Tragédies de Sophocle (Artaud)/Notice sur l’Électre

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Traduction par Nicolas Artaud.
Tragédies de SophocleCharpentier (p. 59-62).
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NOTICE
SUR L’ÉLECTRE.




Le sujet d’Électre a été traité par les trois grands tragiques grecs ; et bien que la comparaison de leurs ouvrages ne puisse avoir place ici, il nous est permis de remarquer du moins que Sophocle, venant le second, se trouvait dans les conditions les plus favorables. Il abordait un sujet déjà connu, il est vrai, mais non encore usé ; il lui était facile d’éviter ou de corriger les défauts qu’il avait pu remarquer dans l’invention et dans l’ordonnance de la pièce de son devancier. Mais quand on observe la marche de l’art dramatique chez les Grecs, la supériorité de Sophocle brille surtout dans les caractères. Les héros d’Eschyle ont peu d’individualité, la plupart sont esquissés en traits fort généraux. Dans Sophocle, au contraire, Ajax, Philoctète, Œdipe, ont leur physionomie propre, et leurs caractères distinctifs. Il en est de même d’Électre, et la vigueur avec laquelle le poète a dessiné cette figure est le mérite le plus saillant de l’ouvrage.

Le sujet de la pièce est la vengeance d’Agamemnon accomplie par son fils ; il semble donc qu’Oreste devrait être le personnage principal. Cependant le rôle d’Électre efface tous les autres ; tout se rapporte à Électre, elle est partout présente ; c’est elle qui a sauvé les jours d’Oreste, qui l’a soustrait au fer d’Égisthe, et l’a remis à un serviteur fidèle. Cette fille généreuse, qui s’endort et s’éveille avec l’image du meurtre devant les yeux, concentre en elle-même toute l’action ; son inconsolable douleur, sa soif de vengeance, sa tendresse pour son frère, forment une suite non interrompue de tableaux et de mouvements sublimes. On ne peut trop admirer l’art exquis avec lequel le poète a varié les nuances d’un même sentiment. Quelle poétique peinture, lorsque dans son premier dialogue avec le Chœur, elle retrace la nuit terrible qui vit l’assassinat d’Agamemnon ! Bientôt le récit du songe menaçant de Clytemnestre fait luire à ses yeux l’espoir de voir paraître un vengeur ; sa douleur en est d’autant plus violente, lorsqu’elle apprend la mort de son frère ; les plaintes qu’elle fait entendre sur l’urne funéraire d’Oreste sont un morceau à jamais célèbre par le pathétique et la vérité ; la tendresse fraternelle n’a jamais trouvé d’accents plus touchants. Dans l’énergie passionnée qu’il a donnée à Électre, peut-être Sophocle a-t-il poussé à l’excès sa haine implacable pour sa mère ; elle va jusqu’à la barbarie : il a mis en œuvre toutes les ressources de son art pour faire admettre ce caractère farouche et résolu, et pour légitimer en quelque sorte, ou du moins pour faire comprendre l’atrocité de l’action que ce caractère doit enfanter.

Chrysothémis, la jeune sœur d’Electre, contraste avec elle par son caractère timide ; elle plaît surtout par la touchante douceur avec laquelle elle répond aux reproches de sa sœur. Un rapprochement naturel se présente entre le caractère des deux sœurs, dans Électre et dans Antigone. Chrysothémis a la douceur et la timidité d’Isméne, Électre a toute la passion et l’énergie d’Antigone. Ce contraste résulte naturellement de l’analogie des rôles.

