Traité des trois imposteurs/Chapitre 2

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CHAPITRE II.

Des raisons qui ont engagé les hommes à se figurer un Être invisible qu’on nomme communément Dieu.
§. 1.

Ceux qui ignorent les causes physiques ont une crainte[1] naturelle qui procède de l’inquiétude & du doute où ils sont s’il existe un Être ou une puissance qui ait le pouvoir de leur nuire ou de les conserver. De là le penchant qu’ils ont à feindre des causes invisibles, qui ne sont que des Phantômes de leur imagination, qu’ils invoquent dans l’adversité & qu’ils louent dans la prospérité. Ils s’en font des Dieux à la fin, & cette crainte chimérique des puissances invisibles est la source des Religions que chacun se forme à sa mode. Ceux à qui il importoit que le peuple fût contenu & arrêté par de semblables rêveries ont entretenu cette semence de Religion, en ont fait une loi, & ont enfin réduit les peuples, par les terreurs de l’avenir, à obéir aveuglément.

§. 2.

La source des Dieux étant trouvée, les hommes ont cru qu’ils leur ressembloient & qu’ils faisoient comme eux toutes choses pour quelque fin. Ainsi ils disent & croient unanimement que Dieu n’a rien fait que pour l’homme, & réciproquement que l’homme n’est fait que pour Dieu. Ce préjugé est général, & lorsqu’on réfléchit sur l’influence qu’il a dû nécessairement avoir sur les mœurs & les opinions des hommes, on voit clairement que c’est là qu’ils ont pris occasion de se former des idées fausses du bien & du mal, du mérite & du démérite, de l’honneur & de la honte, de l’ordre & de la confusion, de la beauté & de la difformité, & des autres choses semblables.

§. 3.

Chacun doit demeurer d’accord que tous les hommes sont dans une profonde ignorance en naissant, & que la seule chose qui leur soit naturelle, est de chercher ce qui leur est utile & profitable : de là vient : 1°. qu’on croît qu’il suffit d’être libre de sentir par soi-même qu’on peut vouloir & souhaiter sans se mettre nullement en peine des causes qui disposent à vouloir & à souhaiter, parce qu’on ne les connaît pas  ; 2°. comme les hommes ne font rien que pour une fin qu’ils préfèrent à toute autre, ils n’ont pour but que de connaître les causes finales de leurs actions & ils s’imaginent qu’après cela ils n’ont plus aucun sujet de doute, & comme ils trouvent en eux-mêmes & hors d’eux plusieurs moyens de parvenir à ce qu’ils se proposent, vu qu’ils ont, par exemple, un soleil pour les éclairer, &c., ils ont conclu qu’il n’y a rien dans la nature qui ne soit fait pour eux, & dont ils ne puissent jouir & disposer  ; mais comme ils savent que ce n’est point eux qui ont fait toutes ces choses, ils se sont crus bien fondés à imaginer un être suprême auteur de tout en un mot ils ont pensé que tout ce qui existe était l’ouvrage d’une ou de plusieurs Divinités. D’un autre côté la nature des Dieux que les hommes ont admis leur étant inconnue, ils en ont jugé par eux-mêmes, s’imaginant qu’ils étaient susceptibles des mêmes passions qu’eux  ; & comme les inclinations des hommes sont différentes, chacun a rendu à sa Divinité un culte selon son humeur, dans la vue d’attirer ses bénédictions & de la faire servir par là toute la nature à ses propres désirs.

§. 4.

C’est de cette manière que le préjugé s’est changé en superstition  ; il s’est enraciné de telle sorte, que les gens les plus grossiers se sont crus capables de pénétrer dans les causes finales comme s’ils en avaient une entière connaissance. Ainsi, au lieu de faire voir que la nature ne fait rien en vain, ils ont cru que Dieu & la nature pensoient à la façon des hommes. L’expérience ayant fait connaître qu’un nombre infini de calamités troublent les douceurs de la vie comme les orages, les tremblements de terre, les maladies, la faim, la soif, &c., on attribua tous ces maux à la colère céleste, on crut la Divinité irritée contre les offenses des hommes qui n’ont pu ôter de leur tête une pareille chimère, ni se désabuser de ces préjugés par les exemples journaliers qui leur prouvent que les biens & les maux ont été de tout temps communs aux bons & aux méchants. Cette erreur vient de ce qu’il leur fut plus facile de demeurer dans leur ignorance naturelle que d’abolir un préjugé reçu depuis tant de siècles & d’établir quelque chose de vraisemblable.

