Traité sur les apparitions des esprits/I/36

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CHAPITRE XXXVI.

Spectres qui infeſtent les Maiſons.

ENtre les Eſprits ou les Spectres qui infeſtent certaines maiſons, qui y font du bruit, qui y apparoiſſent, qui inquietent ceux qui y demeurent, on en peut diſtinguer pluſieurs ſortes : les uns ſont des Lutins ou des Eſprits folets, qui S’y divertiſſent en troublant le repos de ceux qui y demeurent ; d’autres ſont des Spectres ou des ames de trépaſſés, qui moleſtent les vivans juſqu’à ce qu’on leur ait donné la ſépulture : quelques-unes y font, dit-on, leur Purgatoire ; d’autres s’y font voir ou entendre, parce qu’ils y ont été mis à mort, & que leurs ames y demandent vengeance de leur mort, & la ſépulture pour leurs cadavres. On raconte ſur cela tant d’hiſtoîres, qu’aujourd’hui on en eſt revenu, & qu’on n’en veut plus croire aucune. En effet quand on approfondit ces prétendues Apparitions, on en découvre aiſément le faux & l’illuſion.

Tantôt c’eſt un locataire qui veut décrier la maiſon où il loge, pour détourner ceux qui voudroient y venir demeurer en ſa place ; tantôt c’eſt une troupe de faux Monnoyeurs qui ſe ſont emparés de ce logement, & qui ont intérêt à ce qu’on ne découvre pas leur manœuvre ; tantôt c’eſt un Fermier qui veut conſerver ſa ferme, & empêcher que d’autres ne viennent enchérir ſur ſes mains ; ici ce ſeront des chats ou des hiboux, ou même des rats, qui y feront du bruit, & eſſrayeront les Maîtres & les Domeſtiques, comme il arriva il y a quelques années à Molsheim, où de gros rats ſe divertiſſoient la nuit à remuer & à faire jouer les machines avec quoi les femmes briſent le chanvre & le lin. Un honnête homme qui me l’a raconté, voulant voir la choſe de près, monta au grenier armé de deux piſtolets avec ſon valet armé de même : après un moment de ſilence, ils virent les rats commencer leur jeu ; ils tirerent deſſus, en tuerent deux & diſſiperent les autres : la choſe ſe répandit dans le pays, & on badina beaucoup de l’avanture.

Je vais rapporter quelques-unes de ces Apparitions de Spectres, ſur leſquelles le Lecteur portera tel jugement qu’il jugera à propos. Pline le jeune[1] dit qu’il y avoit à Athenes une fort belle maiſon, mais abandonnée à cauſe d’un Spectre qui y revenoit. Le Philoſophe Athénodore étant arrivé dans cette ville, & ayant vû un écriteau qui marquoit que cette maiſon étoit à vendre, & à vil prix, l’acheta, & y alla coucher avec ſes gens. Comme il étoit occupé à lire & à écrire pendant la nuit, il entendit tout d’un coup un grand bruit comme de chaînes qu’on traînoit, & apperçut en même tems comme un vieillard affreux chargé de chaînes de fer, qui s’approcha de lui. Athénodore continuant à écrire, le Spectre lui fit ſigne de le ſuivre : le Philoſophe à ſon tour lui fit ſigne d’attendre, & continua à écrire ; à la fin il prend ſa lumiere & ſuit le Spectre, qui le conduiſit à la cour de la maiſon, puis rentra ſous terre & diſparut.

Athénodore ſans s’effrayer arrache de l’herbe pour marquer le lieu, & s’en retourna ſe repoſer dans ſa chambre. Le lendemain il fait ſçavoir aux Magiſtrats ce qui lui étoit arrivé ; ils viennent dans la maiſon, font fouiller au lieu déſigné : on y trouve les os d’un cadavre chargé de chaînes ; on lui donne la ſépulture, & le logis demeura tranquille.

Lucien rapporte[2] une Hiſtoire à peu-près pareille. Il y avoit, dit-il, à Corinthe une maiſon, qui avoit appartenu à un nommé Eubatide dans le quartier nommé Cranaüs ; un nommé Arignote entreprit d’y paſſer la nuit, ſans ſe mettre en peine d’un Spectre qu’on diſoit y revenir : il ſe munit de certains livres magiques des Egyptiens pour conjurer le Spectre ; étant entré la nuit dans la maiſon avec une lumiere, il ſe mit à lire tranquillement dans la cour. Le Spectre parut peu après, prenant tantôt la forme d’un chien, tantôt celle d’un taureau, tantôt celle d’un lion. Arignote ſans ſe troubler commença à prononcer certaines invocations magiques qu’il liſoit dans ſes livres, & par leur vertu réduiſit le Spectre dans un coin de la cour, où il s’enfonça dans la terre & diſparut.

