkourou/02

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J. O. Filteau & Frère, libraires-éditeurs (p. 145-295).

deuxième partie

LA VENGEANCE CHRÉTIENNE

i

LE FAUVE


Un matin, près du bois, plus loin que les cultures,
Jean bûchait, préparant le cèdre des clôtures.
Gaîment sonnait l’acier en découpant les pieux.
Les moutons paissaient là, les jeunes et les vieux.
Il les voit sur le pré que le trèfle parfume,
Blancs et légers, bondir comme des flots d’écume.
Un ours brun les poursuit. Et, dans les alentours,
Les troupeaux effrayés de ses grognements sourds,
Relèvent à la fois leurs inquiètes têtes.


Déjà l’ours furieux atteint les pauvres bêtes ;
Au sol où le sang tombe en gouttes de rubis,
Déjà son pied pesant attache une brebis.

Lozet s’élance alors brandissant une hache.
Le fauve sanguinaire à son festin s’arrache ;
Il se dresse et sur lui fixe des yeux ardents.
De longs flocons de laine, accrochés à ses dents,
Retombent tout autour de sa gueule sanglante.
Il broie en murmurant une chair pantelante ;
Et sa mâchoire énorme est pareille aux étaux
Où le noir forgeron écrase les métaux.

Certain de sa vigueur et comptant sur sa force,
Le père Jean Lozet relève son fier torse,
Fait tournoyer sa hache un instant et l’abat.
Le fauve qu’il attaque est adroit au combat :
Il évite le coup, et l’arme qui dévie
S’échappe de la main qui menaçait sa vie.

Il avait dans les yeux de sinistres lueurs.
Lozet sentit son front se mouiller de sueurs :
Il frissonnait devant cette tête féroce.
Sans armes désormais sa peur était atroce ;
Il voulut reculer, l’animal avança ;
Il jeta de hauts cris, l’ours irrité grinça.


Il regardait sa hache et n’osait la reprendre,
Le fauve le guettait, cherchant à le surprendre.

Il n’était pas d’humeur à rester là pourtant.
Le temps lui semblait long : un siècle chaque instant.
Il part donc. L’ours le suit, l’atteint et le renverse :
Encore une seconde et sa dent le transperce.
Il pousse un cri d’horreur. Dans le même moment,
L’ours bondit sur le sol et rugit longuement.



Du matin radieux buvant la fraîche haleine,
Souriant aux amours dont sa jeune âme est pleine :
À l’amour de Louise, à l’amour du pays,
Léon marche au hasard vers les sombres taillis.
Soudain il aperçoit le vieillard qui se sauve,
Poursuivi de très près par l’effroyable fauve.
La hache luisait là. Terrible autant que prompt,
Il court, il la relève et frappe l’ours au front.

Aussitôt qu’il sentit le péril disparaître,
Lozet dit à Léon :
— Je dois le reconnaître,
Le danger était grand ; sans vous je serais mort.
Nous sommes quittes donc, car vous m’aviez fait tort.

ii

ET L’EAU MONTAIT TOUJOURS

Ruzard et le huron reviennent de la ville :
Ils ont avec succès rempli leur tâche vile.
Le canot vogue. Il cherche un rapide courant ;
Il vogue, le canot, près du bord odorant.
Il passe le Platon, murs à la sombre arrête,
Gigantesques coteaux où le fleuve s’arrête,
Degrés interrompus d’un immense escalier.

Alors ne brillait pas sur l’étrange palier,
Comme au mât d’un navire une riche bannière,
Alors ne brillait pas du fils des Lotbinière,
Sur le palier de roc, le toit hospitalier.

Il suivit un instant le cap irrégulier,
Puis, bondissant bientôt sous sa légère charge,
Des courbes de la grève il s’enfuit vers le large.

Le ciel était pur ; mais quelques nuages blancs,
Comme de grands oiseaux qui traînent leurs vols lents,
S’élevaient au-dessus des bleuâtres montagnes ;
Et le soleil couchant inondait les campagnes
De chatoyants reflets et de molles clartés.
Les vagues embrassaient des récifs écartés.

Vénus étincela dans les vapeurs ailées
Qui montaient lentement du fleuve et des vallées :
Ce fut comme un œil d’ange heureux de s’entr’ouvrir.

Déjà le flot paisible achevait de couvrir,
Comme un morne linceul, le rivage uniforme ;
Et semblables aux grains d’un chapelet énorme,
Dans l’ombre qui tombait comme un large rideau,
Les récifs dentelés s’élevaient à fleur d’eau.

Au milieu des écueils où la vague ruisselle,
Comme un rêve enchanteur, l’élégante nacelle
Glisse toujours, toujours glisse. Les imprudents
La sentent tout à coup se briser sur les dents

De ces traîtres récifs que l’eau recouvre à peine.
L’onde sourd aussitôt comme d’une fontaine
Et la fragile nef s’emplit rapidement.

Ils demeurent d’abord muets d’étonnement ;
Puis, la peur les saisit. Ils regrettent leur faute.
L’eau s’étend loin ; la mer cependant n’est pas haute.
Ils sortent du canot afin de l’alléger ;
Mais la blessure est large et le vaisseau léger
Sur l’onde ne peut plus garder son équilibre.
Autour pas une voile à la brise ne vibre.
Ruzard dit :
— Appelons, quelqu’un viendra vers nous.

L’eau qui monte toujours va lécher leurs genoux.
Le canot submergé s’éloigne à la dérive.
Sur les cailloux glissants en vain leur pied se rive.

La mer n’a pas noyé toute la plage encor.
Ils regardent là-bas, comme un divin décor,
Les bocages, les caps, les prés, les maisonnettes ;
Ils entendent l’écho des bords, les chansonnettes
Des pêcheurs qui s’en vont relever leurs filets.

La lune resplendit dans le ciel. Ses reflets

Tracèrent sur les eaux une route de flamme.
Les pauvres malheureux auraient donné leur âme
Pour pouvoir s’élancer par ces chemins nouveaux.
Ils maudissaient déjà leurs criminels travaux.

Tout souriait ; mais eux frémirent d’épouvante
Quand l’eau, montant sans cesse, implacable et mouvante,
Avec de grands bruits sourds, vint de nouveau toucher
Leurs pieds mal affermis sur le dernier rocher,
Et Ruzard s’écria d’une voix douloureuse :

— Tonkourou, sauve-moi, ton âme est généreuse !
Sauve-moi ! tu prendras la moitié de mon bien.
Entends-tu ?
Tonkourou murmura :
— J’entends bien.

Il regardait autour de lui s’élever l’onde.

— Oh ! nous ne pouvons pas enfin, si près du monde
Et par un soir pareil, tous deux ici périr,
Continua François, on va nous secourir.

Il fouillait du regard le calme voisinage.
Nul n’aurait pu songer à s’enfuir à la nage.

Et l’eau montait toujours.

Il cria plein d’effroi :

— Tonkourou, Tonkourou, c’est par ta faute, à toi,
Que je suis maintenant dans ce péril extrême.

Et des larmes coulaient sur son visage blême.
Le vieux huron lui lance un foudroyant regard :
— Lâche ! fit-il.

Mais lui, tremblant et l’œil hagard,
Il agite ses bras comme des ailes chauves,
Il pousse vers le ciel des hurlements de fauves.
Cachant son désespoir, morne, l’autre vaurien
Regarde le rocher qui fuit et ne dit rien.
Et l’eau montait toujours.
Elle couvrait la plage.
Toujours ils entendaient le superbe village
Qui chantait, vers la nuit, ses rustiques refrains.

Déjà le flot profond leur ceinture les reins.
Ils avaient cet espoir, dans leur crainte farouche,
Qu’il n’arriverait pas cependant à la bouche.


Et la lune argentait de ses rayons moelleux
Le tuf des caps lointains, le ciel et les flots bleus,
Et, parfois, battant l’air de ses ailes ardentes,
L’émérillon jetait quelques notes stridentes
Comme un rire moqueur, comme un sarcasme amer,
En passant auprès d’eux, au-dessus de la mer.
Et l’eau montait toujours.
Ô l’horrible souffrance !
Voir la mort et ne plus croire à la délivrance !

Le flot les étreignait comme eut fait un serpent.

— Sois maudit, Tonkourou ! mon âme se repend
D’avoir eu confiance en tes conseils perfides,
Râla sinistrement Ruzard.
Ses yeux humides,
Dilatés par la peur, dévoraient le huron.
Et l’indien lui dit :
— La mort te rend poltron.

Et sur leur désespoir luisait l’étoile gaie.

Dans l’onde, loin, bien loin, plongeait une pagaie.

iii

MISÉRICORDE

Jean se rassurait peu contre la trahison.



Le jour baissait : ses feux mouraient à l’horizon,
Comme s’éteint l’amour le soir de l’existence.
Les sapins élevaient, de distance en distance,
Leurs cônes verdoyants d’où tombaient les parfums.

Sans cesse tourmenté de pensers importuns,
Léon vint sur la rive à l’heure de la pêche.
Il suivit le sentier découpé par la bêche
Bans la haute paroi du cap. La mer montait ;
La mer envahissante où le jonc vert flottait,


Où nulle barque alors ne traçait de sillage,
Montait noyant le sable avec le coquillage,
Noyant bientôt encor, les galets à leur tour,
Et les quartiers de roc aussi hauts qu’une tour.

Et telle que la mer, quand le montant arrive,
Engloutit toute chose et nivelle la rive,
Telle ici bas aussi l’inévitable mort,
Corrigeant, chaque jour, les caprices du sort,
Et semant sans pitié la terreur autour d’elle,
Sous un flot insondable engloutit et nivelle
Toute inégalité chez les pauvres humains.

Léon ne croyait plus aux joyeux lendemains.
Il fait glisser alors sur la nappe azurée
Un canot que déjà soulève la marée :
Il s’assied à l’arrière, et son frêle aviron
S’enfonce dans la vague ainsi qu’un éperon
S’enfonce dans le flanc d’un coursier qui se cambre.
De larges gouttes d’eau, comme des éclats d’ambre,
Retombent de la pale. Et le bac gracieux
Paraît comme un oiseau qui plane dans les cieux.

Puis il vire de bord quand il est loin de terre.

Il regarde longtemps, ici le cap austère,
Là-bas la côte douce avec ses grands bosquets
Où la lune a jeté, comme d’ardents bouquets,
Ses gerbes de rayons aux blanches maisonnettes,

Au sein des flots muets, fortes, plaintives, nettes
S’élèvent des clameurs. Ses yeux de tous côtés
Cherchent d’où sont partis ces appels répétés.
Près du chenal profond, dans la lumière vague,
Il aperçoit des bras qui montent de la vague.
Des hommes vont périr. Empressé, généreux,
Il pousse comme un trait sa nacelle vers eux.

Quelle tentation et quelle idée infâme.
Comme une ombre passa tout à coup dans son âme,
Alors qu’il reconnut ses lâches ennemis ?
Ruzard et Tonkourou, dans l’espoir raffermis,
Soulevaient sur les eaux leurs têtes basanées,
Et ces têtes, de loin, semblaient guillotinées.
Ils agitaient leurs bras ruisselants, engourdis.
Léon n’avançait plus.
— Approche, ô Léon ! dis
Que tu vas nous sauver, que ton âme pardonne…
Oh ! viens donc ! Par l’enfer ! approche encore ! Donne,
Donne-nous donc la main pour nous aider un peu !…
Ah ! sauve-nous, Léon, pour l’amour du bon Dieu !


Ainsi criait Ruzard, et sa voix étouffée
Envoyait ces mots-là dans les eaux par bouffée.
Léon n’hésite plus ; il prend par les cheveux
Et ramène vers lui, de son poignet nerveux,
Son rival qui se noie. Il finit son supplice.
Le huron monta seul après son vil complice.

Au pied des caps de tuf, parmi les roseaux verts,
Léon vint déposer les deux hommes pervers.

iv

LA TACHE DE SANG

Le matin s’éveillait, l’orient était rose ;
Une tiède buée inondait toute chose,
Et les cloches sonnaient pour Dieu dans les clochers.
Le fleuve en murmurant caressait les rochers.
On entendait la voix des jeunes ménagères
Qui s’en allaient, chantant, traire dans les fougères,
La génisse féconde. À son premier réveil,
D’un sourire Léon salua le soleil.



Le huron éprouvait un sentiment étrange.
Il en était surpris. C’était comme un mélange

De haine et d’amitié, de crainte et de respect.
Il évitait chacun, se montrait circonspect
Et, sous un air méchant, cachait de l’obligeance.

Le sauvage est cruel ; il aime la vengeance ;
Mais il sait d’un bienfait garder le souvenir.
Pour assouvir sa haine il attend l’avenir ;
Il l’attend pour montrer toute sa gratitude.



Ruzard n’avait plus peur et changeait d’attitude.
Il avait, pensait-il, été trop suppliant.
Il évitait Léon. C’est tant humiliant
De revoir un rival qui nous sauve la vie.
Son âme rancunière, au lieu d’être ravie,
S’irritait d’avantage et s’emplissait de fiel ;
Dans sa rage jalouse il insultait le ciel
Et nourrissait déjà d’autres projets infâmes.

Cependant des vieillards, des jeunes gens, des femmes,
Effrayés des rumeurs de révolte, ou pressés
De connaître le sort de ces preux insensés
Qui relevaient la tête et fourbissaient leurs armes,
Allèrent avec lui, les yeux rouges de larmes,

Consulter la sorcière. Ils demandaient, tout bas,
Où serait la victoire à la fin des combats.

La sorcière écoutait ces gens, morne, sévère.
Elle ouvrit un placard, prit un flacon de verre,
L’emplit d’un noir liquide et l’agita bien fort.
La sueur à son front, comme après un effort,
Ruisselle tout à coup. De ses lèvres étiques
Tombent en même temps des mots cabalistiques.

L’infernale liqueur se transforme à ce jeu,
Et semble se remplir de globules de feu.
Le flacon n’est plus noir ; il est devenu rouge.
Il bout, fume et s’épand sur le plancher du bouge
Qui demeure souillé d’une tache de sang.
De même le chasseur voit l’onde d’un étang
Où tombe l’épervier que le plomb vient d’atteindre,
Frémir légèrement et de pourpre se teindre.

La vieille regarda d’un œil épouvanté,
Sur le plancher de bois, le flacon enchanté.
Une flamme inconnue anime sa figure ;
Elle fixe toujours le formidable augure ;
Sa poitrine bondit sous des soupirs sifflants ;
Elle étreint les haillons qui cachent mal ses flancs.


— Du sang ! du sang ! dit elle enfin d’une voix rauque,
En secouant d’horreur sa chevelure glauque…
Pourquoi vous levez-vous, bataillons valeureux ?
Des traîtres vous vendront… Du sang ! du sang sur eux !…
Ténèbres du cachot, lueurs de l’incendie,
Je vois tout ! Patriote, en ton exil mendie
Les soins de la pitié, le pain qu’on jette aux chiens…
Mais le temps fuit. Tes maux enfanteront des biens…

Alors on vit frémir la méchante sorcière.
Elle se tut. Son œil fixé sur la poussière
Qui flottait au plafond, dans un jour incertain,
Paraissait contempler un spectacle lointain.

— Un demi-siècle passe et j’aperçois encore
Des Judas, reprit-elle !… Et la croix les décore !
Ils t’offrent, mon pays, des sacrifices faux !
Ils ont du sang aux mains, le sang des échafauds !…

 

Quelle est cette phalange ?… On lui crie Anathème ;
Elle grossit toujours. Comme un autre baptême
Le sang du patriote a coulé sur son front.
Elle aime la patrie et venge son affront.

