Tragédies de Sophocle (Artaud)/Notice sur l’Ajax

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Traduction par Nicolas Artaud.
Tragédies de SophocleCharpentier (p. 3-6).


NOTICE
SUR L’AJAX.




L’action se passe le lendemain du jour où les chefs de l’armée des Grecs ont décerné à Ulysse les armes d’Achille, au détriment d’Ajax, qui les réclamait comme un prix dû au plus vaillant. Indigné de cet affront, Ajax voulut en tirer vengeance. Pendant la nuit, il se prépare à immoler Ulysse et les Atrides ; mais au moment où il allait pénétrer dans leurs tentes pour les égorger, Minerve frappe son esprit de vertige, et fait tomber ses coups sur des troupeaux, dont il fait un horrible carnage, croyant punir les Grecs. Il enchaîne ce que son bras a épargné, et il flagelle impitoyablement un bélier qu’il prend pour Ulysse ; d’où est venu le titre de la pièce, Ajax porte-fouet (μαστιγοφόρος), épithète ajoutée sans doute pour le distinguer d’Ajax le Locrien, autre tragédie de Sophocle, dont il ne reste que des fragments[1].

C’est à ce moment que la pièce commence. Le lieu de la scène est d’abord dans le camp des Grecs, devant la tente d’Ajax ; plus tard, lorsque Ajax se donne la mort, la scène est transportée dans un lieu écarté et sauvage, non loin du camp. Les exemples de ces changements de lieux ne sont pas rares dans le théâtre grec, quoi qu’en aient dit ceux qui ont voulu défendre la loi absolue des unités. L’exposition est faite par Minerve elle-même, qui raconte à Ulysse les événements de la nuit. Remarquons en passant l’art du poète, qui ne nous a pas montré Ajax au plus fort de l’accès de sa frénésie ; nous n’en voyons que le déclin. Par un habile emploi du clair-obscur, il a mis en récit tout ce qui aurait pu dégrader par trop son héros ; et de ce triste spectacle il fait sortir une impression religieuse, en mettant dans la bouche d’Ulysse ces deux vers, qui sont comme la morale de la pièce : « Je vois que tous, sur cette terre, nous ne sommes que des fantômes ou une ombre vaine. » À quoi Minerve ajoute : « Pénétré de cette vérité, garde-toi donc d’outrager les dieux par des paroles superbes, et de t’enorgueillir de ta force et de tes richesses. Un seul jour abaisse ou relève les grandeurs humaines : la modestie plaît aux dieux ; l’impiété les irrite. »

Bientôt la triste nouvelle se répand dans le camp ; le Chœur, composé de matelots salaminiens, compagnons d’Ajax, est l’écho des bruits qui circulent dans l’armée ; enfin la vérité se fait jour, et l’auteur du carnage est connu. Cette tente qui s’ouvre, et laisse voir Ajax tout sanglant, assis sur la terre, au milieu des troupeaux égorgés, est comme un poétique emblème du réveil de la raison après un funeste délire.

Lorsque, revenu a son bon sens, le héros reconnaît que ses coups, au lieu de frapper les ennemis qu’il croyait punir, n’ont porté que sur de vils troupeaux, la honte l’accable ; il se voit la fable de l’armée, il ne peut survivre à la perte de son honneur. Tecmesse, captive et concubine d’Ajax, essaie par ses supplications de le ramener à des sentiments plus calmes ; les guerriers salaminiens, ses compagnons, s’efforcent de le consoler ; mais rien n’ébranle la résolution qu’il a prise de se donner la mort. Il se montre plus tranquille en apparence ; sous prétexte d’aller se purifier par des ablutions sur le rivage de la mer, il cherche un endroit écarté, fixe en terre l’épée que lui a donnée Hector, et se précipite dessus.

Il faut rendre grâces à l’art avec lequel le poète a su conserver l’intérêt qui s’attache au héros, tout déchu qu’il est. Le monologue d’Ajax avant de se donner la mort est reconnu comme le morceau le plus brillant de la pièce. Dans nos idées modernes, elle aurait pu finir là ; mais il n’en est pas ainsi dans les idées antiques. Le deuil des amis de la victime faisait partie essentielle de la tragédie grecque ; il était surtout dans les idées religieuses d’alors de ne pas laisser son corps au pouvoir de ses ennemis, exposé à être privé de sépulture. Un débat s’élève donc sur le corps d’Ajax : Ménélas et Agamemnon veulent qu’il reste exposé aux oiseaux de proie ; Teucer déclare que rien ne l’empêchera de rendre les honneurs funèbres à son frère. Enfin Ulysse prend le parti de Teucer contre les Atrides, et la pièce se termine par la cérémonie des funérailles. »

Cette dernière partie n’est peut-être pas exempte de quelque langueur ; les longs discours de Ménélas et de Teucer, le dialogue entre Ulysse et Agamemnon, dégénèrent un peu en subtilités de rhétorique. Néanmoins, le rôle de Teucer est fort beau ; son amour fraternel et son indignation contre les ennemis d’Ajax s’exhalent avec une noble simplicité. C’est en effet l’éternel honneur des poëtes antiques d’exceller dans la peinture de tous les sentiments naturels. Ainsi, dans cette même pièce, le dévouement de Tecmesse pour son époux, sa tendresse maternelle qui s’inquiète pour son jeune enfant, lorsque Ajax demande à le voir, les adieux que le héros adresse à ce fils avant de mourir, tout cela est empreint d’une vérité profonde, tout cela émeut, parce que le poète touche là des cordes qui vibrent dans tous les cœurs.

