Tourner aux oiseaux

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Imprimerie Bénard (4p. 3-15).

LES CEUX DE CHEZ NOUS

QUAND J’ÉTAIS P’TIT

IV

Tourner aux Oiseaux.

Ça fait krouk krouk quand on marche sur la steule. Nous allons faire une place pour la tenderie ; mon oncle marche devant en faisant glisser ses sabots sur la jaune siteule qui est comme une grosse brosse.

Quelquefois, quand c’est qu’on a coupé les grains trop ras, elle est si dure, la steule, qu’elle ne plie pas tout de suite en dessous de mes souliers, et alors quand elle se laisse aller, je manque de tomber ; mais alors, les strouks piqueraient bien ma viande à travers de mes grands bas et de mon costume. Je porte les quatre planchettes où qu’il y a un trou foré avec la plus grosse mèche du windai ; je mets mon doigt dedans, ça gratte, puis il me semble tout d’un coup que je ne saurais plus le ravoir dehors.

C’est parce que je l’avais plié, mon doigt ; mais j’ai eu peur un petit moment et je m’amuse ainsi, pendant que mon oncle marche toujours devant sans rien dire. Comme il ne me parle jamais que pour me barboter, alors j’aime bien d’aller avec lui, mais en restant un peu plus loin.

Il porte deux vieux bouçons sur son épaule avec une lignoule passée dedans ; mais ce n’est pas le bon séchant qui est resté dans Le grenier avec tout le herna. En dessous de son bras il a les cinq piquets et un gros marteau pour les chasser en terre, et une pôle pour faire la baraque.

Voilà qu’il met tout à terre, et je mets les planchettes tout près. Pendant qu’il fait une méchante figure pour mesurer des pas de ce côté-ci, puis par là, et qu’il compte et puis recommence, moi je regarde de tous les côtés dans la campagne où que je n’ai pas venu souvent.

Il y a le chemin de fer là, un peu plus loin ; il y a un remblai tout jaune, qui tourne et va dans les arbres où on ne voit plus rien. Et justement voici un convoi qui passe. Il a l’air si comique de loin, tout petit, et il semble qu’il va si lentement. On dirait qu’il est mis tout légèrement sur le haut remblai jaune, et on voit si bien toutes les roues tourner, parce qu’il y a derrière un grand morceau de ciel.

Quand le convoi tourne, il fait une petite fumière blanche, et bien longtemps après, seulement, on entend un tout petit coup de sifflet de la machine û û û ût ! Je fais comme elle, je mets mes coudes contre mon corps en faisant tourner mes poings, puis, après que j’ai tûtlé comme le sifflet û û û ût, je pars tout lentement d’abord en faisant des méchants yeux et en frottant mes pieds. Tch, tch, tch !

— Djan, vainré-ve on po m’aidî, baligand, et plèce d’allouer vos solés qui c’est mi qui les paye !

Mon oncle a commencé à marquer la place pour sa tenderie.

Il me fait tenir les piquets pendant qu’il donne les premiers coups de marteau dessus pour les enfoncer. Chaque fois qu’il maque fort, il fait une laide grimace comme s’il venait d’avaler quelque chose de mauvais. D’abord les quatre piquets aux quatre coins de la tenderie. Puis il mesure avec des ascoheies, et il fait une marque dans la terre avec la pointe de son sabot, comme quand on cherche un foyant (taupe). C’est la place pour les planchettes où que le croc des bouçons vient tourniquer dedans. C’est fort déficile de bien les mettre les planchettes, parce que quand elles sont justes devant l’autre, les bouçons se rencontrent quand on tire le herna, et ça fait une tunnel par où que les oiseaux se sauvent.

Quand elles sont chassées en terre à la bonne place, mon oncle essaie un peu, pour voir, avec la lignoul tinglée sur les deux bouçons. Ça ne va pas fort bien, il y a un bouçon qui ne veut pas rester couché malgré les coups de pied, et il se relève toujours parce que la planchette est trop à ras. Il commence déjà à jurer tout bas, mon oncle ; moi je rie, quand il ne regarde pas.

— Corez on pau happer quéques navals ell’terre d’à gros Linà ; avou les ranches, savez ! Dihindez ossu jisqu’à l’leveie et s’rayiz quèques dignesses ; so c’timps là j’irai prinde çou qui fat d’cohes è bouhon po noss baraque !

Comme j’aime beaucoup de marauder, ça m’amuse d’aller voler les navais du gros Linà.

J’en prends le plus que je peux, et les plus beaux ; les autres je les jette à la vire et je fole dans tous ; j’ai même voulu manger un, pour faire displi, car je ne les aime pas, c’est trop aiwisse.