 


Mais quel nouveau tribun soudainement se lève ?
L’éclair est dans ses yeux, sa parole est un glaive…
Tous les espoirs perdus s’éveillent à sa voix.
Les vampires surpris se sauvent !… Je les vois
Quitter en rugissant leur superbe curée !
Le travail est béni ; la gloire est épurée.
Il poursuit les félons en cent endroits divers…
Il vient, nouveau prophète, et l’heure des revers
Est à jamais passée. Il venge nos outrages ;
Il désarme l’envie ou musèle ses rages.
La justice est sa force et le droit, son appui :
L’honneur national sera sauvé par lui !…

À ces mots étonnants, épuisée et sans force,
Elle vient s’affaisser sur sa chaise d’écorce.
Et la tache de sang, par magie ou hasard,
Apparut tout à coup sur le front de Ruzard.

v

LA VISION

Le jour s’évanouit ; il s’en va comme un rêve.
Le flot silencieux sur le tuf de la grève
S’endort comme l’enfant qui n’a pas de remords.
Le navire qui brûle en voguant loin des bords
Fait resplendir le ciel de mille gerbes blondes,
Et petit à petit, dans l’abîme des ondes
S’enfonce radieux ; de même le soleil,
Qui faisait rayonner de son éclat vermeil
Les plaines et leurs eaux, les fleuves et leurs berges,
Derrière nos grands monts couverts de forêts vierges
Lentement descendit.
Le nuage, un moment,
Parut étinceler des feux du diamant,
Comme le cou bruni des superbes créoles ;


Et de vives lueurs, comme des auréoles,
Couronnèrent soudain tous les lointains sommets.
Ainsi, quand le jeune âge a passé pour jamais,
Quand arrive, sans bruit, le soir de l’existence,
Un souvenir suave, un souvenir intense
Enveloppe nos cœurs de ses reflets bénis,
Et nous croyons revivre aux temps qui sont finis.



Le soir noyait les champs dans son ombre jalouse.
Louise vint s’asseoir seule sur la pelouse,
Au pied de l’orme. Alors sur le poudreux chemin
Personne ne venait. D’une distraite main
Elle froissait des fleurs à leur tige arrachées.

La pauvre enfant souffrait, mais ses douleurs cachées
Ne cherchaient point, hélas ! d’inutiles appuis.
Elle semblait se plaire en sa tristesse. Et puis
Elle se consumait dans une vaine attente,
Ne voyant plus paraître avec l’aube constante,
Vers le déclin du jour ne voyant plus venir
L’homme fier dont son cœur gardait le souvenir.

Pendant qu’elle, rêvait de chose triste ou tendre,
Sur l’herbe, derrière elle, un pas se fit entendre.

Elle tourne la tête, aperçoit le marin.
Il porte sur son front les traces du chagrin.
Elle rougit. Le feu qui colore sa joue
Est comme le rayon qui descend et se joue
Sur la mer. Aussitôt, comme un souffle embaumé
Entr’ouvre d’une fleur le calice fermé,
Un sourire entr’ouvrit sa bouche ravissante.

— Que mon âme, Léon, vous est reconnaissante !
Vous avez arraché mon vieux père à la mort,
Dit-elle, se levant.
— Et j’en bénis le sort,
Ô Louise ! reprit le jeune capitaine.
Votre amitié constante, oui, soyez-en certaine,
Me récompense assez de tout ce que j’ai fait.

Puis, après un repos :
— Le père Jean me hait ;
Mais je vais m’éloigner ; vous le savez sans doute.
Demain, avant le jour, je serai sur la route.
De braves compagnons veulent s’unir à moi
Pour secouer le joug d’une pesante loi.
À saint Charles déjà l’on se lève, l’on s’arme.
La voix de Papineau, comme un tocsin d’alarme,
A réveillé partout le courage endormi.


Il faut reconquérir nos droits.
— Ô mon ami,
Pourquoi partir sitôt ? Voulez-vous que je meure ?

— Louise, j’ai tardé pour vous jusqu’à cette heure.
J’espérais de Lozet vaincre l’entêtement ;
J’espérais voir son cœur me rendre ouvertement
Sinon son amitié, du moins sa confiance.
J’espérais qu’à la fin une douce alliance…
Mais pourquoi rappeler tant de vœux superflus ?
J’espérais, ô Louise ! et je n’espère plus !

Et sur la mousse où maint insecte d’or sautille,
Léon s’en va s’asseoir avec la jeune fille.
La brise caressait les blés, les arbrisseaux ;
L’on entendait au loin le babil des ruisseaux :
De suaves senteurs montaient de chaque plante ;
Les grillons s’appelaient sous la pierre brûlante ;
En flottant dans la pourpre, au bord du firmament,
Les nuages dorés, tour à tour, mollement
Venaient se fondre ensemble en un baiser suprême ;
Mille gazouillements d’une douceur extrême
Sortaient des petits nids cachés dans les buissons ;
Sur le vieil orme même il courait des frissons.


Un voile de vapeur s’éleva de la plage.
Enivré de parfum, le papillon volage
Ferma l’aile et dormit sur le sein d’une fleur.
Les forêts et les champs perdirent leur couleur
Et le ciel vit pâlir sa radieuse teinte.

Dans le silence, alors, comme un métal qui tinte,
Résonna tout à coup un son vibrant et pur.
Et l’orme tressaillit et son feuillage obscur
Frémit comme aux baisers d’une légère brise.
Un rossignol chantait ouvrant son aile grise.

Les échos du rivage et les échos du bois,
Par cette voix divine éveillés à la fois,
Se prirent à chanter comme dans le délire.
Jamais harpe sonore et jamais molle lyre
Ne remplirent le ciel d’accords aussi touchants.
Les amis, tout émus, écoutaient ces doux chants.
Le jeune homme pleurait. Sans parole, sans geste,
Il semblait contempler un spectacle céleste.
L’amour berçait son âme et l’inondait de paix.

L’oubli sombre un instant leva son voile épais.
Comme un coin de ciel bleu dans la blanche percée
Il revit son enfance au hasard dispersée.


Il vit le seuil connu d’une blanche maison
Et des ébats joyeux sur un champ de gazon ;
Il vit un homme aimé venir par la prairie ;
Il sentit les baisers d’une mère, chérie.
Il crut avoir déjà, dans quelque soir pareil,
Écouté, tout heureux, au coucher du soleil,
Un chant qui descendait du même antique dôme ;
Puis il crut voir venir tout à coup un fantôme
Qui se dissimulait derrière l’arbre altier.
Et ce fantôme noir, c’était un canotier
Voleur d’enfants. Alors s’échappa de sa bouche
Un cri rauque, étouffé, comme ce cri farouche
Qu’on jette quelquefois pendant un lourd sommeil…

La vision s’enfuit au fond du ciel vermeil.

vi

L’ARRESTATION

Assis sur le devant d’une haute calèche,
Un cocher de son fouet faisait claquer la mèche.
Sur le siège d’arrière, immobiles, sournois,
Se profilaient en noir deux moroses bourgeois.
Ils descendirent tous en face de la porte.
Le cocher vit Louise. Alors d’une voix forte :

— Jeune fille, dit-il, dans un discours adroit,
Léon le marinier doit habiter l’endroit.
C’est le vaillant garçon qui fit, dans ce parage,
À la fin de l’automne, un si triste naufrage.

Et Louise aussitôt répondit :
— Le voici.


Les deux autres :
— Félon, on vous arrête ici !

Louise est interdite ; elle verse des larmes ;
Elle appelle au secours ; elle éloigne les armes
Que sortent du fourreau les cruels policiers ;
Car ces nouveaux venus, ces deux bourgeois grossiers
Étaient fils d’Albion et gens de la police.

Pour le jeune marin le plus affreux supplice,
C’est bien cette douleur de la naïve enfant.

— En vain, lui redit-il, ton amour me défend,
Tu le vois bien, Louise, il faut que je m’en aille.
J’aurais voulu, c’est vrai, tomber dans la bataille ;
N’importe ! je l’espère, on combattra sans moi.

Brutalement ensemble, ils lui disent :
— Tais-toi !
Et le tirent vers eux.

Il leur crache à la face.

— Cet outrage sanglant le gibet seul l’efface,
Clament-ils furieux — Viens donc sous le verrou !




Jean Lozet arriva suivi de Tonkourou.
Il affirma tout haut qu’ils avaient, ces constables,
Pour en agir ainsi, des motifs équitables.
Il fallait respecter leur haute mission
Et façonner le peuple à la soumission.

La maison se remplit : une foule contrainte,
Bête avec son excès de respect ou de crainte.
Tonkourou reconnut le plus vieux des anglais.
À voix basse il lui dit :
— Frère, si tu voulais,
Pour quelques pauvres sous, quelques pièces de cuivre,
L’indien dévoué pourrait ici poursuivre
Le travail entrepris contre le révolté :
Il veillerait, et seul. Dors sans anxiété ;
Après un bon repos on fait meilleure route.
L’indien est loyal, tu le sais bien ; écoute.



Soutenant des gardiens le farouche regard,
Le noble prisonnier était seul à l’écart.

Par derrière le dos ses mains étaient liées ;
Tel un oiseau captif dont les ailes pliées
Ne peuvent plus dans l’air reprendre leur essor.

Tonkourou s’avança tenant des pièces d’or :
C’était un prix royal pour une nuit de veille.
Les constables joyeux s’amusaient à merveille.



Le cocher avait bu ; l’ivresse le surprit,
Et d’épaisses vapeurs noyèrent son esprit.
Comme une masse inerte il roula sur la dalle,
Et le traître huron resta seul dans la salle.

Plus tard, lorsque le jour parut, l’heureux cocher,
Cuvant encor son vin, ronflait sur le plancher.
Puis, la salle était vide, et, par la porte ouverte,
Entraient les frais parfums de la pelouse verte.
Une clameur de rage, à cette trahison,
Fit sortir du sommeil la tranquille maison.

vii

LA FENAISON

Pendant que le ciel rit, que le ramier roucoule,
Le travailleur se hâte et sur son front l’eau coule.
Ses vieux labeurs aimés lui semblent tout nouveaux ;
Il s’embaume du foin qui tombe sous la faulx.

Lozet, au temps jadis, couchait, dans la journée,
Un arpent et demi de l’humble graminée ;
Aujourd’hui la faulx pèse et le clos est plus grand :
Il se fatigue vite et cela le surprend.
Il taillait de l’ouvrage alors pour trois faneuses,
Et nul n’aurait osé les traiter de flâneuses :
Les fourches allaient vite. Et voilà qu’aujourd’hui
Une seule ouvrière est au champ avec lui


C’est Louise.
Des pleurs mouillent sa fraîche joue
Pendant qu’avec sa fourche elle lève et secoue,
D’un geste gracieux, et le trèfle et le foin.
Le bonheur entrevu s’est envolé bien loin !

Reviendra-t-il jamais, mon Dieu ! celui qu’elle aime ?
Est-il mort ? Tonkourou, par quelque stratagème
Que son esprit pervers, un jour, aura rêvé,
L’a-t-il, pour le mieux perdre, aux anglais enlevé ?
Après le sacrifice on éteint chaque cierge,
Doit-elle éteindre ainsi l’amour de son cœur vierge,
Et doit-elle oublier l’ami qui ne vient pas ?
De ces choses rêvant, dans le champ, pas à pas,
Elle suit le faucheur qui se hâte à l’ouvrage.



Il fait chaud. Vers le soir pourrait gronder l’orage.
On entend par moment, dans les prés d’alentour,
Les faneuses chanter et rire tour à tour ;
On entend retentir sur la faulx qui s’affile
La pierre au rude grain. Les agneaux à la file
Franchissent les fossés, d’un bond léger, hardi.
Dans l’air calme, au soleil, toute l’après-midi,


Sous un ciel sillonné par des vols d’hirondelles,
Partout, des charriots, dans leurs hautes ridelles,
Transportent au fenil, ardent comme un bûcher,
Le foin plein de senteurs qui va se dessécher.
La roue au fort moyeu crie au fond de l’ornière,
Et le trèfle empourpré laisse à chaque barrière
Une vive guirlande, un radieux feston
Où vient se reposer l’aile du hanneton.

Ruzard serra ses foins, ce jour-là, de bonne heure :
Il referma sur lui sa tranquille demeure
Et vint aider Lozet qui charriait tout seul.
La faneuse attendait à l’ombre d’un tilleul
Le retour du vieillard. Selon l’accoutumée
C’est elle qui foulait la charge parfumée.
Ruzard s’approcha d’elle avec un doux souris :

— N’auras-tu donc jamais, dit-il, que du mépris
Pour celui qui t’adore et te reste fidèle
Malgré son désespoir.
— Puis-je t’aimer, fit elle ?
Peut-on deux fois aimer avec le même cœur ?

— Je t’aime, et c’est, Louise, assez pour mon bonheur.
Léon ne viendra plus ; pourquoi toujours l’attendre ?
Le vieux sauvage et lui semblaient ne pas s’entendre,


Mais c’était de la ruse ; aujourd’hui tu le sais.
Ils ont joué leur rôle avec un grand succès,
Se sont moqués de nous. Léon ne t’aimait guère
Puisqu’il soufflait ici la révolte et la guerre.

Louise l’écoutait d’un air indifférent
En traînant son râteau sur le clos odorant.

viii

L’ESPION

C’était l’automne. Au bois plus de joyeux ramages ;
Plus de fleurs dans les champs moissonnés. Les nuages
Passaient noirs et serrés, comme ces lourds bisons
Qui courent en troupeaux aux lointains horizons.

Sous la pluie, en suivant le vieux chemin de glaise,
Vers le bourg Saint-Denis marche une armée anglaise.
Un espion la guide ; un homme aux cheveux plats,
À l’œil étrange, plein de sinistres éclats.

Dans le camp des anglais il s’introduit la veille.
On le soupçonne un peu d’abord ; on le surveille ;
Mais il ne semble point en avoir de soucis.
Gore, le commandant, croit à ses longs récits,
À ses contes ornés de formes solennelles.


Dans l’ombre de la nuit, trompant les sentinelles,
Comme un serpent se glisse à travers les halliers,
L’espion se glissa parmi les cavaliers
Et s’éloigna du camp, sans bruit, d’un pied alerte.

Deux heures il courut sur la route déserte.
S’arrêtant par moment pour écouter le bruit
Que pouvait apporter sur son aile la nuit,
Et collant chaque fois son oreille à la terre.

Il tressaille soudain et sa figure austère
Prend tout à coup, dans l’ombre, un radieux aspect.
Ce bruit qu’il entend là n’a-t-il rien de suspect ?
C’est un pas empressé, quelqu’un qui se dépêche.
Il ne voit rien pourtant car la nuit l’en empêche.
L’homme arrive.
— Angleterre ou Canada ? fait-il.

— Patrie et liberté ! dit l’espion subtil.

— Ah ! tu sers mon pays avec intelligence.

— Car tu fus le pardon et je suis la vengeance.

Et les deux conjurés s’étaient dit quelques mots
Que n’avaient point ouïs les tranquilles échos.


Lorsque sourit au ciel un rayon de l’aurore
L’espion, de retour, alla réveiller Gore.

— Quand nous dormons, dit-il, nos ennemis actifs
Font, pour nous écraser, de grands préparatifs.
Des hommes tout armés arrivent de Saint-Charles.
Ils sont nombreux déjà, puis, durant que je parle,
Tu le comprends, ô chef, leur nombre croît toujours.