Ce que nous avons déjà dit suffit pour faire concevoir le reproche des critiques qui ont accusé Sophocle d’avoir sacrifié le rôle d’Oreste à celui d’Électre. Oreste, en effet, n’a pas de physionomie originale ; il parle à peine de son père, il égorge sa mère sans frémir, et il prend ensuite un ton ironique avec Egisthe. Les sentiments passionnés lui semblent étrangers ; il éprouve seulement à la vue de sa sœur une émotion passagère, qui ne se soutient pas. Toutefois, ne nous hâtons pas de condamner le poète. Peut-être une intention religieuse se cache-t-elle sous ces dehors froids et impassibles : Oreste agit en vertu de l’oracle d’Apollon, qui non-seulement lui a enjoint de venger son père, mais qui lui a prescrit jusqu’à la manière dont il doit agir ; v. 34 : « Seul et sans armes, c’est par la ruse et par un coup secret qu’il faut assurer ta vengeance. » À plusieurs reprises il revient sur ce fait, que le parricide lui est commandé par les dieux. Il apparaît donc ici comme ministre de la justice divine ; aussi n’éprouve-t-il aucune hésitation, il va droit au but, sans longues paroles, et obéit sans remords à la voix des dieux.

L’Oreste d’Euripide doute presque de la vérité des oracles ; il hésite, il accuse la divinité de démence. Les Dioscures eux-mêmes (dont l’intervention semble étrange dans l’Électre d’Euripide) désapprouvent la résolution d’Apollon. Cette horreur du parricide, que le poète plus récent n’a pu se dispenser de manifester, atteste le progrès des idées morales, et en même temps le déclin de l’idée religieuse, alors encore si imparfaite et si mêlée d’alliage. J’espère prouver plus tard qu’un grand nombre des fautes, des contradictions, des écarts que l’on reproche à Euripide, au point de vue de l’art dramatique, sont, en beaucoup de cas, l’effet même des progrès de l’idée morale, qui ne lui permettent pas d’adopter la tradition mythologique sans la modifier, ou même sans l’altérer.

Il serait superflu d’arrêter ici notre critique, soit sur la conduite de la pièce, soit sur les détails. Admirons seulement, dans la scène de la reconnaissance, la simplicité antique de ce cri qui échappe à Électre : ἦ γἁρ σύ κεῖνος ; « c’est donc toi ! » Ces mots si simples sont le cri de la nature, on ne pouvait dire autrement.

Sur le dénoûment, on peut dire qu’il y a peu d’habileté à placer la mort de Clytemnestre avant celle d’Égisthe ; la première épuise toutes les émotions que le cœur peut ressentir. Remarquons néanmoins un artifice du poète, qui ne met pas le meurtre de Clytemnestre sous les yeux des spectateurs, moyen horrible, qui souillerait la scène ; il no fait pas non plus raconter l’action par un messager, moyen commun, d’un usage trop fréquent, et qui n’est jamais exempt de froideur ; il fait entendre les cris de Clytemnestre, ce qui rend le spectateur présent, autant que cela est compatible avec la dignité de la scène, et ce qui produit une émotion bien plus vive que le simple récit.

On connaît le récit d’Aulu-Gelle, VII, 5, qui raconte que l’acteur Polus, jouant le rôle d’Électre, peu de temps après la mort de son fils, prit l’urne de ce fils pour représenter l’urne d’Oreste : « Implevit omnia non simulacris neque incitamentis, sed luctu atque lamentis veris et spirantibus. Itaque quum agi fabula videretur, dolor actitatus est. » — Cette anecdote prouve du moins que, longtemps après la mort des grands tragiques grecs, on jouait encore leurs ouvrages à Athènes.

Le style facile et coulant de l’Électre autorise à penser qu’elle parut sur la scène peu après l’Œdipe roi, c’est-à-dire pendant la seconde moitié de la guerre du Péloponèse. Une licence que l’auteur s’était permise cinq fois dans cette dernière pièce, l’élision d’une voyelle à la fin du vers ïambique, ne se trouve qu’une fois dans l’Électre. De plus, Sophocle semble, par quelques traits semés dans sa pièce, y rechercher la faveur populaire. Ainsi, il saisit avec empressement l’occasion d’appeler Athènes la cité bâtie par les dieux. Enfin, dans le récit des jeux publics auxquels Oreste avait pris part, parmi les dix rivaux qui disputent le prix de la course de chevaux, c’est l’Athénien qu’il montre comme le plus habile à conduire un char, et c’est lui qu’il désigne comme vainqueur, après l’accident qui cause la mort d’Oreste.