Traité élémentaire de chimie/Partie 1/Chapitre 6

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CHAPITRE VI.


De la nomenclature des acides en général, & particulièrement de ceux tirés du salpêtre & du sel marin.


Rien n’est plus aisé, d’après les principes posés dans le Chapitre précédent, que d’établir une nomenclature méthodique des acides : le mot acide sera le nom générique ; chaque acide sera ensuite différencié dans le langage comme il l’est dans la nature, par le nom de sa base ou de son radical. Nous nommerons donc acides en général, le résultat de la combustion ou de l’oxygénation du phosphore, du soufre & du charbon. Nous nommerons le premier de ces résultats acide phosphorique, le second acide sulfurique, le troisième acide carbonique. De même, dans toutes les occasions qui pourront se présenter, nous emprunterons du nom de la base la désignation spécifique de chaque acide.

Mais une circonstance remarquable que présente l’oxygénation des corps combustibles, & en général, d’une partie des corps qui se transforment en acides, c’est qu’ils sont suscepti-bles de différens degrés de saturation ; & les acides qui en résultent, quoique formés de la combinaison des deux mêmes substances, ont des propriétés fort différentes, qui dépendent de la différence de proportion. L’acide phosphorique, & surtout l’acide sulfurique, en fournissent des exemples. Si le soufre est combiné avec peu d’oxygène, il forme à ce premier degré d’oxygénation un acide volatil, d’une odeur pénétrante, & qui a des propriétés toutes particulières. Une plus grande proportion d’oxygène le convertit en un acide fixe, pesant, sans odeur, & qui donne dans les combinaisons des produits fort différens du premier. Ici le principe de notre méthode de nomenclature sembloit se trouver en défaut, & il paroissoit difficile de tirer du nom de la base acidifiable deux dénominations qui exprimassent, sans circonlocution & sans périphrase, les deux degrés de saturation. Mais la réflexion, & plus encore peut-être la nécessité, nous ont ouvert de nouvelles ressources, & nous avons cru pouvoir nous permettre d’exprimer les variétés des acides par de simples variations dans les terminaisons. L’acide volatil du soufre avoit été désigné par Stahl sous le nom d’acide sulfureux : nous lui avons conservé ce nom, & nous avons donné celui de sulfurique à l’acide du soufre complétement saturé d’oxygène. Nous dirons donc, en nous servant de ce nouveau langage, que le soufre, en se combinant avec l’oxygène, est susceptible de deux degrés de saturation ; le premier constitue l’acide sulfureux, qui est pénétrant & volatil ; le second constitue l’acide sulfurique, qui est inodore & fixe. Nous adopterons ce même changement de terminaison pour tous les acides qui présenteront plusieurs degrés de saturation ; nous aurons donc également un acide phosphoreux & un acide phosphorique, un acide acéteux & un acide acétique, & ainsi des autres.

Toute cette partie de la chimie aurait été extrêmement simple, & la nomenclature des acides n’auroit rien présenté d’embarrassant, si, lors de la découverte de chacun d’eux, on eut connu son radical ou sa base acidifiable. L’acide phosphorique, par exemple, n’a été découvert que postérieurement à la découverte du phosphore, & le nom qui lui a été donné a été dérivé en conséquence de celui de la base acidifiable dont il est formé. Mais lorsqu’au contraire l’acide a été découvert avant la base, ou plutôt lorsqu’à l’époque où l’acide a été découvert, on ignoroit quelle étoit la base acidifiable à laquelle il appartenoit, alors on a donné à l’acide & à la base des noms qui n’avoient aucun rapport entr’eux, & non-seulement on a surchargé la mémoire de dénominations inutiles, mais encore on a porté dans l’esprit des commençans & même des Chimistes consommés, des idées fausses que le temps seul & la réflexion peuvent effacer.

Nous citerons pour exemple l’acide du soufre. C’est du vitriol de fer qu’on a retiré cet acide dans le premier âge de la Chimie ; & on l’a nommé acide vitriolique, en empruntant son nom de celui de la substance dont il étoit tiré. On ignoroit alors que cet acide fût le même que celui qu’on obtenoit du soufre par la combustion.