Le lendemain Arignote fit venir Eubatide maître de la maiſon, & ayant fait creuſer au lieu où le Fantôme avoit diſparu, on trouva un ſquelette, auquel on donna la ſépulture ; & depuis ce tems on ne vit ni l’on n’ouit plus rien dans cette maiſon.

C’eſt Lucien, c’eſt-à-dire l’homme du monde le moins crédule ſur ces ſortes de choſes, qui fait raconter cet évenement à Arignote. Au même endroit il dit, que Démocrite qui ne croyoit ni Anges, ni Démons, ni Eſprits, s’étant enfermé dans un tombeau hors la ville d’Athenes où il écrivoit & étudioit, une troupe de jeunes gens qui vouloient l’effrayer, ſe couvrit d’habits noirs comme on repréſente les morts, & ayant pris des maſques hideux, vinrent la nuit criailler & ſauter autour du lieu où il étoit : il les laiſſa faire, & ſans s’émouvoir, il leur dit froidement : ceſſez de badiner.

Je ne ſçais ſi l’Hiſtorien qui a écrit la vie de Saint Germain d’Auxerre[3] n’avoit pas devant les yeux les Hiſtoires que nous venons de raconter, & s’il n’a pas voulu orner la vie du Saint par un récit à peu près ſemblable à ceux que nous venons de voir. Le Saint voyageant un jour par ſon Diocèſe, fut obligé de paſſer la nuit avec ſes Clercs dans une maiſon abandonnée depuis longtems à cauſe des Eſprits qui y revenoient. Le Clerc qui faiſoit la lecture devant lui pendant la nuit, vit tout à coup un Spectre, qui l’effraya d’abord ; mais ayant éveillé le ſaint Evêque, celui-ci ordonna au Spectre par le nom de Jeſus-Chriſt de lui déclarer qui il étoit, & ce qu’il demandoit. Le Fantôme lui dit que lui & ſon compagnon étoient coupables de pluſieurs crimes ; qu’étant morts & enterrés dans cette maiſon, ils inquiéteroient ceux qui y logeoient, juſqu’à ce qu’on leur eût accordé la ſépulture, S. Germain lui ordonna de lui montrer où étoient leurs corps : le Spectre l’y conduiſit. Le lendemain il aſſembla le peuple des environs : on chercha parmi les ruines du bâtiment, où les ronces étoient percrues ; & l’on trouva les os de ces deux hommes jettés confuſément & encore chargés de chaînes : on les enterra, on pria pour eux, & ils ne revinrent plus.

Si ces gens étoient des ſcélerats morts dans le crime & dans l’impénitence, on ne peut attribuer tout ceci qu’à l’artifice du Démon, pour faire voir aux vivans que les réprouvés ſe mettent en peine de procurer le repos à leurs corps en les faiſant enterrer, & à leurs ames en faiſant prier pour eux. Mais ſi ces deux hommes étoient des Chrétiens, qui ayent expié leurs crimes par la pénitence, & qui ſoient morts dans la communion de l’Egliſe, Dieu a pû leur permettre d’apparoître pour demander la ſépulture Eccléſiaſtique, & les prieres que l’Egliſe a accoutumé de faire pour le repos des défunts, à qui il reſte quelque faute légere à expier.

Voici un fait de même eſpece que les précédens, mais qui eſt revêtu de circonſtances, qui peuvent le rendre plus croyable. Il eſt rapporté par Antoine Torquemade dans ſon ouvrage intitulé : les fleurs curieuſes, imprimé à Salamanque en 1570. Il dit que peu avant ſon tems, un jeune homme nommé Vaſquès de Ayola étant allé à Boulogne avec deux de ſes compagnons pour y étudier en droit, & n’ayant pas trouvé dans la ville un logement tel qu’ils le ſouhaitoient, ils ſe logerent dans une grande & belle maiſon, mais abandonnée, parce qu’il y revenoit un Spectre, qui effrayoit tous ceux qui y vouloient demeurer : ils ſe moquerent de ces diſcours, & s’y logerent.