Alors le colonel fit battre les tambours,
Et, comme un vent d’orage agite la ramée,
Le vigoureux appel fit tressaillir l’armée.

ix

SAINT-DENIS

Les preux de l’Angleterre entraient dans Saint-Denis.
Sortant du temple où tous ils s’étaient réunis,
Nos humbles paysans, cherchaient, dans leur ivresse,
Un endroit qu’ils pourraient changer en forteresse.
Alors un étranger, l’œil perçant comme un dard,
De notre vieille France arbore l’étendard.
Il le cloue au pignon d’une maison de pierre ;
Puis, regardant l’armée arriver toute fière :

— Vive la liberté ! dit-il !
— Noble drapeau,
Fait chaque volontaire en ôtant son chapeau,
Je jure te défendre !
— Est-ce là la consigne ?
Dit Gore à l’espion ? Explique-moi ce signe.


— Ce signal est celui d’un ami, colonel ;
J’en jure devant toi mon salut éternel,
J’ai gagné l’un des chefs.
— Cela me semble étrange ;
C’est un récit menteur que ton esprit arrange.

Et l’espion reprit, sans paraître agité :

— Mais si les paysans sous ce toit redouté,
Ô Chef, avait voulu tout à coup te surprendre,
T’auraient-ils indiqué par un signe où les prendre ?

Il n’avait pas fini que, souple comme un daim,
En des sentiers déserts il s’élance soudain.
Le commandant anglais reste cloué sur place :
Tant de duplicité l’épouvante, le glace.
Et voilà qu’un éclair resplendit aussitôt.
Le vaillant bataillon qui marchait à l’assaut
S’arrête de terreur et retourne en arrière…
Il essuyait le feu d’une bande guerrière,
Et les troupiers tombaient comme les pins coupés.

Dans les châssis béants les paysans groupés
Font ensemble pleuvoir un mortel projectile.
La valeur de ces preux rend le nombre inutile.


Gore sent dans son cœur la colère monter.
Il s’écrie :
— En avant ! Allez-vous les compter
Ces habitants maudits, ces rebelles, ces traîtres ?
De leur faible repair, soldats, rendez-vous maîtres !
Du sang à vos mousquets, à vos fronts des lauriers !

Et ce sauvage appel fait rugir les guerriers.
Mais la foudre répond au toit qu’on escalade.
Cent soldats sont atteints par un feu d’enfilade,
Et les autres, alors, pour reformer leur rang,
Les foulent sous leurs pieds et marchent dans leur sang.

Gore était interdit. De la maison funeste
Un homme aux cheveux plats l’appelait par un geste.
Et c’était l’espion.
— Guerriers, point de merci,
Tuez, s’écria-t-il, le monstre que voici !



— Amis, dit le héros qui cloua la bannière,
Il faudrait ne pas perdre une chance dernière :

Quinze hommes, comme moi résolus à mourir,
À la distillerie oseraient-ils courir
Pour harceler l’anglais ?… Mais les dangers sont graves.

Il partit aussitôt avec les quinze braves.
Ils allaient s’éloignant des maisons, des chemins,
Passant sans bruit, courbés, s’appuyant sur les mains
Pour ne pas être vus des ennemis barbares.

Or, les bruyants clairons qui sonnaient les fanfares,
Et les hennissements du rapide coursier,
Le canon qui tonnait, les éclairs de l’acier,
Les plaintes des mourants et les rages croissantes
Donnaient à ces tableaux des horreurs saisissantes,



Cependant il fallait vaincre ces habitants.
Gore appelle Markham.
— Déloge, il en est temps,
Déloge, lui dit-il, mon brave capitaine,
Ces rustres qui sont là peut-être une centaine.
Prends avec toi, Markham, des soldats valeureux ;
Que le combat soit court, l’exemple rigoureux !


Animant de la voix ses troupiers en furie,
Markham s’élance alors vers la distillerie.
Ceux qui sont au dedans, en le voyant venir,
Lèvent la main au ciel et jurent de tenir,
Malgré leur peu d’espoir et leur force inégale,
Jusqu’à la dernière heure, à la dernière balle ;
Ils jurent de lutter, s’il n’est point de Judas,
Jusqu’à la sainte mort du dernier des soldats.

Leur chef, dans son audace, entr’ouvre une fenêtre
Et crie à Markham :
— Viens, et tu vas nous connaître.

Il arme son fusil ; il vise de sang froid,
Et le bouillant Markham est atteint au bras droit.

On voit ce commandant faire un geste suprême
Et tomber sur le sol. Le désordre est extrême.
Les soldats d’Albion, surpris, épouvantés,
Rejettent leurs fusils pour fuir de tous côtés.
Albion restait là vaincue et stupéfaite.
Et ses clairons pleuraient en sonnant la défaite.

Comme le vent qui passe écrase les roseaux,
Comme un vaisseau trop plein s’enfonce sous les eaux,

Nos défenseurs, un jour, s’affaissèrent dans l’ombre,
Pas vaincus, écrasés par la force et le nombre.
La liberté sortit de leur humble cercueil :
Ils furent notre espoir, ils seront notre orgueil.

x

LA FUITE

On parle quelquefois, le soir, à la chaumine,
Du jeune capitaine et de sa bonne mine ;
On conte son amour pour Louise Lozet,
Dont l’âme depuis lors est restée au creuset.

Jean voit pleurer sa fille avec indifférence ;
Il conseille à Ruzard de la persévérance.
Il recevrait tout autre avec un cœur d’airain.
Mais nul ne vient. Ruzard croit l’avenir serein.



Quand le cocher anglais eut roulé sous la table,
Tonkourou, dépouillant son aspect redoutable,
S’approcha de Léon et brisa son lien.


— Voilà comme se venge aujourd’hui l’indien,
Dit-il à basse voix. Mon jeune frère est libre.

Jamais nid qui gazouille et jamais luth qui vibre
N’eurent d’accords si doux pour l’âme du captif.
Ils sortirent sans bruit tous deux, d’un pas furtif,
Et, montant en canot au milieu des ténèbres,
Ils ramèrent longtemps vers ces hameaux célèbres
Qui les premiers de tous osèrent s’insurger.
Sous l’étendard du peuple ils allaient se ranger.
L’un se fit espion : c’est lui qui trompa Gore ;
L’autre nous rapporta le drapeau tricolore.



Aujourd’hui le sauvage, accablé de regrets,
Chemine au loin. Le ciel connaît seul ses secrets.
Il a vu le marin tomber à Saint-Eustache ;
Il le croit mort. Lui-même il fut pris. Il se cache,
Comme un maudit de Dieu, dans l’épaisseur des bois.
En sa course il a joint des chasseurs iroquois.

xi

LE BLESSÉ

Ô combats de Saint-Charle ! ô jours de Saint-Eustache !
Vous étiez un malheur mais non pas une tache !
La force triompha ; le droit fut opprimé ;
On dressa l’échafaud et tout fut consommé.
Les héroïques morts ne sont jamais stériles
Et les persécuteurs font les races viriles.

Près du lit d’un soldat un vieux prêtre priait,
Et sa lèvre sacrée en priant souriait.
Une même nimbe d’or couronnait les deux têtes,
Du prêtre et du blessé.
— Dieu soit béni ! vous êtes,
Dit le ministre saint, hors de danger, je crois.


— Ah ! que ne suis-je mort en embrassant la croix,
Comme ce fier Chénier, là-bas, au cimetière !
Mais le malheur étreint mon existence entière,
Fit le jeune blessé.
— Toute coupe a du fiel,
Repartit le vieillard ; laissons faire le ciel.
La délivrance vient quand la chaîne se rive,
Et sa force apparaît. Et puis, quoiqu’il arrive,
Il faut être, mon fils, toujours soumis à Dieu.
Quelque mortel chagrin vous suit-il en tout lieu ?
Parlez ; ne craignez pas de vous ouvrir au prêtre :
Il aime son pays et déteste le traître…
Comment vous nommez-vous ? quel est votre parti ?

— Je ne sais ni mon nom, ni d’où je suis sorti.
Quand vers mes premiers ans remonte ma pensée,
J’éprouve une horreur vague et peut-être insensée.
Comme d’autres enfants, hélas ! devant mes yeux
Je ne vois point passer les visages joyeux
D’un père et d’une mère heureux sous l’humble chaume ;
Mais l’haleine de feu d’un terrible fantôme
Me brûle encore.
Un jour — c’est vrai, père, cela —
Tout ravi, j’écoutais des voix d’ange, et voilà
Qu’un monstre me surprend, me lie au tronc d’un arbre
Et me perce les bras de son stylet de marbre.

Puis je courus les mers. On m’avait acheté.
Hélas ! notre navire, une nuit, fut jeté,
Dans la brume et le vent, sur des côtes arides.
Au jour, des naturels, horribles sous leurs rides,
Apparurent tout près, au pied d’un noir rocher,
Et, par un geste ami, nous dirent d’approcher.
Maîtres et matelots descendirent à terre.
Un de leur bande, alors, semblable à la panthère
Qui surprend une proie et cherche à s’en nourrir,
Pousse un cri formidable. Et l’on voit accourir
À ce lugubre appel, du sommet de la côte,
Mille sombres guerriers à la stature haute,
Mille guerriers pétris d’on ne sait quels limons,
Sales et les reins nus, pareils à des démons.
Les matelots surpris volent vers leur chaloupe,
Mais ils sont devancés par la sauvage troupe
Qui les massacre tous en hurlant de plaisir.
Je les ai vus, alors, ces barbares, saisir
Des lambeaux tout sanglants de leurs chairs pantelantes
Et puis les dévorer. Des femmes insolentes
Arrivèrent en foule au somptueux festin.
Je devinai bientôt mon horrible destin.

J’entends de nouveaux cris : je tremble, je me cache.
On vient vers ma retraite ; on me prend, on arrache,

D’une cruelle main, l’habit qui me revêt.
Ô l’affreuse terreur que mon âme éprouvait !

Mais voilà que soudain le chef des cannibales
Fait taire les clameurs, les tambours, les cymbales,
Et se met à parler en me touchant les bras.
Chacun s’approche alors, surpris, dans l’embarras,
Et vient examiner ce noir bariolage.
On m’emmena plus loin, dans un vaste village,
Sur la rive d’un lac. Comme un sauvage enfant
J’escaladais les rocs qu’un brutal soleil fend.
Sur ces terres de feu que le marin redoute
Je serais aujourd’hui mangeur d’hommes, sans doute,
Si nous n’avions pas vu la croix du Dieu Sauveur.
Les apôtres du Christ vinrent, dans leur ferveur,
À ces déshérités donner la loi divine.
L’un de ces hommes bons me voit et me devine.
Il m’interroge. Ô ciel ! il me parle français.
Je tombe dans ses bras et dis ce que je sais.

— Oiseau captif, fit-il, tu rouvriras tes ailes.

En effet, je suis loin de ces rives cruelles.

Le vieux prêtre, pleurant, dit d’une étrange voix :

— Dieu soit béni ! Léon, je t’ai sauvé deux fois.

xii

LA COURTISANE

Léon ne souffre plus. De nombreux coups d’épée
Racontent sa valeur comme un chant d’épopée.
Il veut partir. Le prêtre essaie à le garder,
Mais tout est inutile, il ne veut pas tarder.

— Non, laissez-moi m’enfuir. Je suis l’enfant prodigue :
Au flot qui doit couler ne mettez pas de digue ;
N’enchaînez pas l’oiseau né pour la liberté,
Réplique-t-il.
Et c’est au réveil de l’été.
Depuis longtemps déjà le jour brûlant décline,
Et dans l’ombre du ciel se plonge la colline.
Il reprit la parole après un court moment :


— Racontez-moi, dit-il, ô mon père, comment
Le ciel voue a conduit dans la sainte carrière.
Qui sait ? pour ma jeunesse ardente, aventurière,
Ce récit-là peut être un haut enseignement.

Le prêtre, l’œil perdu dans un éloignement,
Répondit :
— Viens ici, sur ce siège de mousse.

Puis il continua :
— Le sentiment s’émousse ;
Autrefois je pleurais en rappelant des jours
Tout brillants de jeunesse et tout remplis d’amours ;
Mais, quand le corps vieilli, l’âme, mon fils, se glace,
Et les chauds souvenirs n’y trouvent point de place.
Le bonheur qu’on devra ne regretter jamais
Est le seul vrai bonheur, sois-en certain.
J’aimais
Et j’étais entraîné dans les plaisirs du monde ;
J’allais tourbillonnant comme une épave immonde
Sur des flots attirés par un gouffre sans fond.
J’avais pour une femme un amour bien profond,
Un amour où notre âme à jamais se sent prise.
Je chantais mon bonheur, comme un homme que grise
La coupe débordant de nos vins généreux.


Un soir, tout enivré de mes projets heureux,
Je cheminais parmi des senteurs printanières.
Les rameaux ressemblaient à de lourdes bannières
Et les petits oiseaux cherchaient leurs nids de foin.
J’entends un rire frais qui s’égrène non loin.
Mon sang, au même instant, se glace dans mes veines :
J’essaie à m’assurer que mes craintes sont vaines,
Que je deviens jaloux, que cette molle voix
Ne dit peut-être pas ce que moi j’entrevois.
Je voudrais m’arrêter, quelque chose me pousse.
La feuille sous mes pieds rend une plainte douce ;
J’entends gazouiller bas comme si les oiseaux
N’osaient plus confier leurs amours aux roseaux.
Ma tête bourdonnait, mon âme était serrée…
Oui, c’était l’infidèle ! Une lame acérée
M’aurait fait moins de mal, en me perçant le cœur,
Que l’orgueilleux regard de mon rival vainqueur.

Mais elle, cependant, ne perd pas contenance
Et me dit cent raisons dont je n’ai souvenance.
Elle promet m’aimer d’un amour si parfait
Que j’oublie aussitôt l’affront qu’elle me fait.




Je voyais arriver le jour de l’hyménée.
Ma famille en ces temps fut, hélas ! ruinée :
J’étais devenu pauvre, oui ; mais j’aimais encor ;
J’étais presque content. Ce n’est pas pour mon or,
Disais-je, qu’elle m’aime et puis qu’elle m’épouse.

À quelques jours de là, sur la molle pelouse
Elle se promenait au bras d’un laid vieillard.
Il était riche, lui ; je n’avais plus un liard.

Je pourrais bien ici terminer cette histoire.
Sur moi-même j’ai pu remporter la victoire ;
J’ai senti le néant de mes affections.
Dieu nous ramène à lui par les afflictions.

Or, un jour cette femme appartint à la foule.
L’honneur croule bientôt ; sous les pieds on le foule,
S’il n’est pas étayé par la chaste vertu.
Cette femme orgueilleuse, un jour, le croirais-tu ?
Renia son époux et se fit courtisane !


Ta la connais, Léon, cette fille profane
Qui s’attache aux cités comme la lèpre au corps ;
Cette femme sans foi qui se jette en dehors
De la communion que le Christ a fondée ?
Tu connais, mon enfant, la fille débordée
Qui vend à qui les veut ses charmes avilis ?
Elle ne rougit plus. Dans son œil faux tu lis,
Sous un rayon menteur, la froideur de son âme,
Car son cœur n’aime plus et son corps seul s’enflamme.

Combien vont oublier près d’elles leur devoirs !
Jeunes gens et vieillards, dans les impurs boudoirs,
S’enivrent des baisers et du vin des orgies.
Mais, bientôt, leur front pâle à l’éclat des bougies
Laisse voir que le sang appauvri, mésusé,
Fait battre un mauvais cœur dans un corps épuisé.