Sur la date de la représentation de l’Ajax, nous n’avons le témoignage d’aucun grammairien, et la pièce elle-même ne fournit aucun indice. Nous sommes réduits sur ce point à des données purement négatives. Il est probable qu’elle est une des plus anciennes parmi les tragédies qui nous restent de Sophocle. D’abord, elle paraît antérieure au Philoctète ; c’est ce qu’on peut induire des vers 1047-1057 de ce dernier ouvrage, où il y a évidemment allusion à la scène de Teucer et de Ménélas, dans la dernière partie de l’Ajax. Il y a encore, dans le rhythme et le choix des mètres, une donnée qui peut faire ranger l’Ajax au nombre des ouvrages les plus anciens de ce poète ; on n’y voit nulle trace de certaines licences de versification, qu’il s’est permises dans d’autres pièces, et dont nous aurons occasion de parler ailleurs.

Mais c’est surtout la nature des idées morales et religieuses exprimées dans l’Ajax, qui me porte à le ranger parmi les ouvrages de la première époque de Sophocle. En le comparant à l’Œdipe à Colone, par exemple, on est frappé de l’intervalle immense qui les sépare. Il y a, il est vrai, dans le caractère d’Ajax une idée exagérée de la puissance humaine ; c’est l’homme des temps héroïques, c’est le guerrier qui doit tout à la force de son bras. Le délire qui égare son esprit est une punition de son irrévérence envers les dieux ; mais, dans la réalité, Ajax est victime de la colère de Minerve. Au fond du délit qui lui attire un châtiment si funeste, on ne voit guère qu’une rancune de la déesse, qui veut venger un grief personnel. L’intervention divine n’apparaît donc ici que dans un intérêt privé, et non dans l’intérêt de la loi morale. L’idée de la justice divine ne s’y élève pas encore à cette hauteur et à cette généralité, que Sophocle atteindra plus tard dans l’Œdipe à Colone.

Le Chœur, cherchant la cause de l’égarement d’Ajax, s’inquiète seulement de savoir s’il n’aurait pas offensé quelque divinité. Ainsi, v. 173-179 : « Est-ce Diane qui a poussé ton bras contre ces vils troupeaux ? ne lui aurais-tu pas rendu grâce de quelque victoire ? l’aurais-tu frustrée d’une riche dépouille, ou du produit de ta chasse ? ou le dieu Mars, irrité que tu aies mal reconnu ses secours, a-t-il vengé son affront par les horreurs de cette nuit ? »

Et ailleurs, après avoir réprouvé ce propos orgueilleux d’Ajax : « Avec les dieux, un lâche même peut obtenir la victoire ; moi, je me flatte, sans leur aide, d’obtenir cette gloire, » Calchas ajoute : « Une autre fois, Minerve le pressait de tourner son bras meurtrier contre les ennemis ; il lui répliqua par ces paroles pleines d’arrogance : Déesse, cours assister les autres Grecs ; jamais l’ennemi ne rompra nos rangs. C’est par ces discours et cet orgueil plus qu’humain qu’il s’est attiré la colère implacable de la déesse. »

De tout cela il résulte qu’Ajax est poursuivi surtout par une animosité propre à Minerve, qui veut venger sur lui des offenses personnelles.

La déesse ne joue-t-elle pas d’ailleurs dans cette tragédie un rôle peu digne de la divinité ? Elle descend à la duplicité : après avoir dit qu’elle a elle-même égaré l’esprit d’Ajax, elle s’adresse à lui, v. 89-90 : «. Ajax, c’est pour la seconde fois que je t’appelle ; t’inquiètes-tu si peu de celle qui te protège ? » Elle l’encourage dans son délire, elle prend plaisir à le faire extravaguer ; en un mot, elle met en pratique ce qu’elle vient de dire à Ulysse : « N’est-il pas doux de rire d’un ennemi ? »

Et pourtant on ne peut s’empêcher de plaindre Ajax ; on compatit à son malheureux sort ; on gémit sur l’abaissement de ce guerrier si vaillant ; Ulysse, son ennemi, est lui-même touché de pitié. Le sentiment moral est ici moins avancé dans la divinité que dans l’homme.

Quant à la date de la pièce, plusieurs indices autorisent à penser qu’elle fut représentée au milieu même de la guerre du Péloponnèse, entre les années 421 et 411, au temps où Alcibiade était exilé, et où les désastres de l’expédition de Sicile imminents ou consommés inspiraient un plus vif désir de la paix. Les maux de la guerre y sont déplorés dans un Chœur, v. 1182-1220, en termes plus énergiques que partout ailleurs, et, vers la fin, on y invoque Athènes comme une terre désirée de tous les citoyens, qui loin d’elle exposaient leur vie à tant de périls.

  1. Eschyle avait fait également une tragédie intitulée Ajax le Locrien, dont un seul fragment, qui ne forme pas même un vers complet, a été conservé par Zénobius. Proverb. VI, 14.