§. 5.

Ce préjugé les a conduits à un autre qui est de croire que les jugements de Dieu étoient incompréhensibles, & que par cette raison la connoissance de la vérité étoit au-dessus des forces de l’esprit humain  ; erreur où l’on seroit encore, si les mathématiques, la physique & quelques autres sciences ne l’avoient détruite.

§. 6.

Il n’est pas besoin de longs discours pour montrer que la nature ne se propose aucune fin, & que toutes les causes finales e sont que des fictions humaines. Il suffit de prouver que cette doctrine ôte à Dieu les perfections qu’on lui attribue. C’est ce que nous allons faire voir.

Si Dieu agit pour une fin, soit pour lui-même, soit pour quelque autre, il désire ce qu’il n’a point, & il faudra convenir qu’il y a un temps auquel Dieu n’ayant pas l’objet pour lequel il agit, il a souhaité l’avoir  : ce qui est faire un Dieu indigent. Mais pour ne rien omettre de ce qui peut appuyer le raisonnement de ceux qui tiennent l’opinion contraire  ; supposons par exemple qu’une pierre qui se détache d’un bâtiment tombe sur une personne & la tue, il faut bien, disent nos ignorants, que cette pierre soit tombée à dessein pour tuer cette personne , or cela n’a pu arriver que parce que Dieu l’a voulu. Si on leur répond que c’est le vent qui a causé cette chute dans le temps que ce pauvre malheureux passoit, ils vous demanderont d’abord pourquoi il passoit précisément dans ce moment que le vent ébranloit cette pierre. Répliquez-leur qu’il alloit dîner chez un de ses amis qu’il l’en avoit prié, ils voudront savoir pourquoi cet ami l’avoit plutôt prié dans ce temps-là que dans un autre  ; ils vous feront aussi une infinité de questions bizarres pour remonter de causes en causes & vous faire avouer que la seule volonté de Dieu qui est l’asile des ignorants, est la cause première de la chute de cette pierre. De même lorsqu’ils voient la structure du corps humain, ils tombent dans l’admiration  ; & de ce qu’ils ignorent les causes des effets qui leur paroissent si merveilleux, ils concluent que c’est un effet surnaturel auquel les causes qui nous sont connues ne peuvent avoir aucune part. De là vient que celui qui veut examiner à fond les œuvres de la création, & pénétrer en vrai Savant dans leurs causes naturelles, sans s’asservir aux préjugés formés par l’ignorance, passe pour un impie, ou est bientôt décrié par la malice de ceux que le vulgaire reconnaît pour les interprètes de la nature & des Dieux : ces âmes mercenaires savent très bien que l’ignorance qui tient le peuple dans l’étonnement, est ce qui les fait subsister & qui conserve leur crédit.

§. 7.

Les hommes s’étant donc imbus de la ridicule opinion que tout ce qu’ils voyent est fait pour eux, se sont fait un point de Religion d’appliquer tout à eux-mêmes, & de juger des choses par le profit qu’ils en retirent. C’est là-dessus qu’ils ont formé des notions qui leur servent à expliquer la nature des choses, à juger du bien & du mal, de l’ordre & du désordre, du chaud & du froid, de la beauté & de la laideur, &c., qui dans le fond ne sont point ce qu’ils s’imaginent : maîtres de former ainsi leurs idées, ils se flattèrent d’être libres  ; ils se crurent en droit de décider de la louange & du blâme, du bien & du mal  ; ils ont appelé bien ce qui tourne à leur profit & ce qui regarde le culte divin & mal au contraire, ce qui ne convient ni à l’un ni à l’autre : & comme les ignorans ne sont capables de juger de rien, & n’ont aucune idée des choses que par le secours de l’imagination qu’ils prennent pour le jugement, ils nous disent que l’on ne connoît rien dans la nature, & se figurent un ordre particulier dans le monde. Enfin ils croient les choses bien ou mal ordonnées, suivant qu’ils ont de la facilité ou de la peine à les imaginer, quand le sens les leur représente  ; & comme on s’arrête volontiers à ce qui fatigue le moins le cerveau, on se persuade d’être bien fondé à préférer l’ordre à la confusion  ; comme si l’ordre était autre chose qu’un pur effet de l’imagination des hommes. Ainsi, dire que Dieu a tout fait avec ordre, c’est prétendre que c’est en faveur de l’imagination humaine qu’il a créé le monde, de la manière la plus facile à être conçue par elle : ou, ce qui, au fond est la même chose, que l’on connaît avec certitude les rapports & les fins de tout ce qui existe, assertion trop absurde pour mériter d’être réfutée sérieusement.