Il en est de même de l’acide aériforme auquel on a donné originairement le nom d’air fixe ; on ignoroit que cet acide fût le résultat de la combinaison du carbone avec l’oxygène. De-là une infinité de dénominations qui lui ont été données, & dont aucune ne transmet des idées justes. Rien ne nous a été plus facile que de corriger & de modifier l’ancien langage à l’égard de ces acides : nous avons converti le nom d’acide vitriolique en celui d’acide sulfurique, & celui d’air fixe en celui d’acide carbonique ; mais il ne nous a pas été possible de suivre le même plan à l’égard des acides dont la base nous étoit inconnue. Nous nous som-
mes trouvés alors forcés de prendre une marche inverse ; & au lieu de conclure le nom de l’acide de celui de la base, nous avons nommé au contraire, la base d’après la dénomination de l’acide. C’est ce qui nous est arrivé pour l’acide qu’on retire du sel marin ou sel de cuisine. Il suffit, pour dégager cet acide, de verser de l’acide sulfurique sur du sel marin ; aussitôt il se fait une vive effervescence, il s’élève des vapeurs blanches d’une odeur très-pénétrante, & en faisant légèrement chauffer, on dégage tout l’acide. Comme il est naturellement dans l’état de gaz au degré de température & de pression dans lequel nous vivons, il faut des précautions particulières pour le retenir.
Pl. V - Fig. 5
L’appareil le plus commode & le plus simple pour les expériences en petit, consiste en une petite cornue G, planche V, figure 5, dans laquelle on introduit du sel marin bien sec ; on verse dessus de l’acide sulfurique concentré, & aussi tôt on engage le bec de la cornue sous de petites jarres ou cloches de verre A, même figure, qu’on a préalablement remplies de mercure. A mesure que le gaz acide se dégage, il passe dans la jarre & gagne le haut en déplaçant le mercure. Lorsque le dégagement se rallentit, on chauffe légèrement & on augmente le feu jusqu’à ce qu’il ne passe
plus rien. Cet acide a une grande affinité avec l’eau, & cette dernière en absorbe une énorme quantité. On peut s’en assurer en introduisant une petite couche d’eau dans la jarre de verre qui le contient ; en un instant l’acide se combine avec elle & disparoît en entier. On profite de cette circonstance dans les laboratoires & dans les arts, pour obtenir l’acide du sel marin sous la forme de liqueur. On se sert à cet effet de l’appareil représenté planche IV, figure première. Il consiste 1o. dans une cornue A, où l’on introduit le sel marin, & dans laquelle on verse de l’acide sulfurique par la tubulure H ; 2o. dans le ballon cb destiné à recevoir la petite quantité de liqueur qui se dégage ; 3o. dans une suite de bouteilles à deux goulots LL′L″L‴, qu’on remplit d’eau à moitié. Cette eau est destinée à absorber le gaz acide qui se dégage pendant la distillation. Cet appareil est plus amplement décrit dans la dernière partie de cet Ouvrage.
Pl. IV - Fig. 1

Quoiqu’on ne soit encore parvenu ni à composer, ni à décomposer l’acide qu’on retire du sel marin, on ne peut douter cependant qu’il ne soit formé, comme tous les autres, de la réunion d’une base acidifiable avec l’oxygène. Nous avons nommé cette base inconnue base muriatique, radical muriatique, en empruntant ce nom, à l’exemple de M. Bergman & de M. de Morveau, du mot latin muria, donné anciennement au sel marin. Ainsi, sans pouvoir déterminer quelle est exactement la composition de l’acide muriatique, nous désignerons sous cette dénomination un acide volatil, dont l’état naturel est d’être sous forme gazeuse au degré de chaleur & de pression que nous éprouvons, qui se combine avec l’eau en très-grande quantité & avec beaucoup de facilité ; enfin dans lequel le radical acidifiable tient si fortement à l’oxygène, qu’on ne connoît jusqu’à présent aucun moyen de les séparer.

Si un jour on vient à rapporter le radical muriatique à quelque substance connue, il faudra bien alors changer sa dénomination & lui donner un nom analogue à celui de la base dont la nature aura été découverte.

L’acide muriatique présente au surplus une circonstance très-remarquable ; il est, comme l’acide du soufre & comme plusieurs autres, susceptible de différens degrés d’oxygénation ; mais l’excès d’oxygène produit en lui un effet tout contraire à celui qu’il produit dans l’acide du soufre. Un premier degré d’oxygénation transforme le soufre en un acide gazeux volatil, qui ne se mêle qu’en petite quantité avec l’eau : c’est celui que nous désignons avec Stahl sous le nom d’acide sulfureux. Une dose plus forte d’oxygène le convertit en acide sulfurique, c’est-à-dire en un acide qui présente des qualités acides plus marquées, qui est beaucoup plus fixe, qui ne peut exister dans l’état de gaz qu’à une haute température, qui n’a point d’odeur & qui s’unit à l’eau en très-grande quantité. C’est le contraire dans l’acide muriatique ; l’addition d’oxygène le rend plus volatil, d’une odeur plus pénétrante, moins miscible à l’eau, & diminue ses qualités acides. Nous avions d’abord été tentés d’exprimer ces deux degrés de saturation, comme nous l’avions fait pour l’acide du soufre, en faisant varier les terminaisons. Nous aurions nommé l’acide le moins saturé d’oxygène acide muriateux, & le plus saturé acide muriatique ; mais nous avons cru que cet acide qui présente des résultats particuliers, & dont on ne connoît aucun autre exemple en Chimie, demandoit une exception, & nous nous sommes contentés de le nommer acide muriatique oxygéné.

