Traduction des portraits de Tibère et de Séjan, par Velléius Paterculus

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Traduction des portraits de Tibère et de Séjan, par Velléius Paterculus
Œuvres complètes de D’AlembertBelinIV (p. 213-215).

TRADUCTION DES PORTRAITS DE TIBÈRE ET DE SÉJAN,
PAR VELLÉIUS PATERCULUS.


Les grandes actions de l’empereur, pendant ces seize années, sont encore présentes à tous les esprits et à tous les yeux. Qui pourrait les montrer en détail ? La bonne foi rappelée dans le Forum, la sédition bannie du peuple, la brigue du champ de Mars, la discorde du sénat, la justice, le mérite tirés du mépris et remis en honneur, l’autorité rendue aux magistrats, la grandeur au sénat, la dignité aux jugemens, les factions théâtrales anéanties ; la probité inspirée aux uns, commandée aux autres ; la vertu honorée, le vice puni ; les petits respectant les grands sans les craindre ; les grands supérieurs aux petits sans les mépriser. Quand la cherté des vivres a-t-elle été moindre ? la paix plus heureuse ? Respectable paix, qui, s’étendant jusqu’aux bornes de l’Empire, de l’orient à l’occident, et du nord au midi, ne laisse plus aux brigands un seul coin de la terre à dévaster. L’empereur, par sa libéralité, répare les malheurs des citoyens, ceux même des villes ; celles de l’Asie sont relevées ; les provinces vengées de l’oppression des magistrats, les honneurs assurés aux plus dignes ; les forfaits punis tôt ou tard, la faveur cédant à la justice, et l’ambition à la vertu. C’est en faisant le bien, que ce grand prince en donne des leçons ; supérieur à tous comme maître, et encore plus comme modèle.

Il est rare que les hommes supérieurs n’aient pas eu des coopérateurs illustres pour remplir leurs hautes destinées ; car les grandes affaires exigent de grands ministres.... Il importe à l’État que les hommes nécessaires soient élevés, et l’utilité appuyée du pouvoir.

C’est par ce principe, que Tibère César a choisi, pour l’aider dans ses travaux, Ælius Séjan, dont le père était chef de l’ordre des chevaliers, et qui tient, par sa mère, aux familles les plus anciennes, les plus décorées et les plus illustres, dont le frère, les cousins, l’oncle ont été consuls ; homme d’une fidélité à toute épreuve, d’un travail infatigable, d’une force de corps égale à celle de son âme, joignant à une douce gravité la gaieté de nos pères, d’une activité oisive en apparence, n’aspirant à rien et obtenant tout, se croyant toujours au-dessous de l’opinion publique, tranquille à l’extérieur, et dont l’esprit veille sans cesse. Depuis long-temps la nation partage l’estime du prince pour ses vertus.

Le sénat et le peuple romain ont toujours pensé que les grands honneurs sont le prix du mérite éminent, et que plus un citoyen montre de vertus, plus on doit le récompenser. C’est donc l’exemple de nos pères qui a porté le prince à mettre en œuvre les talens de Séjan, et Séjan à partager avec le prince le fardeau de l’Empire ; c’est cet exemple qui a persuadé au sénat et au peuple romain de choisir, pour veiller à sa sûreté, les hommes qui en sont les plus capables.

Mais après avoir présenté le tableau général du gouvernement de Tibère César, montrons-en les diverses parties.