§. 8.

Pour ce qui est des autres notions, ce sont de purs effets de la même imagination, qui n’ont rien de réel, & qui ne sont que des différentes affections ou modes dont cette faculté est susceptible : quand, par exemple, les mouvements que les objets impriment dans les nerfs, par le moyen des yeux, sont agréables aux sens, on dit que ces objets sont beaux. Les odeurs sont bonnes ou mauvaises, les saveurs douces ou amères, ce qui se touche dur ou tendre, les sons rudes & les sons frappent ou pénètrent les sens  ; c’est d’après ces idées qu’il se trouve des gens qui croient que Dieu se plaît à la mélodie, tandis que d’autres ont cru que les mouvements célestes étaient un concert harmonieux : ce qui marque bien que chacun se persuade que les choses sont telles qu’il se les figure, ou que le monde est purement imaginaire. Il n’est dont point étonnant qu’il se trouve à peine deux hommes d’une même opinion & qu’il y en ait même qui se fassent gloire de douter de tout : car, quoique les hommes aient un même corps, & qu’ils se ressemblent tous à beaucoup d’égards, il diffèrent néanmoins à beaucoup d’autres  ; de là vient que ce qui semble bon à l’un devient mauvais pour l’autre, que ce qui plaît à celui-ci déplaît à celui-là. D’où il est aisé de conclure que les sentiments ne diffèrent qu’en raison de l’organisation & de la diversité des coexistances, que le raisonnement y a peu de part, & qu’enfin les notions des choses du monde ne sont qu’un pur effet de la seule imagination.

§. 9.

Il est donc évident que toutes les raisons dont le commun des hommes a coutume de se servir, lorsqu’il se mêle d’expliquer la nature, ne sont que des façons d’imaginer qui ne peuvent rien moins que ce qu’il prétend  ; l’on donne à ces idées des noms, comme si elles existoient ailleurs que dans un cerveau prévenu  ; on devroit les appeler, non des êtres, mais des pures chimères. À l’égard des arguments fondés sur ces notions, il n’est rien de plus aisé que de les réfuter, par exemple.

S’il était vrai, nous dit-on, que l’Univers fût un écoulement & une suite nécessaire de la nature divine, d’où viendraient les imperfections & les défauts qu’on y remarque  ? Cette objection se réfute sans nulle peine. On ne saurait juger de la perfection & de l’imperfection d’un être qu’autant qu’on en connaît l’essence & la nature ; & c’est s’abuser étrangement que de croire qu’une chose est plus ou moins parfaite suivant qu’elle plaît ou déplaît, & qu’elle est utile ou nuisible à la nature humaine. Pour fermer la bouche à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a point créé tous les hommes bons & heureux, il suffit de dire que tout est nécessairement ce qu’il est, & que dans la nature il n’y a rien d’imparfait puisque tout découle de la nécessité des choses.

§. 10.

Cela posé, si l’on demande ce que c’est que Dieu, je réponds que ce mot nous représente l’Être universel dans lequel, pour parler comme saint Paul, nous avons la vie, le mouvement & l’être. C’est notion n’a rien qui soit indigne de Dieu  ; car, si tout est Dieu, tout découle nécessairement de son essence, & il faut absolument qu’il soit tel que ce qu’il contient, puisqu’il est incompréhensible que des êtres tout matériels soient maintenus & contenus dans un être qui ne le soit point. Cette opinion n’est point nouvelle  ; Tertullien, l’un des plus savants hommes que les Chrétiens aient eu, a prononcé contre Appelles, que ce qui n’est pas corps n’est rien, & contre Praxéas, que toute substance est un corps[2]. Cette doctrine cependant n’a pas été condamnée dans les quatre premiers Conciles Œcuméniques ou généraux[3].

§. 11.