La femme dont je conte en ce moment la vie,
Dans nos cités, longtemps fut un objet d’envie.



J’étais missionnaire. Un soir, bien fatigué,
Je vis un toit d’écorce assez loin relégué
Du village indien où je devais me rendre.


Lorsque la nuit venait, mon enfant, me surprendre,
Je dormais d’ordinaire à l’abri d’un sapin ;
Je voulus, cette fois attendre le matin
Dans le petit wigwam dressé sur mon passage.
Une affreuse pâleur recouvrit mon visage,
Un long cri m’échappa quand j’entrai sous ce toit.

— Est-ce un spectre infernal que mon œil aperçoit,
Demandai-je soudain en reculant de crainte ?

Le fantôme riait. Sa lèvre était empreinte
Des traces de l’orgueil et de la volupté.
Et je ne parlais plus. J’étais épouvanté.

— Tu reconnais encor dans sa pauvre cabane,
L’amour de ton printemps, la fière Marianne,
Dit l’insolent fantôme en s’approchant de moi.

— Je ne connais jamais qu’une femme sans foi,
Répondis-je à ce dieu de mes jeunes années !

— Les blancs ne voulaient plus de mes grâces fanées,
J’ai suivi par colère, et nul ne peut dire où,
Les pas d’un indien, le grand chef Tonkourou.

— Tonkourou, le grand chef ? s’écria le jeune homme,
Voilà qui m’intéresse… Et la femme se nomme ?


Le prêtre dit encor ;
— Je voulus, en ce lieu,
Parler à cette femme et de l’âme et de Dieu,
La faire réfléchir sur sa conduite folle ;
Elle rit aux éclats de ma sainte parole.
L’indien se levant, me montra la forêt
Et me dit de partir, car il n’était pas prêt
À perdre des amours dont son âme était fière…
Cette femme avait nom Marianne Simpière.

— Simpière ? fit Léon, Tonkourou l’indien ?
Ces malheureux, mon père, oh ! je les connais bien.
Ils demeurent tous deux ensemble à Lotbinière.
Ils ont, comme des loups, sous les bois leur tanière.
Tonkourou, c’est cet homme avec qui mon rival
Un instant se ligua pour me faire du mal ;
C’est cet homme étonnant qui, changeant de nature,
Fit soudain succéder l’honneur à l’imposture ;
C’est l’espion rusé dont hier je parlais,
Qui vint jusques ici combattre les anglais !
La fière courtisane est aujourd’hui sorcière.
Sa jeunesse est bien loin ; elle tombe en poussière…

Le curé soupira :
— N’en parlons plus ici.
Que Dieu soit indulgent pour ce cœur endurci !

xiii

LE BRAYAGE[1]

Le temps s’écoule vite ; avec lui l’on s’envole.
Le passé déjà loin n’est plus qu’une auréole
Qui couronne le front d’un astre disparu.
Nous aimons à revoir le chemin parcouru,
Comme de l’avenir à soulever le voile.
Le regret, c’est la nuit, et l’espoir est l’étoile.

La forêt a déjà replié son décor.
C’est l’automne. Les champs flétris sont beaux encor
Avec leurs buissons nus et leur teinte de cuivre.
On se plaît à rêver ; l’air calme nous enivre.


C’est le temps du brayage. Un grand feu de sarments
Brille là-bas, au pied des fiers escarpements.
Un ruisseau, près de là, roule ses eaux mutines.
Sur un large échafaud formé de perches fines,
Au-dessus du foyer, le lin est étendu ;
Il sèche sous les soins d’un gardien assidu.



Quelle est dans ce doux nid cette troupe joyeuse.
Entre toutes quelle est la plus belle brayeuse ?
La plus belle est Louise. Et depuis le matin
Volent ses gais propos et son rire argentin.

Près d’elle tout le jour ses compagnes, pareilles
En leur empressement, aux actives abeilles,
S’en viennent tour à tour au fragile échafaud
Prendre à grande poignée un lin aride et chaud.
Et l’on entend au loin, sous les hautes futaies,
Sans cesse retentir le claquement des braies
Qui battent le lin mûr en cadence et sans fin.
Les aigrettes d’étoupe, un flot de duvet fin
Couvrent d’un manteau d’or les jeunes travailleuses ;
Et les éclats de rire et les chansons railleuses
Montent avec le bruit des instruments actifs.


Les brayeuses jetant quelques regards furtifs
À travers les rameaux, vers la côte élevée,
Semblent de quelques uns attendre l’arrivée.
En effet, tout à coup un groupe de garçons,
Causant avec ardeur ou chantant des chansons,
Descend l’étroit sentier au bout de la clairière.

On voit rougir le front de plus d’une ouvrière,
À l’accent bien connu des galants cavaliers.
La braie alors suspend ses coups drus, réguliers,
Et de coquettes mains, pour saluer la troupe,
Agitent dans les airs de blonds plumets d’étoupe.
À répondre au salut les jeunes gens fort prompts
Poussent des cris de joie et découvrent leurs fronts.

Louise reconnaît Ruzard, mais, la rieuse,
Elle baisse la tête et devient sérieuse.
Après un an d’attente ose-t-elle espérer ?
Ruzard dans ses desseins a su persévérer.
Il s’est fait plus aimable, aussi, plus hypocrite.
Lozet ne cesse pas de vanter son mérite,
Et le curé lui-même est bien moins prévenu.




On ne parle plus guère, enfin, de l’inconnu
Qui fut, un jour d’hiver, jeté comme une épave
Dans la paroisse. Ainsi, comme le fleuve lave
Des mots mystérieux sur les sables écrits,
Le temps, vague éternelle, efface en nos esprits
Les souvenirs heureux et la trace des peines.

Louise aime toujours, mais de ses amours vaines
Elle n’espère plus revoir le doux objet.
Et voilà bien pourquoi, soumise au vieux Lozet,
Elle accepte aujourd’hui de boire le calice.
Elle ira par devoir, comme on marche au supplice,
Jurer, non pas d’aimer, mais de craindre et servir
L’homme qui doit, hélas ! à son joug l’asservir.



Tous les jeunes garçons s’empressaient à l’ouvrage ;
Les uns fendaient le bois nécessaire au chauffage,
Les autres sur l’épaule apportaient les fagots.
C’étaient des chants, des cris, des rires, des bons mots.


Et pendant que l’on fend le bois, que l’on charroie,
Le lin battu se change en brillants fils de soie,
Et les filles s’en vont tour à tour, près du feu,
Sur un siège moussu se reposer un peu.

Mais voilà que s’élève un long cri de surprise,
Et l’on voit ondoyer comme une vague grise
La fumée au-dessus du ruisseau cristallin.
Une flamme légère avait mordu le lin
Et courait vivement dans les fibreuses tiges.

Pour arrêter le mal chacun fait des prodiges ;
On éloigne le lin qui se trouve en danger ;
On abat le treillis de l’échafaud léger ;
On disperse au hasard l’inflammable matière ;
On s’empare des seaux ; on vole à la rivière.

Louise, dans son trouble et son empressement,
Du foyer dangereux s’approche imprudemment ;
Une flamme s’attache à son jupon de toile
Et la couvre bientôt comme un sinistre voile.
Elle appelle. Un instant tous sont dans l’embarras.
Cependant Ruzard court ; il la prend dans ses bras

Et vers le ruisseau creux d’un bond se précipite.
Un moment disparu sous l’onde qui crépite,
Bientôt il reparaît debout, ruisselant d’eau,
Et revient à la rive avec son doux fardeau.

xiv

LES CHASSEURS

Les jours coulaient ainsi que les vagues du fleuve.
L’hiver jetait encore une tenture neuve,
Comme un manteau de lys, sur les bancs de galets.
Le soleil du printemps fondra, de ses reflets,
Les flocons argentés que l’hiver noue aux branches,
Mais quel soleil, jamais, fondra les mèches blanches
Que l’hiver de la vie attache sur vos fronts,
Ô débiles vieillards ?
Rameaux, cimes, vieux troncs,
Vous secouerez un jour votre torpeur morbide
Et vous reverdirez ! Une sève rapide
Dans vos veines courra comme un sang généreux ;
Vous étendrez encor vos feuillages ombreux

Sur les nids des oiseaux qui chanteront d’ivresse ;
Mais nous, printemps aimé, sous ta chaude caresse
Nous ne renaissons pas ! Nous ne vivons qu’un jour :
Quand arrive la nuit, c’est la nuit sans retour !



Noël était passé, Noël la grande fête.
Et les antiques bois avaient courbé leur faîte
En signe de respect et d’amour, quand l’airain,
À l’heure de minuit, au fond du ciel serein,
Pour redire aux chrétiens la sublime nouvelle,
Fit vibrer les accords de sa voix solennelle.

Et tous les habitants de nos pieux cantons :
Jeunes et vieux, légers, courbés sur des bâtons,
Hommes, femmes, vêtus de leurs habits de laine,
Par les chemins de neige, au milieu de la plaine,
Devant la crèche sainte où naissait le Sauveur,
Étaient tous accourus dans leur vive ferveur.

Puis vinrent les jours gras : jours de fêtes profanes
Où l’on entend chanter dans les pauvres cabanes
Comme sous les lambris des riches habitants.
On voit passer et fuir des chevaux haletants,

On entend s’échanger de joyeuses paroles.
Assis sur le devant des belles carrioles,
Des gars mènent grand train des minois réjouis,
D’adorables minois chaudement enfouis
Dans les peaux de bison, sur le siège d’arrière.
En vain les bancs de neige élèvent leur barrière,
Ils les franchissent tous, à la course, au galop.
Ils vont à la veillée et l’on ne sait pas trop
À quelle heure, demain, les violons rustiques
Cesseront de jouer des rondes fantastiques.



— Comme les flots du lac lorsque le vent s’endort,
Tes pas sont enchaînés, Tonkourou. Dans le fort
Hâtons-nous de nous rendre je puis te prédire
Que nous ne pourrons pas, même au dernier navire,
Vendre les riches peaux dont nous sommes chargés.
Ce serait un malheur. Nous serions obligés
D’attendre le soleil sur ces tristes rivages.

Ainsi, l’air mécontent, disait l’un des sauvages
Avec qui Tonkourou venait de se lier.
Et Tonkourou reprit :
— Je ne puis l’oublier,


Ton dévouement est doux comme l’eau des fontaines
Ou le vent du midi sur ces plages lointaines.
Je m’attarde, il est vrai, mais pour gagner de l’or.
Au bord d’un lac, là-bas, j’ai surpris un castor.
Je te l’apporte. Vois quelle peau fine et grande !

Mais alors, en riant, un autre de la bande
Dit au naïf huron, lui montrant mille peaux :

— Nous faisons mieux que toi, nous prenons des troupeaux.
Les blancs vont payer cher ces superbes parures.

Étonné, Tonkourou regarde les fourrures
Et les chasseurs heureux. Le sauvage reprend :

— Tu ne devines pas, et cela te surprend :
C’est le droit du plus fort que les visages blêmes
Nous enseignent souvent et pratiquent eux-mêmes.
Ces forêts sont à nous. Là-bas, sur les hauteurs,
Nous avons dépouillé quelques pâles traiteurs.

Tonkourou ne dit rien et, la tête baissée,
Il marche le cœur plein d’une triste pensée.


C’était loin dans le nord que passaient les chasseurs.
Se moquant des dangers et toujours agresseurs,
Rien ne les arrêtait, ces sauvages cupides,
Ni les rochers, ni les ravins, ni les rapides,
Ni les rameaux épais de l’épineux buisson.
Ils voulaient arriver jusqu’à la mer d’Hudson.

xv

LA HUTTE DE GLACE

Dans ces pays déserts qui s’adossent au pôle,
Les raquettes aux pieds, le fusil sur l’épaule,
Deux hommes cheminaient vêtus de peaux de daim.
Ils souffraient de la soif, ils souffraient de la faim,
Et du sang jalonnait leur marche défaillante.
Ils étaient les derniers d’une troupe vaillante
Qu’un parti d’Iroquois, avides de butin,
Avait longtemps suivie et pillée un matin.
Seuls maintenant, frappés de maux de toutes sortes,
Ils marchent au hasard dans ces régions mortes…
Ces hommes que la peine accable sous son poids,
C’est Léon, c’est Lanctôt, un vieux coureur de bois.




Léon avait laissé le bourg de Saint-Eustache
Béni du prêtre saint dont la profonde attache
S’était manifestée avec tant de candeur ;
Il s’était dans les bois encor pleins de verdeur,
Avec cinq canadiens qui partaient pour la traite,
Enfoncé sans regrets. Quelle sombre retraite
Aux hommes agressifs pouvait mieux le cacher ?
Et quelle vie aussi plus propre à détacher
Des profondes amours, des molles habitudes,
Que cette vie active au fond des solitudes ?

Avec ses compagnons dès longtemps enhardis,
Il atteignit enfin ces fleuves engourdis
Qui portent leurs flots noirs dans la mer glaciale.
Le succès était grand, l’amitié cordiale.
Ils croyaient dans vingt jours, protégés d’un Dieu bon,
Vendre leur chasse heureuse au vieux fort de Bourbon.

Ils marchaient à grands pas, à la file, en silence,
Près d’un ravin. Tout à coup une bande s’élance.
Ils n’eurent pas le temps d’épauler leur mousquet ;
Un ennemi rusé soudain les attaquait,


Qui les avait, hélas ! attirés dans un piège.
Quatre des trappeurs blancs roulèrent sur la neige.
Les chasseurs iroquois étaient les assassins.
Tonkourou n’avait pas deviné leurs desseins.



Il neige, il neige, il neige, et ces régions mornes
Ressemblent à des mers profondes et sans bornes.
Les malheureux trappeurs, affaiblis, harassés,
De leurs riches fardeaux se sont débarrassés.
Il leur semble qu’un gouffre au devant d’eux se creuse.
Et leur âme est pareille à cette plage affreuse :
Ils ne murmurent pas cependant. À pas lents,
Toujours l’un près de l’autre, ils marchent vacillants.

Ils poussent tout à coup une clameur de joie.
Dans le ciel gris, pas loin, une fumée ondoie
Comme un blanc pavillon. Ils se trouvent plus forts,
Et font pour arriver de suprêmes efforts.
La vie est en effet le prix de cette lutte.

Ils s’arrêtent enfin sur le seuil d’une hutte.
Ils appellent. Surpris, de leurs lits de rameaux
Se levèrent alors des chasseurs esquimaux.


La peau du loup marin les revêt, les enlace.
Ils les firent entrer dans leur maison de glace,
Leur donnèrent de l’huile, attisèrent le feu…
Et les traiteurs pleuraient en rendant grâce à Dieu.

xvi

LE TRAÎNEAU

Après s’être munis de harpons et d’amorces,
À quelque temps de là, pour la chasse des morses
Partirent en chantant les esquimaux hardis,
Les trappeurs étrangers dans le glacé taudis
Restèrent seuls tous deux.
Or, sur des peaux soyeuses
Lanctôt s’endort, rêvant de forêts giboyeuses,
Et Léon suit, pensif, avec d’humides yeux,
L’aurore boréale étalant dans les cieux,
Avec d’étranges bruits, les replis de ses voiles.
Devant tant de splendeurs se cachaient les étoiles.

Tantôt c’était un feu qui léchait de ses dards
L’azur sombre du ciel ; tantôt des étendards

Qui déroulaient au vent leurs couleurs inconstantes,
Des panaches de flamme et puis de riches tentes
Qui se pliaient toujours pour se dresser encor.

