Traité sur la tolérance/Édition 1763/20

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s.n. (édition originale) (p. 153-158).
CHAPITRE XX.
S’il eſt utile d’entretenir le Peuple dans la ſuperſtition ?


TElle eſt la faibleſſe du Genre-Humain, & telle eſt ſa perverſité, qu’il vaut mieux ſans doute pour lui d’être ſubjugué par toutes les ſuperſtitions poſſibles, pourvu qu’elles ne ſoient point meurtrières, que de vivre ſans Religion. L’homme a toujours eu beſoin d’un frein ; & quoiqu’il fût ridicule de ſacrifier aux Faunes, aux Sylvains, aux Naïades, il était bien plus raiſonnable & plus utile d’adorer ces images fantaſtiques de la Divinité, que de ſe livrer à l’athéiſme. Un Athée qui ſerait raiſonneur, violent & puiſſant, ſerait un fléau auſſi funeſte qu’un ſuperſtitieux ſanguinaire.

Quand les hommes n’ont pas de notions ſaines de la Divinité, les idées fauſſes y ſuppléent, comme dans les temps malheureux on trafique avec de la mauvaiſe monnoye, quand on n’en a pas de bonne. Le Païen craignait de commettre un crime, de peur d’être puni par les faux Dieux. Le Malabare craint d’être puni par ſa Pagode. Par-tout où il y a une Société établie, une Religion eſt néceſſaire ; les Loix veillent ſur les crimes commis, & la Religion ſur les crimes ſecrets.

Mais lorſqu’une fois les hommes ſont parvenus à embraſſer une Religion pure & ſainte, la ſuperſtition devient, non ſeulement inutile, mais très-dangereuſe. On ne doit pas chercher à nourrir de gland ceux que Dieu daigne nourrir de pain.

La ſuperſtition eſt à la Religion ce que l’Aſtrologie eſt à l’Aſtronomie, la fille très-folle d’une mère très-ſage. Ces deux filles ont long-temps ſubjugué toute la terre.

Lorſque dans nos ſiècles de barbarie il y avait à peine deux Seigneurs féodaux qui euſſent chez eux un nouveau Teſtament, il pouvait être pardonnable de préſenter des fables au vulgaire, c’eſt-à-dire, à ces Seigneurs féodaux, à leurs femmes imbécilles, & aux brutes, leurs vaſſaux : on leur faiſait croire que St. Chriſtophe avait porté l’enfant Jésus du bord d’une rivière à l’autre ; on les repaiſſait d’hiſtoires de Sorciers et de poſſédés : ils imaginaient aiſément que St. Genou guériſſait de la goutte, & que Ste. Claire guériſſait les yeux malades. Les enfants croyaient au loup-garou, & les pères au cordon de St. François. Le nombre des Reliques était innombrable.

La rouille de tant de ſuperſtitions a ſubſiſté encore quelque temps chez les Peuples, lors même qu’enfin la Religion fut épurée. On ſait que quand Mr. de Noailles, Évêque de Châlons, fit enlever & jeter au feu la prétendue Relique du ſaint nombril de Jésus-Christ, toute la ville de Châlons lui fit un procès ; mais il eut autant de courage que de piété, & il parvint bientôt à faire croire aux Champenois qu’on pouvait adorer Jésus-Christ en eſprit & en vérité, ſans avoir ſon nombril dans une Égliſe.

Ceux qu’on appelait Janſéniſtes, ne contribuèrent pas peu à déraciner inſenſiblement dans l’eſprit de la Nation, la plupart des fauſſes idées qui déshonoraient la Religion Chrétienne. On ceſſa de croire qu’il ſuffiſait de réciter l’Oraiſon de trente jours à la Vierge Marie, pour obtenir tout ce qu’on voulait, & pour pécher impunément.

Enfin, la Bourgeoiſie a commencé à ſoupçonner que ce n’était pas Ste. Geneviève qui donnait ou arrêtait la pluye, mais que c’était Dieu lui-même qui diſpoſait des éléments. Les Moines ont été étonnés que leurs Saints ne fiſſent plus de miracles ; & ſi les Écrivains de la Vie de St. François-Xavier revenaient au monde, ils n’oſeraient pas écrire que ce Saint reſſuſcita neuf morts, qu’il ſe trouva en même-temps ſur mer & ſur terre, & que ſon Crucifix étant tombé dans la mer, un cancre vint le lui rapporter.

Il en a été de même des excommunications. Nos Hiſtoriens nous diſent que lorſque le Roi Robert eut été excommunié par le Pape Grégoire V, pour avoir épouſé la Princeſſe Berthe, ſa commère, ſes domeſtiques jettaient par les fenêtres les viandes qu’on avait ſervies au Roi, & que la reine Berthe accoucha d’une oye en punition de ce mariage inceſtueux. On doute aujourd’hui que les Maîtres-d’Hôtel d’un Roi de France excommunié, jettaſſent ſon dîner par la fenêtre, & que la Reine mît au monde un oiſon en pareil cas.

S’il y a quelques convulſionnaires dans un coin d’un fauxbourg, c’eſt une maladie pédiculaire, dont il n’y a que la plus vile populace qui ſoit attaquée. Chaque jour la raiſon pénètre en France dans les boutiques des Marchands, comme dans les Hôtels des Seigneurs. Il faut donc cultiver les fruits de cette raiſon, d’autant plus qu’il eſt impoſſible de les empêcher d’éclorre. On ne peut gouverner la France après qu’elle a été éclairée par les Paſchals, les Nicoles, les Arnauds, les Boſſuets, les Deſcartes, les Gaſſendis, les Bayles, les Fontenelles, &c., comme on la gouvernait du temps des Garaſſes & des Menots.

Si les Maîtres d’erreur, je dis les grands Maîtres, ſi long-temps payés & honorés pour abrutir l’eſpèce humaine, ordonnaient aujourd’hui de croire que le grain doit pourrir pour germer, que la terre eſt immobile ſur ſes fondements, qu’elle ne tourne point autour du Soleil, que les marées ne ſont pas un effet naturel de la gravitation, que l’arc-en-ciel n’eſt pas formé par la réfraction & la réflexion des rayons de la lumière, &c., & s’ils ſe fondaient ſur des paſſages mal-entendus de la ſainte Écriture pour appuyer leurs ordonnances, comment ſeraient-ils regardés par tous les hommes inſtruits ? Le terme de bêtes ſerait-il trop fort ? Et ſi ces ſages Maîtres ſe ſervaient de la force & de la perſécution pour faire régner leur ignorance inſolente, le terme de bêtes farouches ſerait-il déplacé ?

Plus les ſuperſtitions des Moines ſont mépriſées, plus les Évêques ſont reſpectés, & les Curés conſidérés ; ils ne font que du bien, & les ſuperſtitions monachales ultramontaines feraient beaucoup de mal. Mais de toutes les ſuperſtitions, la plus dangereuſe, n’eſt-ce pas celle de haïr ſon Prochain pour ſes opinions ? & n’eſt-il pas évident qu’il ſerait encore plus raiſonnable d’adorer le ſaint nombril, le ſaint prépuce, le lait & la robe de la Vierge Marie, que de déteſter & de perſécuter ſon frère ?