Traité de la musique/Livre 1/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)
◄  Chapitre 1 Livre premier Chapitre 3   ►



CHAPITRE II.
DÉFINITION DE LA MUSIQUE ET DE LA MODULATION.

L. M. Nous n’avons pas l’intention de contester sur les mots : mettons donc toute notre attention, si tu le veux bien, à examiner quelle est la nature et l’essence de cet art, quel qu’il soit. — L’É. Examinons cette question : car je désire vivement apprendre jusqu’où s’étend le domaine de cet art. — L. M. Définis donc la musique. — L’É. Je n’ose. — L. M. Pourrais-tu voir du moins si ma définition est juste? — L’É. J’essaierai quand tu l’auras formulée. — L. M. La musique est une science qui apprend à bien moduler. Es-tu de cet avis? — L’É. Peut-être, si je voyais clairement en quoi consiste la modulation. — L. M. N’as-tu jamais entendu prononcer ce mot, ou ne l’as-tu entendu qu’à propos du chant et de la danse? — L’É. C’est cela même; mais comme je remarque que moduler[1] vient de modus, juste mesure, et qu’il y a une mesure à garder dans tout ce que l’on fait de bien, tandis que dans le chant et dans la danse il y a une infinité de choses basses, quoique attrayantes; je voudrais comprendre parfaitement ce qu’on entend par modulation : car ce seul mot renferme presque entièrement la définition d’un art aussi étendu que la musique, et il ne s’agit point d’apprendre ici les secrets des chanteurs et des histrions.

L. M. Tu viens de dire que, même en dehors de la musique, il fallait garder dans nos actions une certaine mesure ; néanmoins le terme de modulation entre dans la définition de la musique ; n’en sois pas surpris : ignores-tu donc que la parole est appelée le privilège et le don de l’orateur? — L’É. Je le sais bien, mais pourquoi cette question? — L. M. Le voici : quand ton valet, tout grossier et tout ignorant qu’il est, répond par un seul mot à ta demande, conviens-tu qu’il parle? — L’É. J’en conviens. — L. M. Est-il pour cela un orateur? — L’É. Non certes. — L. M. Il n’a donc pas manié la parole, en prononçant quelques mots, quoique parole vienne de parler. — L’É. D’accord ; mais cette fois encore où veux-tu en venir? — L. M. À te faire comprendre que la modulation est un terme qui peut n’appartenir qu’à la musique, bien que le mot modus qui l’a formé puisse s’appliquer à d’autres objets. Ainsi le don de la parole est attribué exclusivement aux orateurs, quoique personne ne s’exprime sans parler, et que parole vienne de parler. — L’É. Je comprends maintenant.

3. Quant à l’observation que tu as faite ensuite, qu’il y a dans les chants et dans les danses des grossièretés qu’on ne saurait appeler modulation sans dégrader cet art presque divin, elle est parfaitement juste. Voyons donc d’abord ce qu’il faut entendre par moduler; ensuite, par bien moduler, car ce n’est pas sans raison que le mot bien a été ajouté à la définition. Quant au mot science, il ne faut pas non plus le passer légèrement; voilà les trois termes, si je ne me trompe, dont se compose la définition. — L’É. J’y consens.

L. M. Nous reconnaissons donc que modulation dérive de modus. Faut-il craindre qu’il n’y ait excès ou défaut de mesure que dans les objets mis en mouvement? Et, quand il n’y a pas mouvement, doit-on craindre que la mesure ne soit pas observée? — L’É. Pour cela non. — L. M. Ainsi, nous pouvons définir la modulation, l’art dans les mouvements, ou du moins l'art d'exécuter des mouvements réguliers. Car il nous serait impossible de dire qu'un objet obéit à un mouvement régulier, s'il ne gardait une mesure. — UE. Cela serait impossible sans doute; mais alors il faudra comprendre sous le terme de modulation tout ce qui sera bien fait. Car^^fans mouvement ré- guljerjj;|en ne peut bien s'exécuter. — L. M. Et si tous ces actes s'accomplissaient d'après les lois de la musique, bien que le mot de modu- lation soit à juste titre plus communément employé à propos des instruments de musique ? Tu distingues bien , j'imagine , un ouvrage tourné soit en bois, soit en argent, soit en toute autre matière, du mouvement qu'exécute l'ouvrier pour le faire. — LE. La différence est profonde, je l'avoue. — L. M. Ce mouve- ment est-il exécuté pour lui-même, ou en vue de l'objet à tourner? — L'E. Evidemment en vue de l'objet. — L. M. Eii bien ! si quelqu'un meut son corps sans autre but (jue de le mou- voir avec grâce et avec élégance, ne dirons- nous pas qu'il danse? — LE. D'accord. — L. M. Quand donc penses-tu qu'une chose est supérieure et en quelque sorte maîtresse? Est- ce quand on la recherche en vue d'elle-même ou dans un autre but? — LE. C'est évidem- ment quand on la recherche en vue d'elle- même. — L. M. Rappelle-toi donc la définition que nous avons donnée tout à l'heure de la modulation. Nous avons établi qu'elle n'était que l' art d ans les mouvements ; vois mainte- nant à quels mouvements doit s'appliquer de préférence cette définition; est-ce à ceux (jui sont pour ainsi dire indé|iendants, je veux dire qu'on recherche pour eux-mêmes, et qui ont en eux-mêmes la vertu de plaire, ou bien à ceux qui ont je ne sais (|uoi de servile? car tout ce qui ne s'appartient pas et sert à une fin qui lui est étrangère est réduit à une sorte de servitude. — LE. 11 est clair qu'elle s'applique à ceux qu'on recherciic pour eux-mêmes. — L. M. Il est donc prol)ablc que la science des modulations est une science (jui consiste à bien ordonner les mouvements, à les rendre capables d'exciter l'intérêt et par conséquent de plaire par eux-mêmes. — LE. C'est fort probable.


  1. Modulari : soumettre à la mesure, à la règle.