Et toujours variait l’ineffable décor
De ce théâtre immense, ardent, incomparable.
On eut dit des flots d’or qu’un souffle inexorable
Tourmentait sur un lit formé de diamant ;
Des rideaux merveilleux qui changeaient constamment
Sans rien perdre jamais de leur beauté première ;
Ou des anges en chœur, dansant dans la lumière
Au seuil harmonieux des célestes Parvis.

Et Léon, par moments, portait ses yeux ravis
Sur les déserts de neige uniformes, sonores,
Qu’illuminaient partout les brillants météores.
Il vit glisser soudain, comme un esquif sur l’eau,
Un traîneau sombre au fond du radieux tableau.
Hurlant comme des loups, attelés à la file,
Plusieurs chiens le tiraient sur la plaine immobile.
Il venait de l’Hudson sans doute. Il approchait.
Un homme seul, assis, d’une gaule léchait
Le flanc maigre et velu de la meute sauvage.

Et plus l’homme avançait et mieux son brun visage

Sur l’éclat de la neige allait se dessinant.
Et Léon regardait ce chasseur étonnant,
Et l’angoisse serrait de plus en plus son âme.
Et, comme aux champs des cieux passe un globe de flamme,
Ainsi, devant la hutte et sur le champ glacé
Où jamais nul chemin n’avait été tracé,
Dans sa fuite passa la traîne vagabonde.
Alors une clameur douloureuse, profonde,
Fit retentir les airs :
— Tonkourou ! Tonkourou !
Mais l’attelage allait, allait on ne sait où.



Tonkourou, repentant, veut expier ses crimes.
Il veut revoir encor ceux qui furent victimes
De sa haine farouche et de ses noirs conseils ;
Mais combien passeront de nuits et de soleils
Avant qu’il puisse, hélas ! implorer leur clémence !
Puis il verse des pleurs : sa douleur est immense,
Car il croit que Léon son jeune ami n’est plus.
Il marche nuit et jour ; ses esprits résolus
Bravent mille dangers, surmontent mille obstacles.
Il croit que le Seigneur permettra des miracles
Pour le faire arriver aux bords du Saint-Laurent.


Lorsque devant la hutte il passa, dévorant
De son léger traîneau la plaine désolée,
Il entendit son nom : mais son âme affolée
Crut que c’était la voix de l’Esprit des déserts
Qui lui parlait ainsi dans le calme des airs.



Les chasseurs esquimaux, formés en caravanes,
Arrivèrent un soir à leurs pauvres cabanes.
Joyeux d’avoir tué phoques et loup-marins,
Ils dansaient en frappant de mauvais tambourins.
Les chiens grondeurs, aigris et la langue pendante,
Traînaient avec lenteurs une chasse abondante,
Le fruit d’un labeur dur, et l’unique trésor
De ces déshérités.
— L’oiseau prend son essor
Quand il s’est reposé sur la branche du hêtre,
Dit Léon à celui qui paraissait le maître,
Nous sommes reposés et nous nous sentons forts.
Nous allons, ô chasseur, cheminer vers les forts
Après avoir fumé le calumet ensemble.

— Mon frère, dit le chef, fais comme bon te semble ;
L’Esprit parle à ton cœur, tu dois avoir raison.
Or, sache que là-bas, plus loin que l’horizon,

Il est un grand canot avec toute sa charge.
Dans les lunes de flamme il reprendra le large.

— Veux-tu nous y mener ? demanda le trappeur.

L’indien hésitait ; il semblait avoir peur.

— Veux-tu nous y mener, et pour ta récompense,
Prends cette arme qui tue aussi vite qu’on pense.

Le marché fut conclu. Du calumet de paix
La fumée ondoya sous les glaçons épais.
Les chiens-loups de nouveau reprirent l’attelage,
Et les trois voyageurs sortirent du village
Après s’être drapés dans de soyeuses peaux.

Ils allèrent longtemps, sans relai, sans repos,
Jusqu’à ces régions où le jour froid et pâle
Éclaire l’infini d’une lueur d’opale,
Jusqu’à ce grand canot que l’hiver enchaînait.
Un homme sur le pont glacé se promenait.
Il les voit s’approcher, lui sourire. Il s’arrête
Et leur montre du doigt l’échelle toute prête.
Il veut les prévenir ou les interroger ;
Soudain montent deux cris, deux noms :
— Léon !
— Auger !

xvii

LA GROSSE GERBE

Les blés sont mûrs. Faucheurs, étendez la javelle !
Le rossignol, avec une gaîté nouvelle
Égrène ses accords sur les pins dentelés.
Avec de longs frissons les épis barbelés
Tombent de toute part sous l’active faucille.

Parmi les moissonneurs le chef de la famille,
Chaussé légèrement de ses souliers tannés,
Comme un faune s’en va sur les chaumes fanés.
Sa chemise de toile, à la gorge entr’ouverte,
Laisse voir la sueur dont est déjà couverte
Sa poitrine puissante. Il va, muet, liant
La gerbe blonde avec le coudrier pliant.


Et, sur le chaume d’or, les gerbes alignées
Ressemblent à des nefs qui passent éloignées,
À des nuages blancs cloués dans le ciel bleu.
Les blés sont murs. Déjà l’on a dans plus d’un lieu,
Après un dur labeur, fêté la grosse gerbe ;
Mais voici que là-bas, on danse encor sur l’herbe ;
Et voici que j’entends une vive chanson.
C’est le père Lozet qui finit sa moisson !

Seule au milieu du champ, sur la planche uniforme,
Se dresse avec orgueil, comme un panache énorme,
Une gerbe de blé. Ses longs épis tombants
Sont brillamment garnis de fleurs et de rubans,
Et la hart qui la lie est un cordon de soie.
La jeunesse l’entoure avec des cris de joie,
Et puis, prenant bientôt des airs de papillons,
Elle danse en chantant rondes et cotillons.
Les vieillards regrettaient la vigueur de leur jambe.

Ruzard des jeunes gens était le plus ingambe.
S’il n’avait pas reçu de suaves aveux,
Il n’en voyait pas moins le ciel combler ses vœux.
Après la grosse gerbe une plus belle fête
Allait pour lui venir. Une double conquête
De sa persévérance allait être le prix.
Il se trouvait habile et vouait au mépris

Ceux qui ne savent pas, par quelque truc infâme,
Épouser une dot en prenant une femme.
Lozet avait promis lui donner pour sa part,
Le jour du mariage ou quelque temps plus tard,
Sa terre ou de l’argent. La quinzième journée
Devait marquer enfin l’époque fortunée.

Louise parle peu ; son sourire est amer
Et son cœur pour Ruzard est froid comme l’hiver ;
Mais, comme en son courroux Lozet peut la maudire,
Elle ira vers l’autel, elle vient de le dire.

Cependant les danseurs, suivis par les enfants,
En chantant des chansons, allèrent, triomphants,
À la grange mener la gerbe gigantesque.
Ils avaient affublé d’un harnais pittoresque
Le plus fringant cheval. Et puis debout, pressés,
Dans la grande charrette ils s’étaient tous placés.
Le rire s’égrena le long du chemin large
Et l’essieu se plaignit sous sa joyeuse charge.
L’on dansa tout le soir. En frappant du talon
Le joueur mesurait le chant du violon.

xviii

LE SURVENANT

Pendant qu’avec ardeur tourbillonnait la danse,
Que les échos voisins répétaient la cadence
Des pieds qui retombaient toujours sur le plancher,
Quelqu’un vit, dans la nuit, un homme s’approcher.

Et l’homme s’arrêta devant la porte ouverte.
Ses deux bras étaient nus, sa tête, découverte ;
Un vêtement de cuir enveloppait ses reins.
Le violon joyeux suspendit ses refrains
Et le gai cotillon, ses méandres sans nombre.
Alors le père Jean cria d’une voix sombre :

— Est-ce toi, Tonkourou ! Dieu ! quel air abattu ?
C’est ton spectre plutôt. Es-tu mort ? Que veux-tu ?


Et l’homme répondit :
— Oui, Lozet, c’est lui-même,
C’est Tonkourou qui vient d’une distance extrême
Pour te revoir encore avant le dernier jour.

— Oh ! sois le bienvenu dans notre humble séjour.
Ta présence, vieux chef, redouble notre joie.

— Non, je viens t’attrister, car mon âme est en proie
À des troubles nouveaux, à des remords cuisants.
Tu vois, j’ai bien vieilli, frère, depuis deux ans.

Et l’indien montrait sa chevelure grise
Il entra. Les danseurs étaient dans la surprise.
Louise sanglotait, craignant, dans son souci,
Que le jeune marin ne revint pas aussi.
Tous parlaient à la fois ; l’on n’entendait personne.

— Espérez, fit Lozet, voici que minuit sonne,
Et notre vieil ami que nous regrettions tous
Va trinquer en l’honneur de ses bons Manitous.
Rien comme le bon rum n’adoucit un déboire.

— Qu’il parle de Léon pendant qu’on verse à boire,
Risqua la mère Jean offrant le cabaret.


Le sauvage gémit ; son esprit s’égarait.
Quand il leva la tête on vit deux grosses larmes
Noyer ses yeux. Il dit :
— Ce brave a pris les armes,
Il est mort !… Il est mort pour sauver son pays.

Et tous les conviés écoutaient ébahis ;
Mais l’indien plaintif ne dit pas autre chose.
En vain on le pressa, sa figure morose
Se pencha sur la terre avec anxiété.
On s’entre-regardait. Louise avait jeté,
Comme un oiseau qu’on blesse, une plainte profonde.
Jean gronda :
— C’est un traître ! et que Dieu le confonde !

Et Tonkourou reprit :
— Je ne puis de bon cœur
À mes lèvres porter la brillante liqueur,
À moins que ta grande âme à l’instant ne m’accorde,
Pour un forfait lointain, pleine miséricorde.

À ce discours nouveau Lozet n’entendait rien.
— Soit ! fit-il.
Tout le monde entourait le vaurien.


Il dit :
— Regardez-moi ! jouissez de ma honte !
Nul ne savait encor ce que je vous raconte.
J’étais jeune et méchant ; je n’eus pas peur d’oser
Profaner un front pur par un impur baiser.
Je reçus un soufflet. Sans faire de menaces
Je partis courroucé. Nos rages sont tenaces ;
La vengeance est pour nous un plaisir souverain :
Je revis la cruelle, et mon regard serein
Sut lui cacher toujours ma colère farouche.
Elle prit un époux. Le ciel bénit leur couche :
Un adorable enfant vint charmer le foyer ;
C’est lui que j’attendais !…
Puis, l’on vit se ployer,
À ces mots étonnants, les genoux du sauvage ;
L’on vit des pleurs amers inonder son visage.
Il joignit les deux mains et, regardant Lozet :

— Je te le livre donc cet horrible secret !
Je t’ai pris ton enfant !…
Alors, soudain, s’exhale
Une sourde clameur qui fait trembler la salle.
La mère Jean Lozet n’avait plus sa raison ;
Elle courait, hélas ! par toute la maison,
Appelant son cher fils, poussant de tristes plaintes.
Et les filles pleuraient.
Ruzard avait des craintes.


Il était anxieux, et d’un œil en courroux
Il fixait cependant le sauvage à genoux.
Il croyait, le peureux, à chaque instant entendre
Son ami d’autrefois le trahir et le vendre.

Lozet était muet comme un marbre glacé.
Il voyait le complot qui l’avait enlacé,
Et son cœur était plein d’une amère tristesse.
Le chef continua :
— De ma scélératesse
Tu fus victime encore, ô Lozet, depuis peu ;
Et ma coupable main a fait jaillir le feu
Qui consuma, tu sais, en une nuit, ta grange.

Ruzard éprouve alors une frayeur étrange.
Il vole d’un seul bond auprès de Tonkourou
Et, parlant à Lozet :
— Le chef huron est fou !…
Il n’est pas comme il dit, malfaisant et coupable.
Et quand il le serait ! quand il serait capable
De tant de fourberie et de tant de forfaits,
Vengez-vous, lui dit-il, par de nouveaux bienfaits !

Cette feinte pitié fut un nouveau supplice
Pour le chef. D’un regard il dompta son complice.


François se détourna tremblant, terrifié.
L’avenir croulait-il, si bien édifié ?

— La perte d’une grange est un mal rachetable —
Ajouta l’indien en jetant sur la table
Un sac de cuir plein d’or — Cet or, je l’ai gagné
À chasser dans les bois sous un ciel éloigné ;
C’est le fruit du travail, Lozet, tu peux le prendre.

— Et mon enfant aimé, pourras-tu me le rendre ?
Cria la pauvre mère en un fiévreux transport.

— J’ai respecté sa vie, et, pourtant… il est mort !

— Mort ? reprit Jean Lozet. Dans quelle circonstance ?

— Mort au champ de l’honneur, sans effroi ni jactance.

— Mort ! firent dans la nuit de lugubres échos.

— Lève-toi, dit Lozet ; cherche en Dieu le repos.

— Merci ! fit le huron. Je laisse ta demeure ;
Pour que mon deuil finisse il faudra que je meure !

Alors il se leva pendant que l’on pleurait,
Sortit, et d’un pas lent rentra dans la forêt.

xix

LE CHANT DU MARIN

— Ô ciel de mon pays, déroule tes tentures !
Ceignez-vous, lacs d’argent, de vos vertes ceintures !
Bois aimés, drapez-vous dans vos épais manteaux !
Sous mes yeux attendris ondoyez, fiers coteaux !
Ô brise, enivre-moi de ton haleine chaude !
Berce-moi, Saint-Laurent, sur ton flot d’émeraude !
Rien comme vous n’est beau, rivages canadiens,
Et je reviens pour vous, pour vous seuls je reviens !

Ouvre un sillon d’écume en la vague qui joue,
Ouvre un brillant sillon avec ta fine proue,
Ô mon léger navire ! Avance ! avance encor,
Fier de tes mâts de pin, de ton éperon d’or !

La brise du levant gonfle ta blanche toile.
Glisse comme au zénith Véga la douce étoile !
Sous ton fier pavillon avance comme un roi !
Je t’aime, ô mon navire, et je n’aime que toi !

Je la verrai bientôt la beauté que j’implore.
Quand elle m’aperçoit son front blanc se colore.
Je la vois chaque nuit passer dans mon sommeil.
Sa bouche est une coupe, un calice vermeil
Où l’époux bien-aimé cueillera l’ambroisie.
Son cœur est comme un lis. Mon amour l’a choisie.
Pour elle je reviens vers vous, bords plantureux,
Et je n’aime plus qu’elle, ô mon navire heureux !

Plein de ces souvenirs qui surgissent en foule,
Ainsi chante Léon. Et, bercé par la houle,
Son vaisseau gracieux monte le Saint-Laurent.
Il porte ses regards sur le flot transparent
Et sur les frais contours des îles éloignées,
Qui semblent des joyaux répandus à poignées.
Il est seul à l’avant, debout, près des pavois.
Les matelots fumaient en admirant sa voix.

Le navire venait de l’Hudson. Tristes, sombres,
Les caps du Labrador défilèrent sans nombres.