Les dignesses (genêts) j’en prends aussi au bord de la route, mais il faut tirer si fort pour avoir une hors de terre que ça me fait mal dans les mains malgré que j’ai craché dedans. Quand je reviens tout chargé, avec de la terre sur mes bas et mon costume, mon oncle est déjà là et il fait deux trous avec la pôle, et la terre des deux trous il la remet entre les deux pour faire comme un banc pour s’asseoir. Sur les côtés, voilà qu’il plante les branches de plope et de neuhi en les faisant tourner comme le bord d’un bodet et en les mêlant comme pour faire une haie. On ne voit plus outre. Il laisse une place vide devant pour voir le herna, et une derrière pour que je sorte quand il faut tourner les oiseaux qui ne veulent pas venir tout de suite se faire happer. Nous plantons le dernier piquet derrière la baraque, celui qui sert à bien tingler le séchant, puis mon oncle fait comme un petit jardin au milieu du herna, et il y met les navais et les dignesses arrangés comme un bouhon.

Et les oiseaux croiront que c’est un vrai jardin avec des affaires pour manger ; ils viendront se taper dessus et nous les happerons.

Moi, il me semble qu’ils sont tout le même trop bêtes aussi les oiseaux, qui ne voient pas que c’est une farce. Ce n’est pas moi qu’on attraperait comme ça !

Tout ça c’était l’autre jour.

Et maintenant nous allons à la tenderie tout au matin. Il faut se lever si tôt, qu’il ne fait pas encore fort clair ; les poules ne sont pas encore sorties et les moineaux commencent à faire tchiripp dans les marronniers. Je mets un vieux costume et ma tante m’attache encore un châle violet à elle qu’elle me croise devant pour l’attacher derrière à la ceinture. J’ai bon avec. Et puis mon vieux chapeau qui n’a plus de ruban et vient jusque dans ma hanette.

Mon oncle met un court sarrau tout hoyou où qu’on voit sa grosse camisole brune par en dessous ; et puis sa casquette avec une grande penne et deux pattes à cordons qui descendent sur ses oreilles.

Je porte la reusse pour mettre les oiseaux tués, c’est un vieux chapeau qu’on a coupé les bords et puis mis une résille de ficelles ; dans mon autre main, j’ai une petite gayoule vide où que mon oncle met les ceux qu’il veut garder pour revendre ou mettre à la mowe.

Lui, il se tient tout bossu, parce qu’il a sur son dos le grand sac gris avec tout le herna et les quatre bouçons liés ensemble avec un petit nâli ; puis dans l’autre main, une longue planchette avec des clous où qu’il a pendu tout plein des gayoules et des prihnîres avec des oiseaux qui sautent de tous les côtés quand on vient tout près, et qui font voler la tchenne et la navette dehors à coup d’aile, tellement qu’ils ont peur. Il y a toujours la prihnîre aux pinsons qu’est couverte avec une toile noire. C’est pour qu’ils ne voient rien, alors ils chantent mieux.

Avant, ils pinntaient encore bien mieux, quand c’est qu’on leur brûlait les yeux avec un fer à tricoter tout rouge. Le garde-champette a venu dire une fois qu’il ne fallait plus le faire et mon oncle est encore tout fâché quand il en reparle.

— On n’sé pu qwet divni avou tos ces gazetix et ces feus d’discours qui n’kinohet nin pu l’tindreye et l’colebreye qui m’vix solé.

C’est vrai aussi.

Je marche derrière lui dans les herbes toutes mouillées et je m’amuse à tâcher de mettre mes pieds dans les places de ses sabots. Il ne veut pas, et il barbote quand il me voit, parce qu’il croit que c’est pour me moquer de lui. Sur la steule il y a comme des toiles d’araignées avec des gouttes d’eau, et dans l’air je vois des grands S qui volent lentement on ne sait pas où. C’est les fils de la Vierge, tout blancs, qui s’en vont si loin que quand je les regarde trop longtemps les yeux me piquent et je deviens tout bablou.

Quand nous arrivons à notre petite baraque, elle a l’air toute triste et pauvre avec ses murs de branches. On ne voit presque pas les piquets et les planchettes et le milieu de la pièce où mon oncle a foyî pour retourner la terre est comme un emplâtre de Bavière tout carré et noir dans la grande siteule jaune.

— Corez d’vant po veye si n’a nin co on mâheulé pourçai qu’aurait v’nou èpufkiner l’baraque ciss nute.

Je vais voir, et bien souvent il y en a. Ce doit être les houyeux qui coupent au court par ici, la nuit, en revenant de la bure au Chêne-Gros, et qui viennent toujours sâlir notre baraque.

— El fet exprès, savez, les flairants jubets ; si j’attrapéve maïe onk di ces mâcis scélérats, ji li tchôkreus l’ grognon d’vins.

