Traité politique/De la démocratie

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Traduction par Émile Saisset.
Traité politiqueCharpentierII (p. 464-467).

CHAPITRE XI. DE LA DÉMOCRATIE.

1. Je passe enfin au troisième gouvernement, complètement absolu, que nous appelons démocratie. Ce qui le distingue essentiellement, nous l’avons dit, du gouvernement aristocratique, c’est que, dans ce dernier, la seule volonté du conseil suprême et une libre élection font nommer tel ou tel citoyen patricien, en sorte que nul ne possède à titre héréditaire et ne peut demander ni le droit de suffrage, ni le droit d’occuper les fonctions publiques, au lieu qu’il en est tout autrement dans le gouvernement dont nous allons parler. En effet, tous ceux qui ont pour parents des citoyens, ou qui sont nés sur le sol même de la patrie, ou qui ont bien mérité de la république, ou enfin qui doivent la qualité de citoyen à quelqu’un des motifs assignés par la loi, tous ceux-là, dis-je, ont le droit de suffrage dans le conseil suprême et le droit d’occuper des fonctions publiques, et l’on ne peut le leur refuser, sinon pour cause de crime ou d’infamie.

2. Si donc il est réglé par une loi que les anciens seulement qui auront atteint un âge déterminé, – ou les seuls aînés, dès que leur âge le permet, – ou ceux qui payent à la république une somme d’argent déterminée, – possèdent le droit de suffrage dans le conseil suprême et le droit de participer aux affaires publiques, bien qu’il puisse arriver, par cette raison, que le conseil suprême y soit composé d’un plus petit nombre de citoyens que dans le gouvernement aristocratique, il faut cependant appeler démocratiques des gouvernements de cette sorte, parce que les citoyens qui doivent gouverner la république n’y sont pas choisis comme les plus dignes par le conseil suprême, mais sont désignés par la loi. Et quoique par cette raison des gouvernements de cette sorte, – c’est-à-dire ceux où l’on ne voit pas les meilleurs citoyens gouverner, mais des individus que le hasard a faits riches, ou les aînés, – paraissent inférieurs au gouvernement aristocratique, cependant, si nous considérons la pratique ou la nature commune des hommes, la chose reviendra au même. Car les patriciens jugeront toujours comme les meilleurs les gens riches ou bien ceux qui leur sont unis par les liens du sang ou de l’amitié ; et à coup sûr si les patriciens devaient élire leurs collègues patriciens, sans passion et en vue du seul intérêt public, il n’y aurait point de gouvernement à opposer au gouvernement aristocratique. Mais la pratique a démontré surabondamment que les choses se passent d’une tout autre façon, surtout dans les oligarchies, où la volonté des patriciens, par le manque de rivaux, est plus que partout ailleurs dégagée de toute loi. Là, en effet, ce que les patriciens ont le plus à cœur, c’est de repousser du conseil les plus dignes citoyens et ils choisissent pour collègues des gens qui n’ont d’autre volonté que la leur ; de telle façon que dans un pareil gouvernement les affaires se font bien plus mal, parce que l’élection des patriciens dépend de la volonté complètement libre de quelques individus, je veux dire, d’une volonté exempte de toute loi. Mais je reviens à mon sujet.

3. D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratique. Mais mon but n’est pas de m’occuper de chacun d’eux, mais seulement de celui où, sans exception, tous ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, qui de plus sont leurs maîtres et vivent honnêtement, ont le droit de suffrage dans le conseil souverain et le droit d’occuper des fonctions dans le gouvernement. Je dis expressément : ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, pour exclure les étrangers, qui sont censés dépendre d’un autre gouvernement. J’ai ajouté : qui sont leurs maîtres pour le reste, voulant exclure par cette clause les femmes et les esclaves, qui vivent en puissance de maris ou de maîtres, ainsi que les enfants et les pupilles tout le temps qu’ils demeurent sous la domination de leurs parents et de leurs tuteurs. J’ai dit enfin : et qui vivent honnêtement, pour écarter principalement tous ceux qui par quelque crime ou par une vie honteuse sont tombés dans l’infamie.

4. Mais, me demandera peut-être quelqu’un, est-ce par une loi naturelle ou par une institution que les femmes sont sous la puissance des hommes ? Car si ce n’est que par une institution humaine, assurément aucune raison ne nous oblige à exclure les femmes du gouvernement. Mais si nous consultons l’expérience, nous verrons que l’exclusion des femmes est une suite de leur faiblesse. En effet, on n’a vu nulle part régner ensemble les hommes et les femmes ; au contraire, partout où l’on rencontre des hommes et des femmes, les femmes sont gouvernées et les hommes gouvernent, et de cette façon la concorde existe entre les deux sexes. Tout au contraire les amazones, qui régnèrent jadis, suivant la tradition, ne permettaient pas aux hommes de demeurer dans leur pays ; elles n’élevaient que leurs filles et tuaient leurs enfants mâles. Or, s’il était naturel que les femmes fussent égales aux hommes et pussent rivaliser avec eux tant par la grandeur d’âme que par l’intelligence qui constitue avant tout la puissance de l’homme et partant son droit, à coup sûr, parmi tant de nations différentes, on en verrait quelques-unes où les deux sexes gouverneraient également, et d’autres où les hommes seraient gouvernés par les femmes et élevés de manière à être moins forts par l’intelligence. Comme pareille chose n’arrive nulle part, on peut affirmer sans restriction que la nature n’a pas donné aux femmes un droit égal à celui des hommes, mais qu’elles sont obligées de leur céder ; donc il ne peut pas arriver que les deux sexes gouvernent également, encore moins que les hommes soient gouvernés par les femmes. Considérons en outre les passions humaines : n’est-il pas vrai que le plus souvent les hommes n’aiment les femmes que par l’effet d’un désir sensuel et n’estiment leur intelligence et leur sagesse qu’autant qu’elles ont de la beauté ? Ajoutez que les hommes ne peuvent souffrir que la femme qu’ils aiment accorde aux autres la moindre faveur, sans parler d’autres considérations pareilles qui démontrent facilement qu’il ne se peut faire, sans grand dommage pour la concorde, que les hommes et les femmes gouvernent également. Mais en voilà assez sur cet objet…

Le reste manque.