Il vit les icebergs qui causent mille effrois.
Ces flots cristallisés par d’implacables froids,
Roulant sur d’autres flots, montent jusques aux nues,
Fouillent des profondeurs quelquefois inconnues,
Et dans les ouragans, sous des cieux éblouis,
Poussés l’un contre l’autre en des chocs inouïs,
Ils éclatent, tonnant comme un vaste cratère
Quand, dans les chauds climats, l’écorce de la terre
Sous un souffle du ciel a soudain tressailli ;
Ou, plus tard, tout à coup, comme un temple vieilli,
Sous les feux du soleil qui commence à les fondre,
Leur paroi d’argent croule et leur tour d’or s’effondre.
Un grand calme enchaîna la barque sur les flots,
Et le temps parut long aux pauvres matelots.
Le vent reprit un soir et, sur le pont de chêne,
Au milieu des agrès : ancre, cordage, chaîne,
La vague retombait avec un bruit d’enfer.
Le patron fut, hélas ! emporté dans la mer !
Léon dont la valeur n’était plus ignorée
Prit le commandement de la barque éplorée,
Il entra dans le fleuve et, guidé par les cieux,
Il en remonta loin le cours audacieux.

xx

LES AMIS DE NAGUÈRE

Le chef trouva son toit enveloppé de calme.
Sur le seuil la fougère ouvrait sa verte palme ;
Le liseron grimpait sur les murs délabrés.
Les carreaux tout poudreux étaient comme marbrés
Par les gouttes de pluie en tout sens descendues ;
Et, dans un coin, séchaient des branches étendues
Et des simples jadis cueillis par les devins.

Il appela la vieille et ses cris furent vains.
C’était pour la chasser comme on chasse un reptile.
Il l’avait en horreur enfin. Trouble inutile,
La Simpière était morte un jour en blasphémant,
Et son corps pourrissait caché profondément.


Alors il ramassa quelques feuilles légères,
Des rameaux de sapin, des mousses, des fougères,
Et se fit une couche. Il dormit. Au réveil
Il vit sur les sommets rayonner le soleil.
Un vent frais en passant jouait dans la feuillée
Et les oiseaux disaient leur chanson éveillée.

Il se lève. Quelqu’un fait, dans le même instant,
Crépiter des buissons le feuillage flottant.
C’est Ruzard qui s’avance en écartant les branches.
Tonkourou lui sourit, et ses manières franches
Lui rendent aussitôt l’audace d’autrefois.

— Je viens, lui dit Ruzard, te trouver sous les bois
Pour te remercier, ô mon ami sincère,
De n’avoir point trahi François, ton jeune frère.

— Tonkourou n’est plus traître et veut rester discret,
Répondit le sauvage. Il taira ton secret,
Car il ne sert de rien aujourd’hui de le dire.

— Tu m’as fait peur hier ; j’ai pensé te maudire.
Hier tu m’as fait peur ; mais tout va s’arranger.
Jean me donne son bien : nous allons partager.


Je me marie enfin… La semaine prochaine.
Oh ! que j’ai de bonheur ! Nul ne rompra la chaîne,
Nul ne pourra briser….
Il ne termina pas.
Tonkourou, menaçant, fit vers lui quelques pas.

— Moi je briserai tout ! Cesse ta vantardise,
Dit-il.
Ruzard pâlit :
— Faudra-t-il que j’en dise,
Pour empêcher toujours un hymen révoltant,
Mon frère, faudra-t-il que j’en dise encor tant ?
Continua le chef.
— Par Dieu, je t’en conjure,
Tonkourou ne dis rien. Je l’aime, je le jure,
Je l’aime cette femme ! Et tant que je vivrai
Des plus aimables soins, oui, je la poursuivrai !

— Inutile, François, tu n’es pas digne d’elle.

— Je la mériterai. D’un amour pur, fidèle…

— Elle ne t’aime point.
— Elle ne me hait plus.
Un jour je l’ai sauvée, et dans ses yeux je lus
Plus d’une fois, depuis, de la reconnaissance.


— Comment cela ? Dis donc. Parle sans réticence.

— Écoute.
Alors Ruzard lui raconte comment
Il l’avait de la mort sauvée assurément,
Un gai jour de corvée, au brayage d’automne.
Tonkourou, semble-t-il, s’attendrit et s’étonne.
Plus de doute cruel, François va triompher.

— Ton amour est-il vrai ? ne peux-tu l’étouffer ?
Demanda le huron.
— Toute parole est vaine ;
Si je n’ai pas Louise, oui, je mourrai de peine !
Je n’aime qu’elle seule, et nul ne sait combien !

— Alors tu la prendras et laisseras le bien.

Ruzard courbait le front, n’était pas à son aise,
Et son cœur s’enflammait comme un feu de fournaise.

— Mon frère ne dit rien ; il est pâle et surpris :
Dans ses propres filets se serait-il donc pris ?
Ajouta Tonkourou d’une voix sarcastique.

François croyait subir un rêve fantastique.
S’il eut eu par hasard une arme sous la main
Le huron serait là resté près du chemin.

xxi

SAINT-EUSTACHE

On s’était réunis sous l’orme, à la pénombre.
Tout chantait ce soir-là. De ses courses sans nombre
Tonkourou devait faire un fidèle récit.
Il arriva bientôt et sur l’herbe s’assit.
Fumant le tabac noir sous les vertes tentures,
On écouta longtemps alors ses aventures.
Or, quand il raconta Saint-Charle et Saint-Denis,
On vit passer du feu dans ses vieux traits brunis.
Il dit.

— Tant de vaillance, hélas ! fut inutile !
Nous fûmes écrasés comme un nid que mutile,
Dans les foins odorants, le pied dur d’un taureau.
Mais nous ne mîmes point notre épée au fourreau.


Des braves se levaient au bourg de Saint-Eustache ;
Nous allâmes les joindre. Il est bon que l’on sache
Quelles armes portaient plusieurs des combattants :
Des fourches et des faulx.
Nous allions haletants
Comme des chiens perdus qui recherchent leurs maîtres.
Nous défendions nos droits, on nous appelait : traîtres.
N’importe ; nous voulions dire par notre mort
Que le droit naturel et le droit du plus fort
Ne doivent pas ensemble, après tout, se confondre.



Sur le bourg révolté Colborne venait fondre
Avec huit gros canons et deux mille soldats.
Un de nos généraux nous trahit. Le Judas
Se brûla la cervelle après sa défaillance.
Léon me devançait. Quel cœur ! quelle vaillance !
Chénier l’aimait beaucoup et suivait ses conseils.
Chénier, un homme encore ! On n’en voit de pareils
Que dans ces temps de lutte et ces jours d’héroïsme
Où les peuples aux fers, contre un froid égoïsme
Fatigués de souffrir, se révoltent enfin.

Chénier criait toujours :
— Tenons jusqu’à la fin !


Les femmes se sauvaient au bois tout effrayées ;
Elles semblaient des fleurs par le vent balayées.
Nous nous barricadons d’abord dans le couvent.
Cette chaste oasis n’entendait pas souvent
Le cliquetis du fer, les cris des sentinelles.
Nous étions pour plusieurs des bandes criminelles.

Le curé du hameau, devinant bien comment
Serait vite écrasé ce fier soulèvement,
Comment de vieux soldats formés dans les batailles
Allaient décimer vite, hélas ! de leurs mitrailles,
Les rangs mal affermis des jeunes révoltés,
Et les maisons en bois et les grains révoltés,
Le curé prend la croix sur l’autel de l’église
Et vient à nous. La foule alors se tranquillise.

Il conjure le peuple, au nom du Dieu d’amour,
De se montrer soumis et d’attendre le jour
Marqué par le Seigneur pour notre délivrance.
Nos habitants naïfs, touchés de sa souffrance,
Ou, peut-être, vaincus par la peur des combats,
Du couvent tour à tour s’éloignent le front bas,
Et Chénier reste seul ; oui, seul avec un autre,
Avec Léon !
Et, fort de son succès, l’apôtre

Longtemps les supplia de se sauver tous deux.

— Renoncez, faisait-il, à ces plans hasardeux,
Que pouvez-vous, ô ciel ! contre une armée entière ?

Chénier lui dit enfin, courbant sa tête altière :

— Priez pour nous ; tantôt nous serons devant Dieu.

— Pour que la liberté germe un jour en ce lieu,
Ajouta le marin, du sang est nécessaire.

Ces choses que je dis une bouche sincère
Me les conta cent fois après l’événement.
Je n’étais pas au bourg, en effet, au moment
Où s’y passait, hélas ! cette scène d’angoisse ;
Mais j’arrivai bientôt. De plus d’une paroisse
Vinrent en même temps de vigoureux garçons.
Chénier pleura de joie.
— Ah ! j’avais des soupçons,
Dit-il, serrant la main aux nouveaux militaires.

— Commandant, nos retards ne sont pas volontaires,
Répondit l’un d’entre eux — nos mères pleuraient tant.




L’angélus du midi sonnaît. Au même instant
On vit reluire au loin les fiers cimiers des casques,
Et le sol dur gronda comme dans les bourrasques.
Colborne s’avançait avec son régiment.
Nous poussâmes au ciel un long rugissement ;
La fureur nous gagnait et chassait nos alarmes.
Mais plusieurs d’entre nous n’avaient aucunes armes ;
Ils dirent à Chénier :
— Donnez-nous des fusils,
Pour que nous combattions comme vous ces gentils.

Et Chénier :
— Attendez, nous n’en avons pas d’autres ;
Mais nous allons mourir et vous prendrez les nôtres.



Les Anglais occupaient un immense terrain ;
Ils nous tenaient serrés dans un cercle d’airain.
Notre devise était : Obéir et se taire.
Colborne nous dépêche un vieux parlementaire

Qui nous promet à tous la vie et le pardon
Si nous livrons le chef.
— Merci de votre don,
Répondons-nous ensemble, emportés par la rage ;
Pas de traîtres ici pour faire votre ouvrage !
Inutile, messieurs, d’embrasser nos genoux ;
Vous êtes cent contre un, venez, écrasez-nous !
La mort est un triomphe et la victoire, un crime,
Quand c’est le droit qui tombe et la force qui prime.

Il sort en nous lançant d’effroyables jurons,
Et Colborne aussitôt fait hurler ses clairons.



On voit comme un serpent se dérouler l’armée ;
De toute part l’éclair déchire la fumée ;
Le village est pareil au tombeau ténébreux,
Personne ne sort plus, et des obus nombreux
Ouvrent dans la nuit sombre un rouge et long sillage.

Les ennemis, pressés de faire le pillage,
Se rapprochent toujours. À travers les bosquets
On voyait en tous sens s’agiter les mousquets.
Nous déployons alors une ardeur surhumaine.
Pour en finir plus tôt la vengeance promène

La torche incendiaire au milieu des maisons.
Et le vent qui s’élève emporte les tisons
À travers le ciel noir où la bombe fulmine.

On eut dit que le sort protégeait la chaumine,
Car les boulets ardents passaient sans la toucher.
Les petits sont heureux de pouvoir se cacher,
Quand les grands, bien souvent, tombent dans la tourmente.

Partout c’était le bruit d’une mer qui fermente.
Le couvent où d’abord nous nous étions massés
Prit feu. L’instant d’après nous étions menacés
D’être tous engloutis sous les cendres brûlantes.
Nous gagnâmes l’église. Or, les balles sifflantes
Décimèrent encor nos rangs bien éclaircis.

Pendant que nous suivons les chemins obscurcis,
Gugy, le colonel, au milieu du tumulte,
Accourt sur son cheval pour nous cracher l’insulte.
Il rentre dans le temple.
— Arrière ! mécréant,
Clame Léon, arrière !
Il semblait un géant.
Il lui barre la route, il l’attaque et le touche.
Mais l’infâme Gugy, le blasphème à la bouche,

Se penche furieux de son fier destrier,
Et perce le héros d’un glaive meurtrier.

Et le pauvre huron, suspendant son histoire,
Se mit à sangloter. Son rustique auditoire
Dans un morne silence, anxieux, attendit.
Après quelques instants, d’une voix grave il dit :

— La flamme en maint endroit avait mordu la voûte ;
Le temple s’ébranlait.
— Si cher que cela coûte,
Patriotes, marchons ! s’écrie alors Chénier.

Il s’élance. Chacun craint d’être le dernier.
Mais le vieux toit, rongé par le fer à sa base,
S’ébranle en gémissant et s’écroule. Il écrase
Sous ses brûlante débris la moitié de nos gens.

Il fallait voir joie, à ces gueux d’assiégeants.
Nous faiblissons ; je sens mes jambes qui chancellent.
Sur le front de Çhénier mille fers étincellent ;
N’importe, il va toujours, livide, plein de sang,
Étonnant les anglais, trouant leur sombre rang.


Quel mépris dans ses yeux nous avons vu paraître
Quand un compatriote osa, d’un glaive traître,
Le frapper lâchement une dernière fois !
Il tomba, ce grand homme, en embrassant la croix,
La grande croix debout au fond du cimetière.
Voilà la vérité, je la dis tout entière.

Ce fut la fin, Partout l’oppresseur triomphait.
Je fus mis dans les fers. Le cachot n’est pas fait
Pour un enfant des bois, un coureur de prairie,
Et je repris, un jour, ma liberté chérie.
Ne me trahissez pas. Qu’ai-je à craindre pourtant,
Puisque vous pleurez tous ce soir en m’écoutant ?

xxii

LE NAVIRE

Cueillez de blanches fleurs pour la jeune Louise !
Sur les prés odorants qu’un soleil plus doux luise !
Que le ciel soit d’azur ! Que le vent du matin
Berce avec plus d’amour la rose de satin !
Cueillez de blanches fleurs dans la verte campagne !
Pour couronner le front de votre humble compagne,
Jeunes filles des champs, cueillez de blanches fleurs !

Louise est souriante au milieu de ses pleurs :
La victime est soumise et la paix l’environne.
La rose aux doux parfums lui tresse une couronne.
Elle songe à Léon et ne se trouble point.
Attaché sur sa tête, un long voile de point

Retombe mollement sur ses rondes épaules,
Comme sur un ruisseau le feuillage des saules,
Comme sur la colline une molle vapeur.
De sa faiblesse, enfin, elle n’avait plus peur ;
Elle pouvait sans crainte aller au sacrifice.
Elle s’est montrée humble, elle est sans artifice,
Et Dieu donne la paix à son cœur désolé.
Son cœur, il est semblable au rocher isolé
Qui relève la tête au-dessus du nuage.
Le rocher est debout dans sa force, et l’orage
Qui gronde autour de lui ne le trouble jamais.
Un soleil éternel luit sur les hauts sommets.



Et c’est l’heure, tantôt, de se rendre à l’église.
Jean ne le cache pas, son vœu se réalise.
Voici le marié rayonnant de bonheur ;
Il arrive conduit par son garçon d’honneur.
Voici les invités avec leurs attelages ;
Ils viennent en grand nombre, et de tous les villages.
Quel tapage ! quels cris ! quelle agitation !
Pas un n’a fait défaut à l’invitation
De ce gaillard de Jean, dont les vieilles années
Paraissent aujourd’hui moins lourdes, moins fanées.


On admire Ruzard ; on aime sa fierté,
Son regard où rayonne une étrange clarté.
On vante son esprit, son cœur sans petitesse.
N’a-t-il pas refusé, dans sa délicatesse,
Et la terre et l’argent que Lozet, l’autre jour,
A voulu par contrat lui donner sans retour ?



Un navire montait. Dans le rideau de branches
Lentement, lentement, glissaient ses voiles blanches.
Soudain, comme un signal de retour ou d’adieu,
Un pavillon flotta dans le mât du milieu.

Plusieurs des invités, avec le vieux sauvage,
Étaient venus s’asseoir sur le bord du rivage,
Attendant en fumant le signal du départ.
Le huron se taisait. Il ne prenait point part
Aux propos amusants que tenaient les convives.
Ses angoisses étaient à chaque instant plus vives.
Il suivait du regard le navire étranger.
Le signal le surprit ; il se mit à songer.