Au bout d’un mois Ayola veillant ſeul dans ſa chambre, & ſes compagnons dormant tranquillement dans leurs lits, il ouit venir de loin comme pluſieurs chaînes qu’on trainoit par terre, & dont le bruit s’avançoit vers lui par l’eſcalier de la maiſon ; il ſe recommanda à Dieu, fit le ſigne de la croix, prit un bouclier & une épée, & ayant ſa bougie en main, il vit ouvrir la porte par un Spectre terrible, n’ayant que les os, mais chargé de chaînes. Ayola le conjura, & lui demanda ce qu’il ſouhaitoit : le Fantôme lui fit ſigne de le ſuivre, il le ſuivit ; mais en deſcendant l’eſcalier, ſa lumiere s’étant éteinte, il alla la rallumer & ſuivit l’Eſprit, qui le conduiſit le long d’une cour où il y avoit un puits. Ayola craignit qu’il ne voulût l’y précipiter, & s’arrêta. Le Spectre lui fit ſigne de continuer à le ſuivre ; ils entrerent dans le jardin, où le Fantôme diſparut. Ayola arracha quelques poignées d’herbe ſur le lieu, & retourna raconter à ſes compagnons ce qui lui étoit arrivé. Le matin il en donna avis aux Principaux de Boulogne.

Ils vinrent reconnoître l’endroit, & y firent fouiller ; on y trouva un corps décharné, mais chargé de chaînes. On s’informa qui ce pourroit être ; mais on n’en put rien découvrir de certain : on fit faire au mort des obſéques convenables, on l’enterra, & depuis ce tems la maiſon ne fut plus inquiétée. Torquemade aſſure que de ſon tems il y avoit encore à Boulogne & en Eſpagne des témoins de ce fait ; qu’Ayola à ſon retour dans ſa Patrie fut revêtu d’un emploi conſidérable ; & que ſon fils avant qu’il écrivît ceci, étoit encore Préſident dans une bonne ville du Royaume.

Plaute plus ancien que ni Lucien, ni Pline, a compoſé ſa Comédie intitulée : Moſtellaria, ou Monſtellaria, nom dérivé de monſtrum ou monſtellum, d’un Monſtre, un Spectre, qu’on diſoit qui apparoiſſoit dans cette maiſon, & qui avoit obligé de l’abandonner. On convient que le fond de cette Comédie n’eſt qu’une fable ; mais on en peut conclure l’antiquité de cette prévention chez les Grecs & les Romains.

Le Poëte[4] fait dire à ce prétendu Eſprit, qu’ayant été aſſaſſiné depuis environ ſoixante ans par un compagnon perfide qui lui avoit pris ſon argent, il l’avoit clandeſtinement enterré dans cette maiſon ; que le Dieu de l’Enfer ne vouloit pas le recevoir dans l’Achéron comme étant mort prématurément : c’eſt pourquoi il étoit obligé de demeurer dans cette maiſon dont il s’étoit emparé :

Hæc mihi dedita habitatio :
Nam me Acherontem recipere noluit,
Quia prœmaturè vitâ careo.

Les Payens qui avoient la ſimplicité de croire, que les Lamies & les Eſprits malfaiſans inquiétoient ceux qui demeuroient dans certaines maiſons, dans certaines chambres, & qui couchoient dans certains lits, les conjuroient par des vers magiques, & prétendoient les chaſſer par des fumigations compoſées de ſouffre & d’autres drogues puantes, & de certaines herbes mêlées avec de l’eau de mer. Ovide parlant de Médée, cette célebre Magicienne[5] :

Terque ſenem flammâ, ter aquâ,
ter ſulphure luſtrat
.

Et ailleurs il ajoute des œufs :

Adveniat quæ luſtret anus lectumque
locumque
,
Deferat & tremulâ ſulphur & ova
manu
.

On rapporte à ceci l’exemple de l’Archange Raphaël[6], qui chaſſa le Démon Aſmodée de la chambre de Sara par l’odeur du fiel d’un poiſſon qu’il fit brûler ſur le feu. Mais l’exemple de Raphaël ne doit pas être mis en parallele avec les ſuperſtitieuſes cérémonies des Magiciens, dont les Payens mêmes ſe font raillés : ſi elles avoient eu quelque puiſſance, ce n’auroit été que par l’opération du Démon avec la permiſſion de Dieu ; au lieu que ce qui eſt dit de l’Archange Raphaël, eſt certainement l’ouvrage d’un bon Eſprit, envoyé de Dieu pour guérir Sara fille de Raguël, auſſi diſtinguée par ſa piété, que les Magiciens ſont décriés par leur malice & leur ſuperſtition.

  1. Plin. junior, Epiſt. ad Suram, lib. 7. c. 27.
  2. In Philo-pſeu. pag. 840.
  3. Bolland. 31. Jul. pag. 211.
  4. Plaut, Moſtell. act. II. v. 67.
  5. Vide Joan. Vier. de curat, malific. c. 217.
  6. Tob. viij.