Avec quelle prudence a-t-il su attirer à Rome Rhescuporis, assassin de Cotys, son neveu, et régnant avec lui ? Quel usage n’a-t-il pas su faire, en cette occasion, des talens de Flaccus Pomponius, homme consulaire, né pour les belles actions, et dont la vertu simple mérite la gloire sans la chercher ? Avec quelle gravité il assiste fréquemment au barreau, non comme prince, mais comme sénateur et comme juge ? Avec quelle promptitude a-t-il étouffé les complots pernicieux de l’ingrat Libon ? Quelles sages instructions il a données à son fils Germanicus, son élève dans l’art de la guerre ? De combien d’honneurs il a comblé ce jeune prince, vainqueur de la Germanie, en lui accordant un triomphe dont l’éclat a répondu à la grandeur de ses exploits ? Combien a-t-il fait de largesses au peuple ? Avec quel empressement a-t-il suppléé, quand le sénat l’a permis, à la fortune des sénateurs indigens, sans jamais encourager le luxe, mais pour ne pas fermer à la pauvreté vertueuse la porte des dignités ? Avec quelle activité et quel courage a-t-il arrêté la guerre dont nous menaçaient Sacrovir, chef des Gaulois, et Julius Florus ? Le peuple romain a su la victoire avant la guerre, et le succès avant le péril. La guerre d’Afrique, plus redoutable encore, et qui chaque jour le devenait davantage, n’a-t-elle pas cessé bientôt par ses talens et par sa prudence ?

Qui n’admirera[1] l’exemple de modération qu’il a donné, entre tant d’autres, en se contentant de trois triomphes, quoiqu’il en eut mérité sept de l’aveu public ? Mais on ne sait ce qui doit le plus étonner dans ce prince, ou l’excès de ses travaux et de son courage, ou son peu d’empressement pour en obtenir le prix.

Combien d’ouvrages publics construits en son nom et au nom des siens ! Avec quelle piété il fait élever à son père un temple dont la magnificence surpasse la renommée ! Avec quelle noblesse il a rétabli les monumens même de Pompée, détruits par le feu, persuadé que tout ce qui a jamais été illustre a droit à ses sentimens et à sa protection ! Combien de fois a-t-il soulagé de son patrimoine les pertes d’une infinité de citoyens, et, en dernier lieu, après l’incendie du Mont Célius ? Avec quelle tranquillité se font aujourd’hui les recrues des troupes, autrefois l’objet continuel de la frayeur du peuple, qui n’en craint plus la violence ?

Mais si la nature ou le malheur de l’humanité permettent de se plaindre secrètement des dieux à eux-mêmes, Tibère méritait-il les complots atroces formés contre lui par Libon, et ensuite par Pison et Silius, dont il avait créé l’un et fort élevé l’autre ? Pour en venir à de plus grands chagrins, quoique ces derniers aient été très-grands pour lui, qu’avait-il fait pour voir périr ses enfans encore jeunes, pour perdre celui même qu’il avait de son cher Drusus ?

Ce ne sont encore ici que des malheurs ; que dirons-nous de la honte de sa famille ? O Vinicius ! combien son cœur a-t-il été déchiré depuis trois ans ? Combien a-t-il dévoré de chagrins secrets, et par là plus cuisans ? Quels sujets de douleur, d’indignation, de honte, ne lui ont pas donnés sa belle-fille et son petit-fils ? A tant d’infortunes s’est jointe encore la perte de son auguste mère, plus semblable en tout aux dieux qu’aux hommes, qui n’a fait sentir sa puissance qu’en soulageant le malheur des uns, ou ajoutant au bonheur des autres.

Finissons par des vœux pour ce prince. O vous, Jupiter, qu’on adore au Capitole ! Mars, créateur et protecteur du nom romain ! Vesta, garde du feu éternel et sacré ! Vous enfin, dieux immortels, qui avez soumis l’univers à ce grand Empire ; c’est par ma voix que la nation vous supplie de conserver l’État et la paix ; de faire jouir notre digne empereur de la plus longue vie, de lui donner, mais fort tard, des successeurs qui soutiennent le poids de ce grand Empire, avec la même supériorité que nous admirons en lui[2].

  1. Ceci est tiré du chap. 58.
  2. « On prétend, dit M. Thomas dans son Essai sur les Eloges, que ce Velléius Paterculus fut enveloppé dans la disgrâce de Séjan, et périt avec lui. Ainsi, pour salaire de ses mensonges, il eut l’ingratitude d’un tyran, une vie honteuse, une mort sanglante et le déshonneur chez la postérité. C’était bien la peine d’être vil. » Nous n’ajouterons rien à cette éloquente et terrible leçon, qui, malheureusement, sera toujours en pure perte pour les flatteurs des princes.