Vers l’église la barque approcha la batture ;
La voile s’affaissa le long de la mâture ;
La chaîne retentit dans l’écubier de fer,
L’ancre mordit le fond comme un immense ver.

xxiii

LA NOCE

Les rayons du matin se baignent dans les ondes,
En route, conviés ! Cavaliers avec blondes !
Les jeunes par ici, les vieux avec les vieux.
Ô fortuné Ruzard, que tu fais d’envieux !

Jean conduit la promise en tête du cortège.
Jusqu’au pied de l’autel c’est lui qui la protège ;
Mais elle aura pour guide, au retour, son époux.
Ruzard le marié vient le dernier de tous.



C’est le reflux. Là-bas le gracieux navire,
Sur l’onde qui reprend son cours, se berce et vire.

Une svelte chaloupe est pendue au bossoir.
On la descend. Alors un homme y vient s’asseoir.

Comme un vase trop plein son cœur joyeux déborde.
Il rame avec vigueur, et la chaloupe aborde,
Vacillant sur sa quille, un lit de sable blanc.
Elle penche aussitôt et reste sur le flanc.
Et l’homme se sentit, en touchant cette terre,
Profondément ému comme en un doux mystère ;
Il promenait ses yeux sur les champs d’alentour,
Et les champs paraissaient sourire à son retour.

L’église au bord du cap dressait son large faîte,
Et la cloche sonnait comme au jour d’une fête.
Il entra, prit l’eau sainte et se mit à genoux.
Enveloppant l’autel d’un rayon calme et doux,
La lampe d’or semblait l’œil de la Providence.
Les burettes d’argent sur l’étroite crédence
Attendaient le retour du sacrificateur.
Un tapis s’étendait sur les degrés du chœur ;
Un plateau précieux, éblouissant de lustre,
Deux cierges, deux bouquets décoraient le balustre.



Et la noce s’avance à travers le gazon.
Les curieux du bourg ont laissé leur maison
Pour la voir défiler de plus près à leur aise.

Mariés et suivants ont chacun une chaise
Près des balustres peints, sur le tapis soyeux.
L’encens fume et le temple a pris un air joyeux.
L’épousée entre émue et chastement voilée.
Jean marche à côté d’elle au milieu de l’allée,
Puis le garçon d’honneur et Ruzard, beau d’orgueil.
Alors les invités, passant l’auguste seuil,
S’en viennent tour à tour dans les bancs prendre place.
Ce sont d’abord les vieux que déjà l’âge glace,
Et puis les jeunes gens lestes et vigoureux.

Cependant l’étranger, pour voir le couple heureux,
Interrompt sa prière et relève la tête.
— Louise ! gémit-il.
La promise s’arrête ;
Elle aperçoit cet homme agenouillé tout près,
Qui fond en pleurs.
— Léon ! Léon ! dit-elle.
Après,
Elle jette un sanglot, se tourne vers son père
Et tombe évanouie.
Or, Jean se désespère :
Il regarde l’intrus à genoux dans un banc
Et sent comme du feu qui court dans son vieux sang.

— L’audace de cet homme est, dit-il, sans exemple :
Il faudrait le chasser comme un maudit du temple.

Surpris, terrifié par ce coup imprévu,
Ruzard avait pâli comme s’il avait vu
Devant lui se dresser l’effroyable potence.
Elle allait fuir encor cette heureuse existence
De richesses, d’amour sans fin et de plaisir,
Qu’il avait tant rêvée et qu’il allait saisir !

Les dalles résonnaient sous les pas des convives.
Ainsi, quand le vent souffle au jour des chaleurs vives,
On entend mille bruits s’élever dans les bois.
Léon quitte l’église. Une dernière fois
Il veut revoir pourtant la vierge trop aimée.
Il l’attend au dehors, sur la porte fermée ;
Puis quand Lozet paraît la tenant sans effort,
Comme on tient dans ses bras un jeune enfant qui dort,
Il s’avance près d’elle au milieu de la foule
Et, tout en essuyant une larme qui coule,
Il dépose un baiser sur son front pâle et froid,
Sachant bien, dans son cœur, qu’il en avait le droit.

Louise, s’éveillant à ce toucher suprême,
Ouvre des yeux hagards, soulève son front blême :

— Où suis-je donc, fait-elle, et que s’est-il passé ?


Le marin s’éloignait. Lozet l’avait poussé,
Lui criant d’un ton dur.
— Reviens-tu de la guerre ?
Les poltrons, je le vois, Léon, n’y meurent guère.

Louise commençait à se ressouvenir.
Ruzard s’approche d’elle et, pour la soutenir,
D’une main caressante il entoure sa taille.
Mais elle fuit.

— Non ! non ! sur le champ de bataille
Léon n’est pas resté, dit-elle tout à coup !
On m’a trompée, hélas !… Oh ! je souffre beaucoup !
Il était là. Je viens de le voir ! Il s’en vole !…
Pourquoi donc me fuit-il ?… Ô mon Dieu, je suis folle !…

Sa parole était brève et son regard, vitreux.
Tout le monde pleurait. Plusieurs disaient entre eux :

— Puisqu’elle n’aime pas le mari qu’on lui donne,
Qu’elle désobéisse : en ce cas Dieu pardonne.

Le curé qui venait entendit ces deux mots.

— Mes frères, leur dit-il, veillez sur vos propos,
Aimez la charité, pratiquez la prudence.
L’on ne devine point comme la Providence

À des moyens nombreux d’accomplir ses desseins :
Elle est douce au coupable, elle éprouve les saints.

Puis, allant à Louise :
— Ô pauvre enfant, tu pleures !
Dans chaque vie, hélas ! il est de tristes heures ;
Mais, ainsi que le bien, le mal ne dure pas.
Pourquoi donc cependant porter ici tes pas
Et jurer à l’époux une amour immortelle,
Si ton âme savait qu’elle n’était point telle ?

Ce reproche passa comme un poignard de fer
Dans le cœur de Louise.
— Oh ! je souffre un enfer !
Si je pouvais mourir ! mourir ici, dit-elle !…

Mais le curé reprit :
— Vous étiez le modèle,
Ô ma pieuse enfant, des filles du hameau ;
Soyez l’arbre fécond, soyez le vert rameau
Qui porte pour le ciel des fruits en abondance !

Puis il dit à Lozet :
— Sous votre dépendance,
Vous, brave père Jean, gardez longtemps encor
Cette enfant qui vaut mieux que tous vos louis d’or.


— Eh ! répliqua Lozet d’un ton plein de malice,
Vous mettez, vous aussi, du fiel dans mon calice.
Nous aimons nos enfants et nous en prenons soin ;
Mais avec vos conseils ils n’auront plus besoin
De notre autorité que vous appelez sainte.

— Calmez-vous, père Jean, votre ignorance est feinte,
Et vous savez fort bien que toute autorité
Doit se fondre toujours avec la charité.

xxiv

MENACE ET DÉFI

Impassible au dehors comme un buste de marbre,
Tonkourou l’indien rêvait au pied d’un arbre,
Pendant qu’au mariage ils étaient tous allés
Avec leurs fiers chevaux richement attelés.

Il regardait les cieux d’un air distrait et vague,
Il écoutait courir et frissonner la vague,
Comme une aile d’oiseau, sur le tuf à ses piés,
Quand revinrent soudain les nombreux conviés.

Louise se jeta dans les bras de sa mère :
Les sanglots l’étouffaient.
— C’est un mal éphémère,

Dit Lozet.
Ce fut tout. Les autres approuvaient,
N’osant pas les premiers conter ce qu’ils savaient,
Et cela pour la mère était inexplicable.

— Louise, faisait-elle, un grand chagrin t’accable ;
Qu’est-il donc arrivé ? Parle, quel accident ?…

Enfin Lozet s’emporte et redit l’incident.

— Quoi ! Léon n’est pas mort ? cria la pauvre femme ;
Alors, la chère enfant ne mérite aucun blâme ;
Je comprends sa douleur… Va-t-il venir nous voir ?

— Qu’il vienne ! je saurai comment le recevoir !
Je le jure, il vaut mieux pour lui qu’il s’en abstienne !

Puis, parlant à François :
— Si Louise est la tienne,
Ne te désole point, tu l’auras tôt ou tard :
C’est moi, Jean, qui le dis, sans faire le vantard,
Tu l’auras !
L’indien apparut dans la porte.
Il dit, se découvrant :
— L’homme des bois apporte

À l’heureux marié mille vœux de bonheur.
Qu’il soit de sa famille et la joie et l’honneur !
Longue saison de paix à la jeune épousée !

Plusieurs riaient.
— Je suis un objet de risée,
Reprit-il froidement, et vous avez raison,
Car j’ai fait bien du mal à cette humble maison.
 
— S’agit-il de cela ? dit vivement un hôte.
Si vous n’étiez resté si longtemps sur la côte,
Vaillant chef, à rêver de vos bons manitous,
Pendant que nous allions à l’église, nous tous,
Vous sauriez maintenant que Ruzard et Louise
Sont libres comme hier ; que l’union promise
Est toujours à venir ; et que la noce, hélas !
S’est presque terminée au tintement des glas.

— Mon frère dit-il vrai ? Comment, pas d’hyménée ?

— Rien de ce qu’a promis cette belle journée.
 
— Mais pourquoi ?
— Mais pourquoi ? vociféra Ruzard,
Ne le saurais-tu pas, Tonkourou, par hasard ?


Sois tranquille, vieux chef, tu l’apprendras bien vite.
Quand on s’est révolté, par prudence, on évite
De paraître au milieu des fidèles sujets.
L’échafaud pourrait bien déranger tes projets.

Le sauvage, surpris de ce cruel langage,
Recule vers le seuil en disant :
— Je t’engage
À retenir ta langue, à me menacer moins !
Tu sais, l’un contre l’autre, on est de forts témoins.

Ruzard lui répliqua :
— Tes méfaits sont notoires !
Et qui donc te croirait, vieux fabricant d’histoires ?

Lozet riait sous cape ; il n’était pas fâché
De voir le chef huron un peu vif écorché.
Tonkourou s’emporta :
— Parlons sans équivoques.
Je n’ai rien dit, rien fait, et toi, tu me provoques ;
Je lèverai ton masque, et d’une preste main !
Veux-tu que je t’accuse ? Et veux-tu que demain
Nous montions tous les deux sur un gibet infâme ?
Moi, pour la liberté chère à toute grande âme,
Et toi, pour un forfait dont j’ai pris seul le poids ?


Ruzard grinçait les dents. Tous les yeux à la fois
Vers lui s’étaient tournés à ces dures paroles.

— Tes accusations sont menteuses et folles,
Hurla-t-il à la fin. Ta langue me noircit !
Le marin n’est pas mort : on sait ton faux récit.
Or, nul ne croira plus à tes nombreux mensonges !

Tonkourou paraissait abasourdi.
— Tu songes,
Continua Ruzard, au moyen d’échapper :
Te voilà pris au piège où tu veux m’attraper.

— Le marin n’est pas mort ? Qu’en dites-vous, vous autres ?
Moi je l’ai vu tomber sanglant parmi les nôtres…

— Et nous, firent plusieurs, nous l’avons vu tantôt.

— Lui ? lui ? Vous l’avez-vu ? Vous vous trompez plutôt !

— Nous l’avons vu : c’est lui qui fait manquer la noce.

— Il est venu, grinça Ruzard, d’un ton féroce,
Mais qu’il se cache bien, le maudit hobereau !
Sinon, il finira par la main du bourreau !


— Léon vit, dites-vous ? mais ce n’est pas possible !
S’écria l’indien dans un trouble indicible,
Oh ! ne me trompez pas, ce serait inhumain !
Léon vit ! Est-ce un rêve ? Ah ! dites quel chemin,
Pour le trouver, mes pieds rapides doivent suivre !…
Je vais mourir content ! Je suis comme un homme ivre
Qui ne sait ce qu’il fait… Ma peine va finir.
Après m’avoir maudit, Jean, tu vas me bénir !

Jean n’était pas d’humeur d’en ouïr davantage.

— Tout cela, gronde-t-il, c’est du pur radotage,
Cherche-le ton Léon, et puis laisse-nous ! Mais
Sous mon toit, Tonkourou, ne l’amène jamais.

Et l’indien reprit :
— J’y vole ! oh ! oui, j’y vole !
Le motif du huron, Lozet, n’est pas frivole.
Après l’avoir détruit je refais ton bonheur…
Lozet, bénis le ciel qui sauve ton honneur !
L’hymen n’a pas eu lieu ; Louise est encor libre…
Ruzard, retire-toi ! Que toujours ma voix vibre,
Infâme fiancé, dans ton cœur sans remords,
Pour t’annoncer ta fin, comme le glas des morts,


Le jour où tu voudrais souiller cette demeure !
Je sors ; je reviendrai, si ce n’est que je meure,
Je reviendrai, vous dis-je, avec l’enfant perdu !

Et, sans rien écouter, le sauvage, éperdu,
Franchit le seuil et court au hasard de la route.

Plus d’un comprit alors la vérité sans doute.

Jean le regardait fuir et ne disait plus rien.
Il comprenait aussi, cela se voyait bien ;
Il s’enivrait d’espoir et ne pouvait pas feindre.

Ruzard devina tout. Aucun ne pourrait peindre
L’angoisse et la fureur qu’il ressentit alors.
Sur les pas du sauvage il s’élança dehors.

xxv

LE PARDON

Louant le Grand Esprit par qui tout bien arrive,
Tonkourou l’indien du côté de la rive
Cherche Léon. Sans cesse il l’appelle. À sa voix
Rien ne répond, hélas ! que les rocs et les bois.
Par la plaine fleurie ou la route poudreuse,
Il se rend au ravin qu’un large ruisseau creuse
En se jetant au fleuve à travers les galets.
À l’heure où le pêcheur relève ses filets,
Où le troupeau beuglant descend de la colline,
Léon se rendait là. Quelqu’un sur l’eau s’incline,
Est-ce lui ? Que fait-il ? Pourquoi reste-il sourd ?
Le poids de sa douleur est-il enfin trop lourd ?
Veut-il mourir ?…


Cet homme au bord de la falaise,
C’était François Ruzard.
— Léon repose à l’aise,
Commence-t-il alors, riant au trou béant,

Tonkourou se dressa sur lui comme un géant :

— L’as-tu donc tué ? Parle ! Est-il là, dans le gouffre ?
Mais parle donc, Ruzard, tu vois ce que je souffre !

Ruzard ne parlait plus. Le huron s’approcha.
La côte surplombait la grève. Il se pencha
Pour voir si son ami gisait dans la ravine.
Mais Ruzard se relève avant qu’il le devine
Et vers l’abîme affreux le pousse rudement.

L’indien se tenait aux rameaux. Vivement
Il jette une clameur, étend les bras, empoigne
D’une implacable main le traître qui s’éloigne.
Il l’écrase à ses pieds, mais il tombe avec lui,
En rompant l’arbrisseau qui lui servait d’appui.

Entre ces malheureux une lutte commence,
Terrible et sans merci, sur la ravine immense.
Le sauvage reçoit un coup inattendu
Et roule dans le vide. Il reste suspendu,

Car il serrait Ruzard de ses doigts de tenaille.
Il voudrait remonter ; le tuf de la muraille
Se brise sous ses pieds et roule en murmurant,
De saillie en saillie, au fond du noir torrent.

Sombre, muet, Ruzard que la frayeur atterre
Comme un boyau mordant se cramponne à la terre.
Il n’a fait, l’insensé, son œuvre qu’à demi !…
Il espère pourtant lasser son ennemi.
Mais sous ses doigts crispés la terre s’ouvre et cède !…
Vont-ils tomber tous deux ? S’il appelait de l’aide ?
Non, non, de son forfait il faudrait convenir.
Il accusera l’autre. Oh ! qui donc va venir ?