Ces idées sont claires, simples & les seules même qu’un bon esprit puisse se former de Dieu. Cependant il y a peu de gens qui se contentent d’une telle simplicité. Le peuple grossier & accoutumé aux flatteries des sens demande un Dieu qui ressemble aux Rois de la terre. Cette pompe, ce grand éclat qui les environne l’éblouit de telle sorte que lui ôter l’espérance d’aller, après la mort, grossir le nombre des courtisans célestes, pour jouir avec eux des mêmes plaisirs qu’on goûte à la Cour des Rois  ; c’est priver l’homme de la seule consolation qui l’empêche de se désespérer dans les misères de la vie. On dit qu’il faut un Dieu juste & vengeur qui punisse & récompense  ; on veut un Dieu susceptible de toutes les passions humaines, on lui donne des pieds, des mains, des yeux & des oreilles, & cependant on ne veut point qu’un Dieu constitué de la sorte ait rien de matériel. On dit que l’homme est son chef-d’œuvre & même son image, mais on ne veut pas que la copie soit semblable à l’original. Enfin, le Dieu du peuple d’aujourd’hui est sujet à bien plus de formes que le Jupiter des Payens. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que plus ces notions se contredisent & choquent le bon sens, plus le vulgaire les révère, parce qu’il croit opiniâtrement ce que les Prophètes en ont dit, quoique ces visionnaires ne fussent parmi les Hébreux que ce qu’étaient les augures & les devins chez les Payens. On consulte la Bible, comme si Dieu & la nature s’y expliquaient d’une façon particulière  ; quoique ce livre ne soit qu’un tissu de fragments cousus ensemble en divers temps, ramassés par diverses personnes & publiés de l’aveu des Rabbins, qui ont décidé, suivant leur fantaisie, de ce qui devait être approuvé ou rejeté, selon qu’ils l’ont trouvé conforme ou opposé à la Loi de Moyse[4]. Telle est la malice & la stupidité des hommes. Ils passent leur vie à chicaner & persistent à respecter un livre où il n’y a guère plus d’ordre que dans l’Alcoran de Mahomet  ; un livre, dis-je, que personne n’entend, tant il est obscur & mal conçu  ; un livre qui ne sert qu’à fomenter des divisions. Les Juifs & les Chrétiens aiment mieux consulter ce grimoire que d’écouter la Loi naturelle que Dieu, c’est-à-dire la Nature, en tant qu’elle est le principe de toutes choses, a écrit dans le cœur des hommes. Toutes les autres lois ne sont que des fictions humaines, & de pures illusions mises au jour, non par les Démons ou mauvais Esprits, qui n’existèrent jamais qu’en idée, mais par la politique des Princes & des Prêtres. Les premiers ont voulu par là donner plus de poids à leur autorité, & ceux-ci ont voulu s’enrichir par le débit d’une infinité de chimères qu’ils vendent cher aux ignorans.

Toutes les autres lois qui ont succédé à celle de Moyse, j’entends les lois des Chrétiens, ne sont appuyées que sur cette Bible dont l’original ne se trouve point, qui contient des choses surnaturelles & impossibles, qui parle de récompenses & de peines pour les actions bonnes ou mauvaises, mais qui ne sont que pour l’autre vie, de peur que la fourberie ne soit découverte, nul n’en étant jamais revenu. Ainsi, le peuple, toujours flottant entre l’espérance & la crainte est retenu dans son devoir par l’opinion qu’il a que Dieu n’a fait les hommes que pour les rendre éternellement heureux ou malheureux. C’est là ce qui a donné lieu à une infinité de Religions.

  1. Cætera qua fieri in terris ,Cæloque tuentur
    Mortales pavidis cum pendent mentibus sæpe
    Efficiunt animos humileis formidine Divum,
    Depressosque premunt ad terram, propterea quod
    Ignorantia causorum conferre Deorum
    Cogit ad imperium res, & concedere regnum : &
    Quorur operum causas nulla ratione videre
    I offunt hæc fieri Divino numine rentur.

      Lucret, de rer. nat. Lib. VI, vs, 49. & seqq.

  2. Quis autem negabit Deum esse corpus, etsi Deus Spiritus  ? Spiritus ? Spiritus etiam corporis sui generis, in sua effigie. Tertul. adv. Prax. Cap. 7.
  3. Ces quatre premiers Conciles sont : 1o celui de Nicée, en 325, sous Constantin & le pape Sylvestre  ; 2o celui de Constantinople, en 381, sous Gratien, Valentinien & Théodose, & le pape Damase I   ; 3o celui d’Ephèse, en 431, sous Théodose le jeune & Valentinien, & le pape Célestin  ; 4o celui de Chalcédoine, en 451, sous Valentinien & Martian, & le pape Léon I.
  4. Le Talmud porte que les Rabbins délibèrent s’ils ôteraient le Livre des Proverbes & celui de l’Ecclésiaste du nombre des Canoniques ; ils les laissèrent parce qu’il y est parlé avec éloges de Moyse et de sa Loi. Les Prophéties d’Ezéchiel auraient été retranchés du Catalogue Sacré, si un certain chanoine n’avait entrepris de les concilier avec la même Loi.