Et voilà mon oncle déjà tout fâché avant de commencer la journée.

Moi, je rie tout seul en aidant à mettre le herna. Je lui donne un à un les beaux petits crochets de bois pour tingler les deux pièces du herna, puis je déboule la ficelle des mowes où que mon oncle attache des oiseaux qu’on fait sauter en l’air en tirant la corde. Il tingle très fort le séchant qui passe dans la baraque, puis il arrange les prihnîres autour de la pièce ; nous nous cachons bien, il met à son cou comme un chapelet avec les appelles qui ressemblent à des surices et il dit :

— Attakang !

Il n’y a pourtant rien à faire qu’à attendre. Alors, moi, pour faire semblant que je fais bien attention, je dis de temps en temps : Bèguenne ! ou bien : Coqlivîx ! et mon oncle écoute un moment, il dit : Awet ! et il prend vite l’appelle qui faut et il tûtelle dedans comme une grosse mouche contre le carreau. Quand il a zûné ainsi un petit temps, on voit tout le même arriver deux ou trois oiseaux qui ont l’air de sauter à la corde en courant comme les petites filles.

Quand ils viennent plus près, mon oncle tûtelle plus fort en les regardant avec colère et en tirant sur les mowes. Mais les oiseaux passent sans faire attention.

— C’esteut des kaikeux, blesse, qu’il me dit.

Puis un peu après, quand il n’appelle plus, voilà notre lignerou de la prihnîre qui fait chip chip, et je vois une petite volée qui vient se taper dans les pommes de terre ici tout près.

— Habeye allez tourner, tot doucemint, savez, et accropihez-ve bin.

Je sors de la baraque en me tenant tout bossu, je fais un grand tour par les tremblunes, puis je vais lentement dans la grande aroye des pommes de terre. J’entends mon oncle qui fait comme les lignerous avec son appelle et l’oiseau de la mowe saute un petit peu en l’air à la pointe de la baguette.

Tout doucement, à c’t’eure. Ils sont là, les oiseaux, dans les rantches, j’en vois un qui me regarde venir avec des petits yeux ronds. Je fais comme si j’avais peur, mais c’est lui qui a peur et qui se sauve tout d’un coup, et les autres le suivent. Ils ne volent pas presque plus haut que les rantches et ils vont du côté du herna, tandis que je m’accropihe vite. Mais ils se tapent encore sur la steule juste devant le herna tout près. Je ne bouge pas, moi, et je vois mon oncle qui se fait tout petit dans la baraque avec ses deux mains sur le petit bois du séchant tout prêt à tirer Il tûtelle tant qu’il peut avec ses appelles, mais les lignerous restent dans la steule. Et j’entends aussi le lignerou de la prihnîre qui crie et les ceux de la steule qui répondent ; sans doute que notre lignerou leur dit de prendre garde. Car voilà mon oncle qui me fait signe de marcher doucement pour faire lever les oiseaux qui ne veulent pas aller dans le herna. Mais à peine que j’ai fait un pas, les lignerous se lèvent assez haut et passent juste au-dessus du herna pendant que mon oncle tire vite.

Je vois les deux pièces faire vite clip clap ; c’est comme un petit nuage brun qui sortirait de terre et rentrerait dedans.

Mon oncle se rafiait tant sans doute qu’il a tiré de toutes ses forces ; il a cassé le séchant à la fourche, et je vois qu’il fait un grand couperou en arrière dans la baraque avec la corde entre ses jambes.

Je cours vers le herna, comme on fait toujours, mais les lignerous sont déjà bien loin, tout petits comme des boules qui dansent sur un jet d’eau. On ne les voit presque plus ; et notre lignerou saute tant qu’il peut dans sa prihnîre, comme s’il était content que les autres ne sont pas pris. C’est lui, allez, qui leur aura dit de ne pas venir dans les navais du herna pour se faire prendre ! Mon oncle, qui s’est relevé en sacrant nom d’un tonnerre ! arrive et rouvre les pièces du herna en les secouant pour que les dignesses ne les déchirent pas.

— C’est câse di vos ; ni poliz-ve nin tourner pu lâge sin roufler sos les ouhais. Hin ! les voleûrs, brigands ; qui l’diale leu houle è l’âme !

A peine qu’il a rattaché et retinglé le séchant :

— Habeye ! Bèguinettes, vi dis-je, et il prend la petite appelle en faisant dzune dzune dedans et en regardant de tous les côtés en l’air, pendant que le crachat sort outre de l’appelle et coule sur son menton. Je regarde aussi et je vois venir derrière la baraque une belle volée de bèguinettes qui court tout droit se jeter dans notre herna, comme si on l’avait envoyé faire ça.