Il est un autre acide que nous nous contenterons de définir, comme nous l’avons fait pour l’acide muriatique, quoique sa base soit mieux connue : c’est celui que les Chimistes ont désigné jusqu’ici sous le nom d’acide nitreux. Cet acide se tire du nitre ou salpêtre par des procédés analogues à ceux qu’on emploie pour obtenir l’acide muriatique. C’est également par l’intermède de l’acide sulfurique qu’on le chasse de la base à laquelle il est uni, & on se sert de même à cet effet de l’appareil représenté planche IV, fig. 1. À mesure que l’acide passe une partie se condense dans le ballon, l’autre est absorbée par l’eau des bouteilles LL′L″L‴ qui devient d’abord verte, puis bleue, & enfin jaune, suivant le degré de concentration de l’acide. Il se dégage pendant cette opération une grande quantité de gaz oxygène mêlé d’un peu de gaz azotique.

L’acide qu’on tire ainsi du salpêtre, est composé, comme tous les autres, d’oxygène uni à une base acidifiable, & c’est même le premier dans lequel l’existence de l’oxygène ait été bien démontrée. Les deux principes qui le constituent tiennent peu ensemble, & on les sépare aisément en présentant à l’oxygène une substance avec laquelle il ait plus d’affinité qu’il n’en a avec la base acidifiable qui constitue l’acide du nitre. C’est par des expériences de ce genre qu’on est parvenu à reconnoître que l’azote ou base de la mofette entroit dans sa composition, qu’elle étoit sa base acidifiable. L’azote est donc véritablement le radical nitrique, ou l’acide du nitre est un véritable acide azotique. On voit donc que pour être d’accord avec nous-mêmes & avec nos principes, nous aurions dû adopter l’une ou l’autre de ces manières de nous énoncer. Nous en avons été détournés cependant par différens motifs ; d’abord il nous a paru difficile de changer le nom de nitre ou de salpêtre généralement adopté dans les arts, dans la société & dans la Chimie. Nous n’avons pas cru, d’un autre côté, devoir donner à l’azote le nom de radical nitrique, parce que cette substance est également la base de l’alcali volatil ou ammoniaque, comme l’a découvert M. Berthollet. Nous continuerons donc de désigner sous le nom d’azote la base de la partie non respirable de l’air atmosphérique, qui est en même temps le radical nitrique & le radical ammoniaque. Nous conserverons également le nom de nitreux & de nitrique à l’acide tiré du nitre ou salpêtre. Plusieurs Chimistes d’un grand poids ont désapprouvé notre condescendance pour les anciennes dénominations ; ils auroient préféré que nous eussions dirigé uniquement nos efforts vers la perfection de la nomenclature, que nous eussions reconstruit l’édifice du langage chimique de fond en comble, sans nous embarrasser de le raccorder avec d’anciens usages dont le temps effacera insensiblement le souvenir : & c’est ainsi que nous nous sommes trouvés exposés à la fois à la critique & aux plaintes des deux partis opposés.

L’acide du nitre est susceptible de se présenter dans un grand nombre d’états qui dépendent du degré d’oxygénation qu’il a éprouvé, c’est-à-dire, de la proportion d’azote & d’oxygène qui entre dans sa composition. Un premier degré d’oxygénation de l’azote constitue un gaz particulier, que nous continuerons de désigner sous le nom de gaz nitreux : il est composé d’environ 2 parties en poids d’oxygène & d’une d’azote, & dans cet état il est immiscible à l’eau. Il s’en faut beaucoup que l’azote dans ce gaz soit saturé d’oxygène, il lui reste au contraire une grande affinité pour ce principe, & il l’attire avec une telle activité, qu’il l’enlève même à l’air de l’atmosphère sitôt qu’il est en contact avec lui. La combinaison du gaz nitreux avec l’air de l’atmosphère est même devenue un des moyens qu’on emploie pour déterminer la quantité d’oxygène contenue dans ce dernier, & pour juger de son degré de salubrité. Cette addition d’oxygène convertit le gaz nitreux en un acide puissant qui a une grande affinité avec l’eau, & qui est susceptible lui-même de différens degrés d’oxygénation. Si la proportion de l’oxygène & de l’azote est au-dessous de trois parties contre une, l’acide est rouge & fumant : dans cet état nous le nommons acide nitreux ; on peut en le faisant légèrement chauffer, en dégager du gaz nitreux. Quatre parties d’oxygène contre une d’azote donnent un acide blanc & sans couleur, plus fixe au feu que le précédent, qui a moins d’odeur, & dont les deux principes constitutifs sont plus solidement combinés : nous lui avons donné, d’après les principes exposés ci-dessus, le nom d’acide nitrique.

Ainsi l’acide nitrique est l’acide du nitre surchargé d’oxygène ; l’acide nitreux est l’acide du nitre surchargé d’azote, ou, ce qui est la même chose, de gaz nitreux ; enfin le gaz nitreux est l’azote qui n’est point assez saturé d’oxygène pour avoir les propriétés des acides. C’est ce que nous nommerons plus bas un oxide.