Il voit là comme un ver le sauvage se tordre ;
Puis il entend son râle. Ah ! s’il pouvait le mordre !
S’il pouvait lui couper ses maudits doigts de fer !
Sa bouche grimaça le rire de l’enfer.
Une froide sueur coulait sur sa figure.
Il voyait, à cent pieds sous lui, la vague obscure
Déchirer son écume aux cailloux anguleux.

Son bras le long du cap retombe musculeux,
Et toujours le huron, agitant son grand torse,
Serre ce bras captif avec rage, avec force.


Il l’attirait à lui, vers le gouffre fatal.
Comment donc échapper à ce destin brutal ?
Comment ?
Il râle, il grince. Horrible est son angoisse.
Sa main laisse du sang aux plantes qu’elle froisse ;
Sa vigueur l’abandonne ; il se voit entraîné.
Sur le sol nu s’étend un tronc déraciné,
Et jusqu’auprès de lui s’allongent quelques branches.
S’il pouvait les saisir ! Oh ! les écorces blanches
Lui semblent des linceuls qui vont l’envelopper !
Le gouffre rugissant s’ouvre pour le happer.



Voyant qu’il ne peut pas échapper à l’abîme,
Le sauvage s’écrie :
— Oh ! viens ; suis ta victime ;
Viens, la mort nous attend, Ruzard. C’est pour tous deux
Le juste châtiment de nos crimes hideux.

Ruzard glissait, glissait. D’une voix effrayante
Le vieux huron reprit :
— La rivière bruyante
Va promener nos corps enchaînés par l’amour.
Nous sommes deux amis, partons le même jour :
Tenons-nous par la main, voilà la mort qui passe.


Alors l’airain sacré retentit dans l’espace,
Annonçant au hameau l’angélus du midi.
Ruzard pousse un cri rauque. En son corps engourdi
Court un frisson de peur brûlant comme une lave.
La vague du ruisseau module un chant suave ;
Un rayon de soleil descend jusques au sol ;
Un oiseau près de là chante en prenant son vol ;
Le feuillage tressaille et la nature entière
Semble, au son de l’airain, moduler sa prière.

Tonkourou s’attendrit. Il se met à pleurer.
Sa bouche vient alors doucement effleurer
La main de l’ennemi que l’espoir abandonne.

— Mon Dieu, dit-il, pitié pour moi, je lui pardonne !…

Et, pendant que sa voix monte au parvis divin,
Son corps tombe et se brise au plus creux du ravin.

xxvi

L’ENFANT PERDU

Auger laisse sa barque. Il longe la batture,
Foulant le sable d’or jusqu’au sol en culture,
Écoutant les oiseaux chanter dans les rameaux.
Il aperçoit Léon assis sous les ormeaux.

— Quoi, fit-il, vous brûliez de revoir ma Louise,
Et vous rêvez ici ? Faut-il qu’on vous le dise ?
Pour un jeune amoureux c’est bien peu s’émouvoir.
Mais qu’avez-vous ?
— Léon semble ne pas le voir.

— Parlez, demande-t-il, pourquoi cette souffrance ?

— Louise est à Ruzard ; je n’ai plus d’espérance…


Léon redit alors tout ce qu’il avait vu.
Et pendant le récit de ce drame imprévu,
Le pilote sentait gronder son âme. Une heure
Sur le sable doré que chaque vague effleure,
Ils vont causant ainsi, tristes, les yeux baissés.

Le ravin tout à coup avec ses flots pressés
Apporte les sanglots de quelqu’un en détresse.
Ils s’approchent du cap, à l’endroit où se dresse
Comme un panache blanc le tronc d’un vieux bouleau,
Et trouvent le huron gisant les pieds dans l’eau.



Les heures s’écoulaient pleines d’incertitude.
Lozet montrait toujours sa vive inquiétude,
Et quelques uns déjà se levaient pour partir,
Quand un cri de terreur fit bien haut retentir
L’anxieuse maison.
Aidé du vieux pilote,
Sur un brancard léger Léon le patriote
Apportait Tonkourou sanglant, évanoui.
Alors on vit pâlir plus d’un front réjoui.
Et chacun soupçonna, mais sans le dire, un crime.


— Est-il mort ? fait Lozet. Non ! non ! il se ranime !…
Le médecin ! le prêtre ! Oh ! quel événement !

Sur un lit, aussitôt, on couche mollement
Le pauvre moribond tout couvert de blessures.

— Où l’avez-vous trouvé ?… Dieu ! quelles meurtrissures !…
Il va mourir ! Il meurt ! s’écriaient, tour à tour,
Les conviés émus de ce triste retour
Des bonheurs d’ici-bas.
— Muette, échevelée,
Par tout ce qu’elle voit fortement ébranlée ;
Louise avec transport s’est jetée en pleurant
Au cou d’Auger son père. Et lui, près du mourant ;
N’ose pas essayer de consoler sa fille.

— Malheur sur ma maison ! malheur sur ma famille !
Répétait Jean Lozet. Ah ! ce sang me fait peur !……

Léon était assis ? plongé dans la stupeur,
Au chevet du huron. Il écoutait son râle
Et suivait les progrès du mal sur son front pâle.
Enfin, un convié, qui se trouvait dehors,
S’écria tout à coup :
— Voici le prêtre !


La mère Jean Lozet auprès de la muraille
Arrange le fauteuil et les chaises de paille,
Puis sur chacun des lits met un blanc traversin.

Le prêtre rentre. Il est suivi du médecin.
Ils vont au moribond et, pendant que l’un prie,
L’autre tâte le poulx, palpe la chair meurtrie.

— Est-il mort ? dit quelqu’un.
— Non, répond le docteur,
Mais il mourra bientôt.
Son œil observateur
Suivait toujours du mal les différentes phases.
Le moribond jeta quelques lambeaux de phrases.
Le médecin reprit :
— Un symptôme alarmant…
Mais il aura, je crois, un lucide moment.

En effet, le sauvage entr’ouvre la paupière
Et sa lèvre paraît redire une prière.
Il fait avec le prêtre, une dernière fois,
De sa débile main, le signe de la croix.
On dirait qu’un sourire a passé sur sa bouche.
Il est beau, ce mourant.
On entoure sa couche ;

On lui presse la main pour les derniers adieux.
Léon vient à son tour. Soudain, tout radieux,
Il se dresse et son œil luit d’une étrange flamme.

— Hélas ! murmure-t-on, c’est la fin, il rend l’âme !

Mais lui, d’une voix forte :
— Oh ! je meurs consolé !…
Jean, je te rends l’enfant que je t’avais volé…
Le voici ; c’est Léon… C’est Léon, je l’atteste !…
Sois loué, Grand Esprit !…
— Et sa main fit un geste
Pour prendre devant tous le Seigneur à témoin.

Alors un cri profond retentit jusqu’au loin.
L’indien retomba sur ses langes funèbres
Et son regard vitreux se couvrit de ténèbres.
Le prêtre le bénit. Il mourut en paix. Tel
S’éteint après la messe un cierge sur l’autel.

xxvii

PÈRE ET FILS

Léon, l’enfant perdu, croit faire un rêve. Il jette
Un regard étonné sur la face muette
De ce guerrier huron si sublime tantôt,
Puis ses yeux sur Lozet se portent aussitôt
Avec respect, avec amour.
Hors de lui-même,
Troublé, terrible à voir tant sa figure est blême,
Lozet tombe à genoux aux pieds de son enfant,
Et sous de longs sanglots sa pauvre âme se fend.

— Au temps marqué par Dieu le miracle s’opère,
Dit le jeune marin en relevant son père.


Alors, pressant son fils dans ses bras palpitants,

La mère s’écria :
— Mon Dieu, depuis longtemps

On m’avait enlevé l’enfant de ma tendresse,
Reçois l’hommage ardent que mon amour t’adresse,
Voilà qu’il m’est rendu !
— Soyons toujours soumis —
Se conseillaient entre eux Auger et ses amis —
Le ciel a des secrets : sa grandeur nous écrase !

Louise était ravie et comme dans l’extase.
Lozet dans son transport disait :
— C’est à genoux
Qu’il faut bénir le ciel du soin qu’il prend de nous !…
Pour mériter ce soin qu’ai-je fait dans ma vie ?…
J’ai trouvé mon enfant ! Ah ! votre âme m’envie
L’ivresse que j’éprouve et ma félicité !
J’ai murmuré souvent dans ma perversité…
Oh ! que j’étais aveugle ! Et c’était ce barbare…
Enlever un enfant !… Mais le bonheur m’égare.
Tonkourou, dors en paix, tu m’as rendu mon fils…
Léon, pardonne-moi. Tiens ! j’ai honte : Je fis
Pour t’éloigner de nous tant de cruelles choses !
Mais pouvais-je savoir ?… Ma Louise, tu n’oses

Me reprocher mes torts à l’égard de Léon.
Viens donc ; embrassez-vous !… Elle est belle, il est bon,
Ça fera, mes amis, un heureux mariage !…
Que François cherche ailleurs ! Pas de cet alliage !…
Ô mon Dieu ! le beau jour ! Ô le beau jour pour moi !

Puis, en parlant ainsi, Lozet, dans son émoi,
Va, vient, serre la main à chacun de ses hôtes.
Et le fier Tonkourou, repentant de ses fautes,
Dort dans son blanc linceul son sommeil éternel.
Et ce bruyant plaisir, ce bonheur solennel
En face de la mort, aux côtés d’un cadavre,
C’est quelque chose, hélas ! qui saisit et qui navre !

xxviii

LE FOU

Pendant qu’on se livrait à ces joyeux transports,
On entendit quelqu’un chanter gaîment dehors.
Ruzard entra. Son air était lugubre et bête ;
Ses cheveux emmêlés se dressaient sur sa tête
Comme les rameaux secs des sapins rabougris.
On eut dit que du sang luisait dans ses yeux gris.
Son vêtement, son front étaient souillés de boue ;
Ses doigts étaient crochus, pliés comme une houe.
Il riait par moment, mais d’un rire idiot.
Il chantait :
— Viens ! ô viens ! je suis le loriot
Qui redit ses amours sur la verte prairie.
Tu m’as donné ta main, viens, la couche est fleurie.


Et, pendant qu’il chantait, d’un air sombre, anxieux,
Tout autour de la chambre il promenait ses yeux.
Il aperçut le chef :
— Gardez ce mort farouche !
Il s’approche de moi : je crains qu’il ne me touche.
Comment donc est-il là ? Je l’ai tué… j’ai fui…
Il me tient ! Il m’entraîne !… Au secours !… Un appui !…

Et, secouant la peur, d’un ton de violence :

— J’ai bien su te punir, moi, de ton insolence,
J’ai deviné, vieux chef, ta lâche trahison !…
Je perdais ma Louise et j’allais en prison…
Les mots ne parlent point. Sivrac dort dans sa cave.
Chamberst qui l’a tuée m’a dit : le sang se lave.
De Chamberst l’assassin moi j’ai guidé les pas ;
Mais ce qu’il m’a donné je ne le dirai pas…

Il eut peur de nouveau :
— La justice est prochaine !
Dans ses bras tout sanglants le sauvage m’enchaîne !…
L’entendez-vous ? il parle… il voudrait m’appeler.

— Pour ton malheur, Ruzard, le mort vient de parler,
Repartit le vieux Jean surpris de ce délire


Ruzard le regardai puis éclata de rire.
Il se mit à danser ; mais tout à coup il dit :

— C’est l’hymen ; courons donc au bonheur !
Il bondit,
Il vola comme un trait au bord du précipice.

Jean reprit tout ému :
— Que Dieu lui soit propice
Et ne le laisse point en cet état mourir !



Pendant que la maison était à discourir,
Il rêvait, l’insensé ! sur le bord de l’abîme.
Des oiseaux modulaient leur cantate sublime
Au sommet des sapins ruisselants de soleil,
Et l’on voyait s’enfuir le fleuve sans pareil
Comme une nappe d’or qui sans fin se déplie.

— Ô Louise, dit-il, mon âme t’en supplie,
Fuis le marin jaloux, viens essuyer mes pleurs !
Viens, le lit nuptial est tout jonché de fleurs…

Et dans le vide horrible en chantant il s’élance.
Le gouffre eut un sanglot et puis tout fit silence.

xxix

LE FANTÔME

Les ans s’en vont toujours. C’est la belle saison ;
À l’ombre du vieil orme, auprès de la maison,
Un jeune homme est assis. Et puis sur son épaule
Une femme au front pur s’incline comme un saule.
Il a l’air sérieux. Elle cause avec lui
Des chagrina d’autrefois, des bonheurs d’aujourd’hui.
Cet homme, c’est Léon, cette femme est Louise.

Laissant ses blonds cheveux s’emmêler à la brise,
Un enfant vif et gai s’ébat sur les sillons
Et poursuit, en riant, de légers papillons.


Le père Jean Lozet, appuyé sur sa canne,
Pour le petit lutin qu’il idolâtre, glane
Dans les cenelliers verts quelques fruits empourprés.
Pendant qu’avec bonheur sur le tapis des prés,
À la fraîcheur du soir, l’on badine et folâtre,
L’aïeule, active encor, s’assoit au coin de l’âtre
Et tourne, en fredonnant, son rapide fuseau.

Sur l’orme chevelu chante un petit oiseau,
Comme en ce soir de deuil où le cruel sauvage
Ravit le jeune enfant et le rivage.

Alors, dans la pénombre, à travers le hallier,
On voit passer, non loin du toit hospitalier,
Un spectre qui paraît sous un voile de flamme
Dissimuler sa face. Au même instant la femme
Jusqu’au fond de son cœur sent courir un frisson.

L’ombre glisse sans bruit vers le petit garçon
Qui s’ébat radieux sur la pelouse tendre.
La mère jette un cri ; l’on voit ses bras se tendre
Comme pour protéger l’ange tout souriant.
Léon, pâle, se dresse et s’élance en criant :

— Tonkourou ! Tonkourou ! pourquoi fuis-tu la tombe ?


Le spectre tient l’enfant ; l’enfant, douce colombe,
Sourit aux longs baisers qui pleuvent sur son front.
Puis, comme aux sommets bleus remonte l’aigle prompt,
Et comme une vapeur fuit sans laisser de trace,
Le spectre ami s’éloigne et dans la nuit s’efface.
Et Léon et Louise, avec des pleurs bien doux,
Embrassent leur enfant et tombent à genoux.



Et maintenant adieu, vieil orme solitaire !
Ma tâche est achevée et mon luth va se taire.
Le printemps te rendra la voix du barde ailé ;
Il fera reverdir ton fier sommet pelé ;
Tu berceras encor les chastes nids de mousse…
Moi je vais à la tombe où chaque instant me pousse.
Sous tes ombrages frais que nul vent ne détruit,
Alors que l’air est pur et que s’éteint le bruit,
Sous tes ombrages frais, déposant leurs faucilles,
Les gars de Lotbinière et les rieuses filles,
Iront se raconter leurs fidèles amours.

Adieu, vieil arbre aimé. L’on m’a dit que toujours,
Vers l’heure de minuit, sous ta vaste ramure,
L’ombre de Tonkourou se glisse sans murmure…
Adieu ! Redis ces chants qui vont enfin finir.
Si je suis oublié, garde mon souvenir !

  1. Pour broyage qui ne se dit jamais ici, non plus que ses dérivés.