Il tire, mon oncle, et il m’écrase presque ; le séchant reste moflesse, nous courons tout contents, mon oncle fait Ha ! ha ! ha ! tout lentement comme quand il a bon. Les bèguinettes brockent et sautent toutes attrapées et mon oncle commence à bardouhi à coups de poing pour les tuer et les faire rester tranquille.

— Make tant qu’tit pou, valet, qu’il me crie ; alors je vois une plus petite bèguinette toute seule au bout du herna, et elle regarde de mon côté en sautant à petits coups.

Je la prends en la retournant comme j’ai vu faire à mon oncle. Elle me gratte avec ses pattes qui sont comme du fil d’arca.

Alors, quand je la tiens bien, je mets mon pouce sur la petite bosse en os qu’elle a sur la poitrine et je pousse fort. Ça craque un peu et l’oiseau me regarde tout drolle avec des yeux comme des têtes d’épingle ; je sens bien que son estomac pousse contre mon doigt, mais je mets mon autre main avec et je serre de tous mes plus forts.

Alors la bèguinette ouvre un peu son bec pointu, puis il vient comme une petite peau grise sur ses yeux et elle me regarde encore par une petite fente comme quelqu’un qui s’endort et qui ne comprend plus bien ce qu’on lui dit.

Je suis fatigué de lui écraser le corps, j’ai mal au doigt ; enfin elle laisse tomber sa tête de côté et referme les doigts de ses pattes comme des petits pinceaux.

Je la tire du herna par en dessous et je la mets dans la poche de mon paletot : Je veux la mettre à part, la cuire dans une petite pailette pour moi tout seul, et la manger toute, crohi la tête et les tripailles et tout. C’est moi qui l’a tuée et il me semble qu’elle sera encore plus meilleure.

— Nos allant d’teller, vola l’solo, dit mon oncle, qui a rempli la reusse et fait encore un hopai d’oiseaux que nous mettrons dans la poche du sac au herna avec les petits crocs de bois.

Nous défaisons tout ; pendant que je raskoye la corde des mowes en la tournant sur le bois, il refait des belles grandes haspleyes avec le herna, puis avec le séchant. Je tiens le sac ouvert pendant qu’il y couche les deux pièces sans les mêler pour les déchirer. Il rattache les gayoules et les prihnîres pendant que je remets les quatre bouçons dans leur cuir.

— Nos l’lairant à rése po houye, dit-il, quand nous allons partir. Et voilà qu’il passe justement encore tout plein des oiseaux qui volent près de notre place de tenderie ; des kaikeux qui se tapent dans les navais, puis un coqlivîx et une volée d’âlouettes qui rase les dignesses, qu’on aurait eu si bon de les prendre à la happâde.

— Assotihet bin, èdon, dit mon oncle, en grognant. El fet exprès, savez, po m’tourmetter. Et il s’arrête avec le sac sur le dos et son bras étendu sur les bouçons. Je crois qu’il voudrait bien rattaquer. Mais j’ai si faim, moi, d’une tartine avec une cuite poire écrasée dessus, que je marche en avant pour arriver plus vite.

Je passe vite par la baille, les vaches nous regardent, avec une bouchée d’herbe qu’elles laissent pendre sans la manger tout de suite. Il y a des jaunes hotchkawes qui viennent tout près sans avoir peur des vaches. Puis des aguesses qui crient si laid tout en haut des plopes où elles ont des nids comme des grosses boules noires.

Quand nous arrivons pas loin de la maison, le chien de cour, Liong, sort de son tonneau en frottant sa chaîne sur le bord, puis il hawe quelques coups pour dire qu’il vient quelqu’un.

Alors ma tante vient sur le seuil avec ses deux poings sur ses hanches, et elle fait un signe, avec sa figure, pour demander quoi et comme.

— Taihîz-ve, que mon oncle dit au moment que je veux crier pour raconter la volée de bèguinettes.

Moi, je m’rafie et je saute en avant en tâchant de faire semblant de rien.

— Kimint a-ti stu, donc ? dit-elle, et il n’répond toujours pas ; il marche avec ses gros sabots, en se faisant encore plus pesant avec son sac et se tenant tout bossu, avec une figure pour barboter.

— Av’happez ? El dîrez-ve, djan ? crie ma tante pour commencer à se disputer.

— Pah ! couci couça, qu’il grogne en entrant dans le fournil pour rependre les affaires. Elle le suit pour rattaquer et blâmer et stâper.

Et moi, rouvisse, je mets ma main dans ma poche, je sens quelque chose de tout froid et mol que je jette vite à terre en criant tout dégoûté. C’est ma bèguinette que le gros marcou gris vient déjà pour la ramasser. J’ai happé une belle peur, est-ce pas ! Je croyais que c’était un lumeçon.